Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le livre Le nom des rois de Charif Majdalani, publié aux éditions Stock.
vendredi 14 novembre 2025
mercredi 12 novembre 2025
Boualem Sansal enfin libéré!
C´est la bonne nouvelle d´aujourd´hui. Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a finalment grâcié l´écrivain Boualem Sansal, en prison depuis un an. Une nouvelle que l´on salue vivement.
mardi 4 novembre 2025
Le Prix Goncourt 2025 est décerné à Laurent Mauvignier.
Le Prix Goncourt 2025 a été attribué au premier tour au roman La maison vide de Laurent Mauvignier, publié aux éditions de Minuit.
La maison vide est un roman monumental, une réinvention de l´histoire de la famille de l´auteur sur quatre générations, dans une maison de la campagne française, et, comme d´aucuns l´ont signalé, véritable aboutissement de son oeuvre. Je vous rappelle que ce roman avait déjà été couronné du Prix Littéraire du Monde et du Prix des Libraires de Nancy-Le Point 2025.
Entre-temps, le Prix Renaudot fut attribué à Adelaïde de Clermont-Tonnerre pour son roman Je voulais vivre, publié aux éditions Grasset. C´est une relecture des Trois Mousquetaires du point de vue de Milady, héroïne que l´autrice tient pour la victime du «plus grand féminicide de l´histoire de la littérature».
mercredi 29 octobre 2025
Chronique de novembre 2025.
Sergueï Lebedev:
l´interrogation de la Grande Histoire.
En Russie, on le sait, la mémoire de la terreur stalinienne dérange encore
pas mal de monde. De surcroît, le pouvoir en place, en héritier de tous les
impérialismes possibles et imaginables, ne voit nullement d´un bon œil toute
interrogation de la Grande Histoire. Si reconnaissance il y a parfois de la
souffrance, de la résistance et de la combativité des Russes au cours de
l´histoire, elle est manipulée au profit du souvenir et du culte de la
personnalité des gouvernants qui ont souvent sévit sur le peuple, soit en
l´asservissant, soir en persécutant ceux qui osent dire non aux diktats et aux
oukases qui essaient de les museler et les bâillonner.
Néanmoins, quiconque s´acharne- souvent au prix d´énormes efforts et au
risque de sa vie- à préserver la mémoire de la terreur pour que l´innommable ne
se reproduise pas un jour, peut toujours compter sur la plume d´écrivains comme
Sergueï Lebedev, comme on l´a vu d´ailleurs quand il a pris la défense, il y a
quelques années, de Dmitriev, le représentant en Carélie de l´Association
Mémorial, victime d´un procès kafkaïen.
Né à Moscou le 28 octobre 1981, donc encore du temps de l´Union Soviétique,
Sergueï Lebedev, après avoir été journaliste et rédacteur en chef adjoint de la
revue Premier Septembre, s´est affirmé
ces dernières années comme un des écrivains russes les plus respectés de sa
génération, non seulement en Allemagne où il vit depuis des années –en raison
de son opposition au régime de Vladimir Poutine-, mais aussi un peu partout
puisque ses livres –qui se penchent sur les secrets de l´histoire soviétique,
la violence du stalinisme et ses impacts dans la Russie d´aujourd´hui - sont
traduits dans plus d´une vingtaine de langues dont le français où il fut
traduit d´abord chez Verdier et plus récemment aux éditions Noir sur Blanc.
S´il est aujourd´hui un écrivain reconnu –en tant que poète, romancier et
essayiste -, Sergueï Lebedev a commencé par travailler pendant sa jeunesse au
sein d´expéditions géologiques vers le nord de la Russie au cours desquelles il
a découvert des vestiges de camps du Goulag. Son travail sur la mémoire de la
terreur stalinienne a nourri sa création littéraire, comme je l´ai écrit plus
haut. Son œuvre, paradoxalement –ou
peut-être pas –mieux connue en Occident qu´en Russie, couvre une période
comprise entre le début du XVIIIème et le début du XXIème siècle. La
Révolution, le culte de Lénine, le Goulag, les purges staliniennes, la fin de
l´époque soviétique sous Brejnev, la perestroïka de Gorbatchev, la mise sur le
devant de la scène de la Fédération de Russie et les années Eltsine, la guerre
de Tchétchénie puis l´avènement de Poutine en constituent les sujets les plus
courants de ses livres.
Son premier livre La limite de l´oubli –paru en français en 2014, aux
éditions Verdier, traduit du russe par Luba Jurgenson, comme les deux romans
suivants-en est d´ailleurs un des exemples les plus illustratifs. Le roman se
présente comme une enquête. Ayant survécu, enfant, à la morsure d´un chien
grâce à une transfusion sanguine, le narrateur cherche à connaître l´identité
de celui dont le sang coule désormais dans ses veines et dont la personnalité
recèle un mystère. On finira par découvrir qu´il s´agit d´un homme aveugle
surnommé l´Autre Grand –Père qui avait été gardien dans un camp du Goulag et
avait causé la mort de son propre fils qu´il a cherché à remplacer en adoptant
le narrateur et en allant jusqu´à se sacrifier pour lui. La limite de l´oubli
est un roman d´une rare profondeur écrit dans un style raffiné qui traduit les
inquiétudes d´une génération qui a grandi pendant la période de transition qui
a suivi la perestroïka et la chute du régime soviétique. Selon les critiques,
La limite de l´oubli est le premier roman d´un jeune auteur qui a su
s´affranchir des limites imposées par l´effacement des années soviétiques.
Son deuxième roman, L´année de la comète, se place sous le registre de la
chronique familiale tout en gardant le même procédé de son roman précédant,
c´est-à-dire, l´enquête. L´apparition de la comète est vue sous l´angle de
Tania, la grand-mère du narrateur, qui en a été témoin dans son enfance et qui
raconte à partir de cet épisode l´histoire de sa vie. L´auteur interroge donc
le vacillement identitaire de sa génération et décrit les pièges politiques qui
guettaient la Russie à ce moment-là.
Les hommes d´août fut le troisième roman de Sergueï Lebedev traduit en
langue française, un roman –policier ? fantastique ?
d´aventures ?-qui nous renvoie aux événements d´août 1991, le moment où
les communistes de la vieille garde opposés aux réformes de Gorbatchev essaient
de déclencher un coup d´État. Ces communistes échouent et Boris Eltsine, porté
au pouvoir par la tourmente, reprend le contrôle du pays qui ne tardera
pourtant pas à se disloquer. À Moscou, devant le bâtiment qui abritait la
police politique, la statue de Dzerdjinski, symbole de soixante-dix ans de répression est déboulonnée. Le héros
du roman, en quête de ses racines, sillonne les contrées dévastées de
l´ancienne Union Soviétique, un périple qui se traduit par un véritable voyage
dans l´au-delà, un au-delà néanmoins bien réel où les injustices anciennes ont
pavé le chemin des violences futures. Bientôt les guerres en Tchétchénie
sonneront le glas de l´illusion démocratique de la communauté des «hommes
d´août» née sur les ruines du communisme. À vrai dire, si Dzerdjinski et même
sa statue avaient disparu, l´esprit du fondateur de la Tchéka –la première
police secrète soviétique – ne s´était point dilué.
Les deux romans les plus récents de Serguei Lebedev ont été publiés en
français aux éditions Noir sur Blanc. D´abord Le Débutant, en 2022, puis La
Dame Blanche lors de la cette dernière rentrée littéraire. Traduits tous les
deux du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.
L´intrigue du Débutant –prix Transfuge du meilleur roman étranger - gravite
autour d´un poison mortel. Kalitine, le chimiste qui l´a fabriqué dans un
institut secret d´Union Soviétique, s´est enfui à l´Ouest au moment de
l´effondrement du pays. Le roman raconte son enfance dans une ville secrète
d´URSS, sa vocation précoce, son initiation auprès d´un oncle puissant et
mystérieux, puis les années passées dans un laboratoire clandestin, dissimulé
sur une île dans un grand fleuve. Vingt ans plus tard, le lieutenant - colonel Cherchniov reçoit l´ordre d´empoisonner le
traître avec son propre produit, et il se lance à sa poursuite. Une enquête
haletante dans le monde des espions et des services secrets russes.
Dans La Dame Blanche, on se retrouve dans une petite ville du Donbass, au
moment de l´invasion russe. Marianna, surnommée «la Dame Blanche»,
mi-magicienne, mi-gardienne des lieux, se meurt. Elle a dirigé la blanchisserie
de la mine de charbon et sa fille Janna se demande si elle devra reprendre
cette mission purificatrice. C´est alors que réapparaît Valet, le voisin qui
s´est engagé dans les forces de l´ordre russes. Réprouvé par la population
ukrainienne et poussé par un désir de vengeance, Valet attend son heure.
Dans ce roman parfois terrifiant, l´auteur dénonce la mainmise de la Russie
sur l´Ukraine et les habitudes soviétiques qui perdurent. La mine de charbon
cache un terrible secret : lors de la Seconde Guerre mondiale, des
milliers de Juifs y ont été ensevelis par les Allemands et c´est au-dessus de
ces lieux maudits que, un jour de juillet 2014, un avion de ligne est abattu
par un missile russe…Dans ce roman, l´auteur met en lumière le point de
rencontre du nazisme et du communisme soviétique qui a donné naissance au
nouveau totalitarisme de la Russie d´aujourd´hui.
D´après Julie Gerber, docteur en littérature comparée, «la prose de
Lebedev, classée en Russie dans la catégorie «littérature intellectuelle»
trouble par sa dimension à la fois poétique et analytique. Le lecteur peut y
sentir des influences proustiennes : à travers des phrases étirées, le narrateur décrit
minutieusement ses souvenirs, s´efforçant de saisir l´insaisissable. La prose
pourrait être qualifiée de postmoderne dans sa structure végétale, «rhizomique»
pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari. Le rêve, l´hallucination et
la réminiscence s´entrecroisent dans une trame principale très relâchée. Les
points de contacts entre les divers récits, les différentes couches de
conscience et de souvenirs sont flous: le lecteur peut s´y perdre, mais cela
relève du jeu».(«L´engagement poétique et politique de l´écrivain Sergueï
Lebedev :une recherche du temps présent, in Revue Parlementaire et
politique, 25 janvier 2021).
Le Goulag est, on l´a vu, un des sujets qui font souvent irruption dans les
fictions de Sergueï Lebedev. Le Goulag dont il répertorie les vestiges. Comment
décider néanmoins de ce qui est un vestige ? C´est la question posée par
Luba Jurgenson- traductrice de quelques livres de Sergueï Lebedev, mais surtout
essayiste – dans son livre Le semeur d´yeux (Sentiers de Varlam Chalamov) paru
en 2022 chez Verdier : «Dans un pays comme l´URSS tout fait trace. Des
villes entières ont été construites dans le but de maintenir et de développer
le système concentrationnaire : Magadan, la capitale du Dalstroï,
Medvejegorsk, la capitale du Belbaltlag, camp du canal Baltique –Mer Blanche.
La mémoire du Goulag est inscrite (et enfouie) dans des monuments
architecturaux d´autres époques, par exemple la célèbre «maison des exécutions»
de la rue Nikolskaïa à Moscou, dont les étages inférieurs comprennent des
fragments d´habitations des princes Khovanski du XVIIème siècle et qui, dans
les années de la Grande Terreur, a abrité le Collège militaire de la Cour suprême
d´URSS». Néanmoins, dans le cas des livres de Sergueï Lebedev, il ne s´agit pas
de revenir comme un historien sur l´expérience du Goulag ni de se substituer au
témoin quoique, dans un entretien, il eût placé son œuvre dans le prolongement
de celles de Varlam Chalamov et d´Alexandre Soljenitsyne. L´objectif de Sergueï
Lebedev est quand même tout autre, comme il l´a avoué dans ce même
entretien : «Ils n´étaient pas intéressés par la «présence» du camp dans
la vie normale : ils s´occupaient de révéler l´atrocité. Moi, j´ai voulu
parler de l´héritage de ce passé».
Peut-être la meilleure définition de l´œuvre de Sergueï Lebedev nous a-t-elle été donnée par un de ses
confrères, un autre grand écrivain russe qui répond au nom de Vladimir
Sorokine : «Éteignez votre téléviseur et lisez…Sergueï Lebedev n´écrit pas
sur le passé, mais sur la journée d´aujourd´hui. Il écrit sur le fait que nous
n´avons pas connu ni compris l´ère stalinienne. La Perestroïka semble déjà une
histoire ancienne oubliée, mais Staline est vivant. Dans les années 1990, nous
étions tous romantiques, nous pensions que c´était cela la liberté. Mais un
homme qui a vécu toute sa vie dans un camp ne peut pas en sortir et du jour au
lendemain devenir libre. Au lieu de la Perestroïka et de la liberté, nous avons
un pays qui est pillé, les Russes se battent contre les Ukrainiens, on érige de
nouveau des monuments à Staline. Dans les églises, on prie pour la grande
Russie. Ce n´est déjà plus la génération de Staline, mais celle de ses enfants.
Des enfants de leurs enfants. Un lien sans fin et sombre. Les héros de Lebedev
cherchent un moyen de couper ce cordon ombilical…».
Livres de Sergueï Lebedev parus en français :
La limite de l´oubli, traduit du russe par Luba Jurgenson, édition Verdier,
paris, 2014.
L´année de la comète, traduit du russe par Luba Jurgenson, éditions
Verdier, Paris, 2016.
Les hommes d´août, traduit du russe par Luba Jurgenson, éditions Verdier,
Paris, 2019.
Le Débutant, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions Noir
sur Blanc, Lausanne/Paris, 2022.
La Dame Blanche, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions
Noir sur Blanc, Lausanne/Paris, 2025
mardi 21 octobre 2025
Article pour le Petit Journal Lisbonne.
Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Douce menace de Léa Simone Allegria, publié aux éditions Albin Michel:
jeudi 9 octobre 2025
Le Prix Nobel de Littérature 2025 est attribué à Lászlo Krasznahorkai.
László
Krasznahorkai, né le 5 janvier 1954 à Gyula, est le lauréat du Prix
Nobel de Littérature 2025. Écrivain et scénariste hongrois, il est l´auteur de
plusieurs dystopies. Il a signé les adaptations de ses romans,
notamment Tango de Satan et La mélancolie de la
résistance pour des films réalisés par Béla Tarr. L´académie
suédoise l´a récompensé « pour son
œuvre fascinante et visionnaire qui, au milieu de la terreur apocalyptique,
réaffirme le pouvoir de l'art ».
C´est sans l´ombre d´un doute un des
meilleurs prix Nobel de ces dernières années.
lundi 29 septembre 2025
Chronique d´octobre 2025.
Roger Nimier, un hussard hors du commun.
Roger Nimier, dont on célèbre ces jours-ci –le 31 octobre (1) - le
centenaire de la naissance était-il un enfant terrible des lettres françaises,
comme on l´a maintes fois surnommé ? La question que nombre de critiques
s´est souvent posée n´est pas particulièrement pertinente. Toutes les épithètes
que l´on colle sur le dos d´un écrivain ne traduisent d´ordinaire qu´un manque
de réflexion sur son œuvre puisque celle-ci ne peut aucunement se ramener aussi
fragile ou insuffisante soit-elle à un simple lieu commun vide de sens. Or,
Roger Nimier –un des noms les plus emblématiques des Hussards, groupe
d´écrivains de droite ainsi baptisés par Bernard Frank dans Les Temps Modernes
(2) - fut une personnalité à la fois
complexe, riche et atypique.
Né à Paris, Roger Nimier était issu d´une vieille famille bretonne et
tirait quelque fierté de ses ancêtres La Perrière, corsaires à Saint-Malo (il a
d´ailleurs signé ses premiers articles du nom de Roger de La Perrière). Son
père, ingénieur assez réputé, fut l´inventeur de l´horloge parlante. Sa mère,
premier prix de violon au Conservatoire, avait abandonné la musique au
lendemain de son mariage. Enfin, Roger Nimier fut un élève brillant au Lycée
Pasteur. Michel Tournier, son condisciple en classe de philosophie jugeait sa
précocité «un peu monstrueuse» et son intelligence et sa mémoire «hors du
commun».
Quel que soit le jugement que l´on porte sur son œuvre, le moins que l´on
puisse dire c´est qu´elle ne laissait personne indifférent et ce parce que,
plus de soixante ans après sa disparition dans un tragique accident de voiture–
aux côtés de l´extravagante et très belle Sunsiaré de Larcône, autrice d´un
seul roman, La Messagère –,et, à la veille du centenaire de sa naissance, ils
sont sans doute légion ceux qui ne tarissent pas d´éloges sur ses romans et ses
essais dont l´influence dans l´histoire de la littérature française du
vingtième siècle est irréfutable. On pourrait peut-être –exercice aussi vain
que paradoxalement intéressant – imaginer dans une perspective un brin
uchronique ce qui serait advenu si Roger Nimier n´était pas mort le 28
septembre 1962 au volant de son Aston Martin, à l´âge de 36 ans, et aurait vécu
encore au moins deux, trois, voire quatre décennies développant ainsi une œuvre
qui avait déjà, quoique relativement courte, forcé l´admiration. Jacques
Chardonne, un des pères spirituels –avec Paul Morand –des Hussards, répétait
pourtant à Roger Nimier qu´il ne fallait pas être pressé de vouloir tout écrire
à vingt ou trente ans et lui donnait en exemple André Gide : «Sachez que
si Gide était mort à cinquante ans, il ne compterait guère. Ayant atteint
quatre-vingts ans, il a pu obtenir le Prix Nobel…méfiez-vous de l´alcool, des
belles voitures, n´oubliez pas que les battements du cœur sont comptés.
Beaucoup dormir».
Cet avis de Chardonne est, à vrai dire, fort discutable, étant donné que
chaque écrivain a son rythme d´écriture et tous n´atteignent pas la maturité au
même moment de leur vie. Albert Camus s´est vu décerner le Prix Nobel de
Littérature à l´âge de 44 ans (il est
mort à 46 ans, dans un accident de voiture comme Roger Nimier) et Arthur
Rimbaud avait composé pratiquement toute son œuvre avant l´âge de 20 ans. D´autre
part, Raymond Radiguet est mort à 20 ans et Alain Fournier à 27 ans. S´ils
n´avaient pas publié prématurément, on n´aurait jamais entendu parler d´eux,
simples citoyens anonymes. Par contre, l´Allemand Theodor Fontane fut un
romancier tardif et le Portugais José Saramago, un autre prix Nobel de
Littérature, n´a acquis la notoriété en tant qu´écrivain qu´avec Le Dieu
Manchot (Memorial do Convento, en portugais) à l´âge de 60 ans. On pourrait
donner une foule d´autres exemples dans un sens ou dans l´autre.
Toujours est-il que Roger Nimier a pris note des conseils de Chardonne,
surtout ceux concernant le rythme d´écriture et la périodicité de la parution
de ses livres. En effet, Roger Nimier avait commencé à écrire et à publier
assez tôt. Le premier livre qu´il a écrit ne fut néanmoins publié qu´après sa
mort. Il s´agissait de L´Étrangère, un roman aux contours autobiographiques
rédigé dans un style proche de Giraudoux et de Cocteau. C´est en 1948 qu´est
paru chez Gallimard le roman Les Épées, salué par la critique. C´était un bref
roman qui racontait l´histoire d´un jeune homme passant de la Résistance à la
Milice dans le contexte de La seconde guerre mondiale.
Dans son deuxième roman, Perfide, paru en 1950, on assiste à une sorte de
complot où la politique et le monde sont l´enjeu de lycéens turbulents qui
aiment des dames du monde et chahutent le gouvernement. Cette même année, Roger
Nimier a publié aussi celui que d´aucuns considèrent comme son meilleur
roman : Le Hussard Bleu. Écrit à plusieurs voix, chaque chapitre est un
monologue intérieur d´un personnage différent. On y voit reparaître François Sanders,
protagoniste du roman Les Épées qui prend cette fois-ci sous son aile son ami
Saint -Anne, plus jeune et inexpérimenté. Sanders a eu la chance d´échapper à
l´épuration et donne libre cours à ses instincts guerriers en occupant
l´Allemagne vaincue. Il y a d´autres personnages essentiels comme un colonel
réactionnaire et vichyssois et l´inévitable Allemande facile auprès de laquelle
se retrouvent tous les officiers du régiment. Ces soldats parlent un argot un
peu littéraire, mais assez plaisant ; Roger Nimier y mêle quelques termes
de métier et les jurons indispensables à la couleur locale.
C´est encore cette année-là qu´il publie l´essai Grand d´Espagne, dédié à
Georges Bernanos, un essai où, selon les paroles de Pierre Boisdeffre, Roger
Nimier va dresser l´acte de naissance d´une génération désenchantée. D´après
Gabrielle Roy Chevarier, de l´Université Mc Gill à Montréal, cet essai
mi-politique mi-littéraire fait de Nimier non seulement le porte-parole de la
génération qui a eu 20 ans en 1945, mais aussi l´incarnation d´une jeunesse
mélancolique, frustrée et insoumise, qui s´affirme en s´opposant haut et fort à
l´existentialisme, comme en témoigne cet extrait reproduit par la professeure
de littérature dans son texte «Le roman d´aventure ou l´art de courir après la
balle», publié en 2011: «L´humanisme est toujours très prudent dans ses
principes, très impératif dans ses mandements. Il nous défend clairement de
tuer nos semblables, sans nous expliquer pourquoi les autres sont nos
semblables. On me répondra que ces choses –là «se sentent». Ce n´est pas
impossible. Mais dans le domaine des sensations, l´humeur est dominante, chaque
instant est un argument nouveau et, enfin, il n´est pas juré que tous les
habitants de la terre sortent du même atelier, puisque aussi bien, il n´y a
plus de sculpteur. Tout à coup, si nos voisins nous apparaissent comme des
insectes ou de purs étrangers, rien ne nous empêchera d´en supprimer
quelques-uns. Les moustiques tués, les résistants fusillés, les fascistes
abattus, ces choses-là ne se comptent plus. C´est une affaire d´impatience ou
de colère» (Grand d´Espagne, pages 75-76).
Un essai comme Grand d´Espagne est de nos jours tout bonnement inconcevable,
comme l´a vu à juste titre Juan Asensio dans un texte publié dans son
magnifique blog Stalker(dissection du cadavre de la littérature) en septembre
2016. Inconcevable de plus d´une façon : «par manque de talent, par
absence de hardiesse, par intumescence prodigieuse d´inculture, de vulgarité,
de bassesse, de médiocrité, et puis parce que tout le monde se contrefiche de
saluer ce qui nous a précédés et qui, pour le dire point trop désobligeamment,
est presque toujours plus grand que nous ne sommes».
Roger Nimier a encore publié jusqu´en 1953 deux romans, Les enfants tristes
– qui se termine par la description d´un prémonitoire accident de voiture- et
Histoire d´un amour, ou encore un essai, Amour et Néant. Il a continué d´écrire
à un rythme régulier mais ces livres-là -dont D´Artagnan amoureux ou Cinq ans avant ou
encore L´Élève d´Aristote, entre autres - n´ont été publiés qu´à titre posthume
puisque, comme je l´ai écrit plus haut, Roger Nimier s´est imposé un silence
volontaire après un entretien avec Jacques Chardonne.
La période d´abstinence romanesque n´a pas été pour autant une période de
silence journalistique ou cinématographique. Il a écrit des scénarios pour
Michelangelo Antonioni ou Louis Malle (notamment Ascenseur pour l´échafaud) et
s´est également consacré à la critique, surtout dans la revue L´Opéra qu´il a
dirigée. Conseiller littéraire auprès de Gaston Gallimard à partir de 1956, il
a défendu l´édition de plusieurs ouvrages en mettant en avant leur valeur
littéraire au-dessus des considérations politiques. Sa démarche se trouvait
donc aux antipodes de l´engagement sartrien. Il a ainsi œuvré à l´édition et à
la promotion du roman D´un château l´autre de Louis-Ferdinand Céline en 1957
alors que les livres précédents de l´écrivain de Voyage au bout de la nuit et
de Mort à crédit parus après la guerre n´avaient pas rencontré de succès. Un
des écrivains qui ont partagé cette politique éditoriale fut François Mauriac
qui lui a écrit un courrier en le saluant pour sa démarche : «Vous êtes le
seul de votre génération. C´est vous qui délivrerez la littérature de
l´engagement qui l´étouffe». Il a contribué aussi à la réhabilitation de Paul
Morand et, cela va sans dire, de Jacques Chardonne. Déjà en 1950, il avait
adhéré à l´Association des amis de Robert Brasillach –le seul écrivain collabo
fusillé à la Libération –et avait participé en 1955 à l´hommage qui lui fut
rendu par Défense de l´Occident, revue nationaliste et d´extrême-droite dirigée
par l´écrivain Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach.
Sur le chapitre politique, on n´ignore nullement qu´il était un homme de
droite, d´une sensibilité donc nationaliste. Néanmoins, au gré de ses
contradictions, on se rend compte qu´il ne se reconnaissait dans aucune, si
j´ose dire, chapelle spécifique. Pendant la seconde guerre mondiale, il a écrit
des articles pour l´hebdomadaire royaliste La Nation Française, puis il a
révélé un penchant gaulliste. En 1960, il a signé le «Manifeste des
intellectuels français» soutenant l´action de la France en Algérie.
Ceci dit, Roger Nimier était-il, comme on l´a souvent surnommé, le chef de
file de la droite littéraire d´après-guerre ? Malgré son indiscutable
orientation politique, Olivier Frébourg dans Roger Nimier, trafiquant
d´insolence (3), considère que la légende est née d´un malentendu créé par la
confusion entre le romancier et les personnages de ses romans, tous
suicidaires, férus de jeunesse et de l´uniforme. Olivier Frébourg remarque –et
je cite- que Nimier n´a abusé ni de l´excentricité ni de la débauche
romantique : «il détestait le pathétique et les confessions déplacées.
Nimier fut un écrivain consciencieux, fasciné par la Vie de Rancé. Les
intellectuels l´insupportaient, il se donna un air dégagé, se moqua du dandysme
et de la préciosité». Par contre, Marc Dambre dans Roger Nimier, Hussard du
demi- siècle (4), voit ses prises de positions politiques comme autant d´appels
à une réformation complète de la civilisation : «Pour une génération qui
avait le jeune âge de Roger Nimier, le bonheur était une idée neuve, dont le
caractère fragile et menacé accentuait l´attrait (…) Nimier est avant tout un
révolutionnaire nostalgique des anciens
Ordres Humains». Enfin, en 1950, dans un article paru dans Témoignage Chrétien, le critique suisse Albert Béguin (5), inquiet de voir un jeune
écrivain de talent soutenir des «valeurs peu nouvelles», relevait dans son
style toutes les qualités traditionnelles d´une certaine école critique de
droite, un peu de sécheresse maurassienne, mâtinée de raideur à la façon de
Massis ou de Thierry Maulnier (6). Les jeunes comme Roger Nimier, se donnant
pour insolents, ajoutait Albert Béguin, n´étaient peut-être qu´impatients
d´écrire.
Toujours est-il que l´insolence et l´impatience sont d´ordinaire des
sentiments qui siéent à ceux qui veulent faire de la bonne littérature…
(1)
Le
30 octobre paraîtra dans la collection Quarto chez Gallimard, le volume
Roger Nimier, Œuvres (romans, essais,
critique chroniques).
(2)
Il
s´agissait d´une allusion de Bernard Frank au roman de Roger Nimier, Le Hussard
Bleu. Outre Roger Nimier faisaient partie des Hussards Jacques Laurent, Antoine
Blondin et Michel Déon. Le texte Les Grognards et les Hussards est paru dans
Les Temps Modernes en 1952.
(3)
Olivier
Frébourg, Roger Nimier, trafiquant d´insolence, éditions du Rocher, Monaco,
1989.
(4)
Marc
Dambre, Roger Nimier, Hussard du demi-siècle, éditions Flammarion, Paris, 1989.
(5)
L´article
d´Albert Béguin s´intitule «La vertu d´insolence».
(6)
Henri
Massis et Thierry Maulnier étaient des journalistes, critiques littéraires et
essayistes d´extrême-droite.
dimanche 28 septembre 2025
Centenaire de la naissance de José Cardoso Pires.
On signale jeudi prochain, 2
octobre, le centenaire de la naissance du grand écrivain portugais José Cardoso
Pires, né à
São João do Peso, au centre du Portugal, et mort à Lisbonne, le .
Il a reçu en 1982
le grand prix de l'Association portugaise des écrivains (APE) pour la Ballade
de la plage aux chiens, en 1991 le prix de l'Union latine de littératures
romanes, et en 1997 le prix Pessoa.
Ses deux romans
les plus célèbres ont été adaptés au cinéma : Ballade de la plage aux chiens par José Fonseca e Costa, en 1987, et Le Dauphin par Fernando
Lopes, en 2002.
vendredi 29 août 2025
Chronique de septembre 2025.
Andrea Camilleri :
portrait d´un maître du polar à la sauce
sicilienne.
«Cette lettre vous servira de compte-rendu de tout ce que j´ai fait depuis
ma venue à Rome jusqu´à aujourd´hui. À peine arrivé, après un voyage discret,
je suis allé chez oncle Carmelo et j´ai déjeuné. L´après-midi, après avoir été
à l´Académie pour remettre les thèmes, je me suis rendu chez Léo et avec lui
j´ai cherché un endroit où dormir étant donné que chez l´oncle Carmelo on ne
pouvait pas m´héberger. J´ai décroché une chambre d´hôtel à 700 lires la nuit
et je m´y suis installé. Le lendemain matin, je me suis rendu chez Vincenzo qui
m´a accueilli avec une courtoisie et une gentillesse qui m´ont vraiment ému».
Ces lignes, que j´ai directement traduites de l´italien, on les trouve au
début de la première lettre –datée du 3 novembre 1949- qu´un jeune étudiant
sicilien, né le 6 septembre 1925 à Porto Empedocle, près d´Agrigente, en
Sicile, a adressée à sa famille à peine arrivé à Rome pour étudier à l´Académie
nationale d´art dramatique. On peut lire toutes les lettres de ce jeune
étudiant dans son livre, publié à titre posthume en 2024, Vi scriverò ancora (Je
vous écrirai encore, inédit en français) (1). Les lignes que j´ai reproduites
traduisent combien ce jeune était proche de sa famille à telle enseigne qu´il
racontait tout par les menus détails, comme il était de mise chez toute bonne
famille sicilienne. Ce jeune n´était autre que celui qui deviendrait un jour le
célèbre metteur –en-scène et surtout écrivain Andrea Camilleri, décédé à l´âge
de 93 ans à Rome le 17 juillet 2019 et dont on signale ce mois-ci, on l´a vu,
le centenaire de la naissance.
Né donc le 6 septembre 1925 à Porto Empedocle, en Sicile, Andrea Camilleri
était le fils unique d´une famille de la haute bourgeoisie, mais désargentée. Son
père, inspecteur des ports, avait participé en 1922 à la Marche sur Rome qui
allait finir par porter Mussolini au pouvoir, et sa grand-mère paternelle était
cousine germaine du grand écrivain italien –Sicilien lui aussi – Luigi
Pirandello, futur Prix Nobel de Littérature (1934). À l´âge de dix ans, à la
période où l´Italie menait la guerre en Éthiopie, encore immature et endoctriné
par la propagande que le régime exerçait sur les enfants, il a écrit en
cachette une lettre au Duce où, baignant dans l´atmosphère de l´époque, il
exprimait son désir de partir au front et de combattre pour la patrie
italienne. Or, il se fait que Benito Mussolini a bel et bien répondu à la
lettre en déclarant qu´il était encore trop petit pour aller à la guerre, mais
qu´un jour on aurait sûrement besoin de lui. Plus tard, Andrea Camilleri
écrirait une fiction La presa di Macallè (La prise de Makalé, Fayard 2006),
inspirée par cet épisode de son enfance. Politiquement, aucune trace n´est
restée de cet enfantillage dans l´esprit du futur écrivain qui dans les années
quarante s´est inscrit au Parti Communiste.
Andrea Camilleri a fait d´abord des études à Palerme où il a fréquenté la
bohème locale. L´écriture était déjà une passion et il a tôt commencé à écrire
des nouvelles, de la poésie, des articles et des chroniques pour des journaux
et des revues.
En 1947, habitant encore sa Sicile natale, il a remporté le prix de poésie
Libera Stampa (Presse Libre) devant Pier Paolo Pasolini, et l´année suivante, à
Florence, il s´est vu couronner d´un prix de la Commune pour sa pièce de
théâtre Giudizio a mezzanotte (Jugement à minuit). Un jour, alors qu´il était déjà
étudiant à Rome, de retour en Sicile pour un bref séjour, il a relu la pièce et
s´en est trouvé si peu satisfait qu´il l´a jetée par la fenêtre du train.
C´était le seul exemplaire. Enfin, pendant ces années que l´on peut qualifier
d´apprentissage, il s´est vu décerner le prestigieux prix Saint-Vincent et a
connu aussi le bonheur de voir ses poésies figurer sur une anthologie organisée
par le grand poète Giuseppe Ungaretti. Avant de devenir vraiment écrivain, il
fut metteur en scène et a travaillé pour la Rai, la télévision publique
italienne.
Auteur prolifique de plus d´une centaine d´ouvrages, traduit en plus d´une
trentaine de langues, Andrea Camilleri est entré dans la prestigieuse
collection «I Meridiani» que l´on pourrait comparer en quelque sorte à La
Pléiade française. Son œuvre est composée de nouvelles, d´écrits
autobiographiques, mais surtout de romans policiers. Dans ce cadre, on se doit
de mettre en exergue la saga du commissaire Montalbano qui, à elle seule,
regroupe autour d´une trentaine de titres dont le premier, La forma dell´acqua
(La forme de l´eau, en français) n´est pourtant paru qu´en 1994 chez Sellerio,
insigne maison d´édition sicilienne (2). Il faut dire que, si aujourd´hui les
histoires du commissaire Montalbano et les autres titres de l´auteur sont fort
connus et constituent un motif de réjouissance pour des milliers de lecteurs de
par le monde, Andrea Camilleri n´a pu assoir sa réputation d´écrivain que vers
1978, la date où il a finalement publié, sous les encouragements de son ami
Leonardo Sciascia, Sicilien comme lui, le premier roman Il corso delle cose,
chez Lalli,(en français Le cours des choses, paru chez Fayard en 2005), un
roman d´abord refusé par les grands éditeurs italiens.
Salvo Montalbano, flic débonnaire et amateur de bonne chère, est donc le
personnage de fiction qui a rendu célèbre Andrea Camilleri. C´est un
commissaire de police de Vigàta, bourgade fictive ressemblant pourtant
énormément à sa ville natale, Porto Empedocle, en Sicile. Le héros aurait tiré
son nom de celui de l´auteur espagnol Manuel Vásquez Montalbán dont Camilleri
appréciait le personnage de Pepe Carvalho quoiqu´il n´eût jamais non plus caché
une dette immense vis-à-vis de Georges Simenon et son héros, le commissaire
Maigret.
Une première série télévisée (Il Commissario Montalbano), mettant
principalement en scène les romans de Camilleri a été diffusée sur la Rai et a
été suivie d´une seconde (Il giovane Montalbano), au scénario de laquelle
Camilleri a collaboré et dont l´action se situe environ vingt ans plus tôt.
La technique d´Andrea Camilleri était très particulière. Il se plaisait à
jouer sur la langue, mêlant parfois l´italien et le sicilien, à la fois par le
vocabulaire et la syntaxe, n´hésitant pas à utiliser des termes inconnus de
tous ceux qui ne sont pas des Siciliens de la région d´Agrigente, mais dont le
sens peut être aisément compris grâce au contexte. Cela donne une langue
truffée de particularismes qui ajoutent au charme de l´intrigue. Souvent, il
n´hésitait pas non plus à faire découvrir au lecteur les spécialités
savoureuses de la cuisine sicilienne, au hasard des repas du commissaire
Montalbano. Enfin, il évoquait également tout l´attachement qu´éprouvent les
Siciliens pour la terre et la famille. Sur son héros. Andrea Camilleri a
affirmé un jour : «Je l´aime et je le hais à la fois. Je lui dois presque
tout. Il m´a ouvert la voie pour les autres romans. Mais, il est envahissant,
prétentieux, antipathique et quand je tombe sur un os, je le vois arriver qui
me dit : «Moi, je ferais comme ça»».
Andrea Camilleri ne gardait jamais les brouillons de ses œuvres, comme il a
déclaré dans une interview, la dernière de sa vie, accordée au grand quotidien
Corriere della Sera : «Une fois le roman terminé, je jette tout.
Brouillons, projets, corrections, notes d´inspiration. Je veux qu´il ne reste
rien de l´effort, rien qui puisse me renvoyer à une erreur, à un oubli.
Savez-vous quelle est l´une des tortures de ma vie ? Quand un traducteur
–le grec, supposons –me demande de lui expliquer un passage. Or, c´est fort
compréhensible et tous ceux qui connaissent mes livres le savent. Mais cela
implique que j´aille relire l´une de mes pages. Mon Dieu, quel dommage !»
En fait, qu´un traducteur pût avoir plein de doutes c´était la moindre des
choses quand il s´agissait des romans d´Andrea Camilleri. La traduction de ses
œuvres était par ailleurs un défi monstrueux pour ses traducteurs. En français,
Serge Quadruppani, responsable de la traduction des aventures de Montalbano, a
essayé de rendre sa langue en mêlant tournures siciliennes et emprunts au
parles marseillais, ce qu´il a pu faire avec, il faut le dire, un énorme
doigté.
Andrea Camilleri n´avait aucun mal à parler de lui et à confier ses
impressions à la presse. Il restituait habilement les couleurs et les sons de
sa Sicile natale. Aussi se définissait-il comme un artisan : «En toute
sincérité, je pense que je suis un bon artisan de l´écriture, un bon employé.
Quand j´ouvre un livre de Dostoïevski –ou plutôt quand j´ouvrais un livre,
maintenant je ne vois plus rien –je mesure la distance stellaire entre un génie
et une personne comme moi». Ces assertions, il les a prononcées après 2016,
l´année où il a perdu la vue. Dès cette année jusqu´à sa mort en 2019, il a
appris à mettre en valeur d´autres sens comme l´ouïe, l´odorat ou le toucher.
Dans une interview accordée en 2018 à fanpage.it que l´on peut trouver sur
YouTube, il parle de ce qu´il appelle la mélancolie de l´aveuglement. Ce qu´il
regrettait le plus, entre autres choses, c´était, par exemple, de ne plus
pouvoir regarder la beauté des femmes, cela le rendait vraiment mélancolique.
Il déplorait aussi ne pouvoir plus apprécier les toiles, les tableaux, les
peintures qui l´ont émerveillé pendant sa vie : « Un des premiers
exercices que j´ai faits après être devenu aveugle c´était celui de
reconstituer mentalement «La flagellation du Christ» de Piero della Francesca
et essayer de me rappeler les couleurs des trois personnages à droite, les
habits qu´ils portaient. Et puis, le mieux c´est d´aller au lit parce qu´en
rêvant je revois les choses, les couleurs y rejaillissent avec une force et une
beauté extraordinaires».
Quoi qu´il en soit, Andrea Camilleri
ne se plaignait pas de la vie, il avait toujours pu faire ce qu´il voulait sans
regrets, peut-être parce que …la merde porte bonheur ! Bah oui !
C´est une sorte de blague, mais dans cette vidéo, l´auteur raconte une histoire
- avec laquelle je termine cette chronique - qui s´est produite alors qu´il
n´avait que 15 ans. Dans l´arrière –cour de sa maison de campagne, il y avait un
puits noir couvert de planches de bois. Un jour, en jouant avec un ami dans cette
arrière-cour, il a avancé de trois pas quand il a soudain senti le sol se
dérober sous ses pieds. En un clin d´œil, il était enfoncé dans la boue
jusqu´au cou. Il sentait que ses pieds étaient placés sur une pierre glissante.
Une paysanne qui passait est allée chercher son oncle qui, en arrivant, a pu
tant bien que mal le retirer du pétrin où il était fourré. Alors, la paysanne a
clamé : Don Nenè, tutta ricchezza è ! Tutta fortuna è ! O sape,
la merda porta fortuna ! (Don Nenè, c´est toute la richesse ! c´est
tout le bonheur ! Vous savez, la merde porte bonheur !). Pour Andrea
Camilleri, la paysanne n´avait pas tort…
(1) Andrea Camilleri, Vi scriverò ancora, édition de
Salvatore Silvano Nigro avec la collaboration d´Andreina, Elisabetta et
Mariolina Camilleri.
(2) Sellerio, prestigieuse maison d´édition de Palerme, a publié
l´écrasante majorité des livres d´Andrea Camilleri. En français, ses livres
sont surtout disponibles chez Fayard et chez Métailié.
jeudi 31 juillet 2025
Article pour Le Petit Journal Lisbonne.
Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Malestroit de Jean de Saint -Chéron, publié aux éditions Grasset.
mardi 29 juillet 2025
Chronique d´août 2025.
Leopoldo Maria
Panero: folie, malédiction et subversion.
Le 16 juin 1948, naissait à Madrid celui qui allait devenir sans doute le
poète espagnol le plus fou, maudit et subversif de la deuxième moitié du
vingtième siècle. Alcoolique, héroïnomane, sa lucidité et son talent étaient
paradoxalement aussi forts que sa folie, sa démesure et sa subversion parce que
dans un monde où la grille d´interprétation qui le régit se lit d´ordinaire à
l´envers, il faut des hommes comme Leopoldo María Panero pour nous réconcilier
avec la transgression, le véritable ferment qui fait bouger la littérature. On
peut observer chez Panero le dialogue avec une tradition née dans le vingtième
siècle, en particulier avec Antonin Artaud, d´artistes victimes d´une société
répressive qui exclut ceux qui osent défier la dictature de la raison avec
leurs délires et leurs folies.
Leopoldo María Panero était fils de Leopoldo Panero, poète officiel du
franquisme, et de Felicidad Blanc, de
famille républicaine. Déchiré entre deux traditions antagoniques, il n´a eu
néanmoins aucun mal à choisir son camp dès sa jeunesse: celui de
l´engagement républicain contre le régime puant du général Franco. Un régime qui exsudait la bigoterie hypocrite, le
militarisme cocardier et la répression contre ceux qui osaient se soulever
contre le caudillo et ses sbires.
Le côté rebelle de Leopoldo María Panero l´a mené plusieurs fois en prison.
Michi Panero -un de ses frères, également
poète tout comme l´autre frère Juan Luis Panero – a tenu un jour les propos qui
suivent concernant les arrestations de son frère : «Une des premières choses à motiver le
changement de pouvoir à la maison, c’est-à-dire de Juan Luis à Leopoldo, ce fut
précisément la série d’arrestations politiques de Leopoldo. Les deux dont je me
souviens le mieux, parce qu’elles furent celles qui eurent le plus d’impact,
furent les suivantes : à l’occasion du referendum, Leopoldo distribuait,
ou plutôt était en train de coller des affiches de propagande qui invitaient à «ne
pas voter», quand il fut pris par un veilleur de nuit rue Ibiza. Ce veilleur de
nuit l’attrapa et l’emmena dans une boulangerie jusqu’à l’arrivée de la police.
Leopoldo raconte, il m’a raconté, que pendant cette attente, il prit toute la
propagande qu’il portait dans les poches et la jeta dans la masse du pain.
C’est-à-dire qu’il est donc tout à fait possible que le jour suivant dans toute
la rue Ibiza, voire tout le quartier de Retiro, il y ait eu du «ne pas voter»
dans le pain. La deuxième arrestation de Leopoldo dont je me souviens pendant
ces années-là ce fut lorsque Leopoldo, dans une manifestation de la rue Bravo
Murillo, au cri de «Par ici ! Par ici !», conduisit un groupe de 50
ou 60 manifestants à la seule impasse qu’il y avait dans toute la rue Bravo
Murillo. Bien sûr, on attrapa tout le monde, y compris mon frère Leopoldo.».
Leopoldo Maria Panero a étudié la
philosophie et les lettres à la prestigieuse Université Complutense à Madrid et
la philologie française à l´Université de Barcelone. C´est à cette époque qu´il
s´est lié d´amitié avec le poète catalan Père Gimferrer. Cette rencontre avec
un grand poète écrivant en deux langues- castillan (ou espagnol, si vous
préférez) et catalan –fut décisive pour l´affirmation de son esthétique. À ce
propos et sur ses jeunes années, il a écrit dans Bonne nouvelle du désastre et
autres poèmes : «À seize ans environ, je suis entré dans un parti
communiste alors illégal et j´ai participé à la lutte politique. C´est alors
que je me suis mis à écrire des poèmes, sous l´influence de Père Gimferrer, que
j´ai connu dans le club de jazz Borbón. Plus tard, je suis entré en prison pour
trafic de drogue et j´y ai découvert mon homosexualité, qui auparavant avait
été latente. Ensuite, c´est une longue histoire d´asiles de fous qui me
séparent de mes amis et me font haïr ma mère». De ces jeunes années de Leopoldo María Panero datent, on
l´a vu, ses premiers séjours dans des établissements psychiatriques. La
consommation de drogues et de boissons alcoolisées sont les raisons qui l´ont
mené notamment à Leganés, à Tenerife et à Mondragón, ce qui lui a inspiré les Poemas del
manicomio de Mondragón (Poèmes de l´asile de Mondragón). Dans un de ses poèmes,
il a écrit (je traduis directement) : «Les livres tombaient sur mon masque
(où il y avait un rictus de vieux moribond) et les mots me fouettaient et un
tourbillon de gens hurlait contre les livres, donc je les ai tous jetés sur le
bûcher pour que le feu défasse les mots…». Il a d´ailleurs poursuivi son œuvre
de poète, de traducteur, de critique et d´essayiste au sein de ces institutions
psychiatriques où il a vécu dont il pouvait toutefois sortir pour donner des
lectures et mener des activités littéraires. Il a écrit de nombreux articles
contre la psychiatrie et a notamment écrit : «Le psychiatre ne peut rien
faire, sinon se suicider». Ses séjours intercalés dans ces asiles
psychiatriques ne l´ont pourtant pas empêché de voyager et de s´installer pour
un temps en France et au Maroc.
Les premiers poèmes de Leopoldo María Panero ont suscité de l´admiration et
ont poussé José María Castellet à le placer dans le groupe des Tout Nouveaux
(Los Novísímos), et à l´inclure dans l´anthologie Los nueve novísimos poetas
españoles (Les neuf tout nouveaux poètes espagnols). Néanmoins, trente ans plus
tard, Leopoldo María Panero s´est plaint d´avoir été le seul poète du groupe qui
fût absent d´un rendez-vous qui célébrait la parution de ladite anthologie
trois décennies plus tôt. Outre Leopoldo María Panero, de cette anthologie
faisaient partie Manuel Vásquez Montalbán (1939-2003), Antonio Martínez Sarrión
1939-2021), José María Álvarez (1942-2024), Félix de Azúa (1944), Pere
Gimferrer (1945), Vicente Molina Foix (1946), Guillermo Carnero (1947) et Ana
María Moix (1947-2014). Pour Manuel Vásquez Montalbán, un des plus connus parmi
les auteurs sélectionnés de cette anthologie, «la sélection de Castellet fut le
portrait de celle qui incarnait en ce temps-là la jeune poésie espagnole ;
elle saisissait un fragment et un moment et c´était l´image réelle d´une
évolution esthétique qui cadrait parfaitement dans la logique interne de notre littérature
contemporaine» (El País, le 3 décembre 1985).
Dans l´édition des œuvres complètes de Leopoldo María Panero –décédé à Las
Palmas le 5 mars 2014 – publiée par l´excellente maison d´édition Visor (1),
volume comprenant la période entre 1970 et 2000 –il y a aussi deux autres
volumes (2000-2010 et 2011-2014), le poète étant décédé le 5 mars 2014 à Las
Palmas- Túa Blesa, professeur de l´Université de Saragosse, rappelle la
richesse lexicale et les différents langages sociaux du poète et pourtant ce
qui résonne en chacun des types textuels c´est le silence. Il ne s´agit
pourtant pas d´un silence vierge de signification, mais plutôt d´un silence qui
reflète comme dans un miroir un autre où la poésie s´est recroquevillée. Un
silence qui revient pour être jeté à la figure de ceux qui tiennent le pouvoir
du discours, de ceux qui prescrivent ce que l´on peut (ou doit) ou pas dire, ce
qui va circuler dans le dialogue social. De ce dialogue, le discours poétique
en a été exclu. On en a fait une allocution sans réponse, mot que nul n´a dit
et qui n´est adressé à personne. De telle loi, la poésie de Panero se constitue
comme une infraction permanente en démasquant au fur et à mesure son esprit et
sa lettre. Poésie politique, donc, non plus parce que quelques-unes de ses
pages le sont dans le sens traditionnel, mais parce qu´elles le sont toutes et
chacune d´entre elles au bout du compte en tant que réinscription du silence du
destin prescrit.
La poésie de Panero est une poésie du désir, mais aussi de la violence, de
la désobéissance et de l´expérience de la mort. On suit toujours la pensée de
Túa Blesa : «Quand se forme la voix du «je» sur un point qui est au-delà
de la vie, sa vision est l´image du jamais vu et son savoir, donc, celui qui
n´a jamais été dit, justement le secret. Un secret qui est à présent avoué,
dont le poème rend intervenant le lecteur pour qu´il soit enfin lu, comme si la
mort pouvait «se lire», alors qu´elle ne pouvait être autre chose qu´événement
–l´événement dernier et premier, le seul réel -, expérience de l´être, d´un être, expérience d´un être qui ne
peut la transférer à aucun autre. Néanmoins, obstinément, les poèmes de Panero
reviennent à une tombe imaginaire, à cette crypte dont on évacue la parole, qui
reste ainsi marquée, du fait de sa provenance, comme cryptique».
Si la folie est au cœur de la vie et de l´œuvre de Panero, le poète a
toujours mis l´accent sur la lucidité de son travail. Comme nous le rappelle
Vinicius Silva de Lima, de l´Université de Londrina, au Brésil, dans un texte
brillant, publié en 2010 dans Estação Literária –quand Panero était encore en
vie -, Panero est sûrement un des fous qui aient le plus parlé de folie, mais
il écarte l´idée que les travaux littéraires sont souvent le fait de la folie.
Vinicius Silva de Lima écrit dans son essai (je traduis directement) :
«Nous pouvons affirmer que la question du délire, du discours déplacé et
d´auto-marginalisation peuple toute la production de Panero. Pourtant, tout cet
univers apparemment nébuleux, impalpable où «la poesía de la locura quiere
decir poesía opaca, dura, impermeable al signo, a la razón, semejante todo lo
más a la pintura abstracta (Panero, apud García 2008 ; en français ; La
poésie de la folie veut dire poésie opaque, dure, imperméable au signe, à la
raison, en tout pareille à la peinture abstraite), c´est pour le poète fruit
d´un extrême exercice de lucidité». Vinicius Silva de Lima nous rappelle encore
que dans la préface à son livre El ultimo hombre (Le dernier homme, 1983),
Panero est assez clair en présentant la poésie comme un travail d´artisan qui
consiste en un profond exercice avec les mots : «Je dois dire aussi dans
cette sorte de poétique que, tout comme Mallarmé, je ne crois pas en
l´inspiration. La littérature comme le disait Pound, est un travail, un job, et
tout ce qui nous revient c´est de faire un bon travail et être compris (…) Tout
ce que le poète inspiré ignore est que trouver c´est difficile, que la bonne
poésie ne tombe pas du ciel, ni attend rien de la jeunesse ou du désir» (2).
Leopoldo María Panero (3) compte donc parmi les poètes qui peuplent
l´univers littéraire de leurs voix
eschatologiques et révolutionnaires en subvertissant toutes les normes de la
décence et en attirant l´attention sur une société malade. Toujours selon
Vinicius Silva de Lima, «en s´attaquant à tout et à tous, en cherchant sa
propre destruction, il affiche son mépris profond à l´égard du monde. En ce
sens, la mission du poète est donc toujours celle d´offrir une conscience
critique devant le soi-disant bien-être de la société».
(( (1) Leopoldo María Panero a près d´une vingtaine de titres traduits en français, pour la plupart chez les éditeurs Fissile et Zoème.
(2) L´extrait en espagnol : «También he de decir, en
esta suerte de poética, que, al igual Mallarmé, no creo en la inpiración. La literatura,
como decía Pound, es un trabajo, un job, y todo lo que en ella nos cabe es
hacer un buen trabajo, y ser comprendidos (…) Algo que no sabe
decididamente el poeta inspirado es que trovar es difícil, que la buena poesía
no cae del cielo, ni espera nada de la juventud o el deseo. (Panero 2001: 287 -
8)».
(3) Pour ceux qui veulent mieux connaître la vie et l´œuvre de Leopoldo María Panero la biographie de
J.Benito Fernández El contorno del abismo(Anagrama). Ce livre n´est pas encore
traduit en français.
jeudi 3 juillet 2025
Article pour Le Petit Journal Lisbonne.
Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma dernière chronique. J´écris sur le roman La nef de Géricault de Patrick Grainville, publié aux éditions Julliard.
dimanche 29 juin 2025
Chronique de juillet 2025.
Frédéric Vitoux et le procureur impérial.
Frédéric Vitoux se plaît à raconter –et pour cause, il faut bien le dire
–qu´il est né à Vitry-aux-Loges, un petit village du Loiret, le 19 août 1944,
au moment précis de la Libération, dans les heures séparant le départ de la
Wehrmacht et l´arrivée des Alliés. Cependant, il n´est pas longtemps resté au
village où il a vu le jour puisque peu après sa naissance, il est parti avec sa
mère à Paris, dans l´hôtel Lambert, sur l´île Saint –Louis, où sa famille
habitait depuis plusieurs générations. Pourtant, il n´a rencontré son père qu´à
l´âge de quatre ans. Ceci s´explique parce que son géniteur –qui était venu le
voir juste après sa naissance –avait été entre-temps emprisonné pour faits de
collaboration. Il raconte l´histoire dans son roman L´ami de mon père. Cet
épisode marquant de sa vie peut justifier sa passion pour les sujets
historiques et son souci du détail.
Écrivain et critique littéraire, amant des chats (voir son Dictionnaire
amoureux des chats, publié en 2008 chez Plon), élu à l´Académie Française en
2001 au fauteuil de Jacques Laurent, Frédéric Vitoux est l´auteur d´une
quarantaine d´ouvrages couronnés de prix littéraires prestigieux dont le prix
Goncourt de la biographie (1988) pour La vie de Céline, le prix Valéry Larbaud
pour Sérénissime (1991) et le Grand prix du roman de l´Académie Française
(1994) pour La Comédie de Terracina. Son premier roman, Cartes postales, fut
publié en 1973.
Cette année, en avril, Frédéric Vitoux nous a fait découvrir son dernier livre,
La mort du procureur impérial. Ce récit est inspiré par un crime survenu à
Rodez dans la nuit du 19 au 20 mars 1817. Ce crime s´est traduit par le meurtre d´un
ancien procureur impérial, M. Fualdès, dont le corps qui dérivait dans
l´Aveyron fut retrouvé le lendemain matin. L´hypothèse d´un complot politique a
fusé dès les premières investigations. L´affaire a défrayé la chronique et a
suscité de vives passions dans la France de la Restauration. La France entière
–et même l´Europe et l´Amérique –ont été séduites par cette énigme appelée à
devenir une des plus célèbres affaires judiciaires du dix-neuvième siècle. Des
considérations politiques se sont mêlées à l´affaire étant donné que le
procureur était accusé d´être bonapartiste alors que ses assassins présumés
étaient au contraire royalistes. Dans une France marquée par les guerres
napoléoniennes et par les bouleversements révolutionnaires, secouée par des
complots et des conspirations, cette affaire judiciaire a ajouté à la confusion
qui régnait déjà dans le pays.
Les soupçons se sont vite portés sur
les habitants de la maison Bancal, un tripot malfamé non loin de la demeure de
l´ancien procureur impérial. Les accusés étaient légion : l´agent de change Joseph Jausion, époux
de Victoire Bastide, et Bernard-Charles Bastide dit Gramont, beau-frère et filleul de la
victime, débiteur d’une hypothétique créance auprès de Fualdès. Mais aussi des
hommes de main et complices, un contrebandier, Boch, Jean-Baptiste Collard,
locataire des Bancal, la veuve Bancal et sa fille Marianne, le portefaix Jean
Bousquier, une blanchisseuse Anne Benoit et son amant. Tous sont accusés de lui avoir
tendu un guet-apens. Ils ont fini presque tous coupables du meurtre ou de
complicité dans le meurtre.
L´affaire a connu trois procès, mais le
deuxième fut le plus fantasque. Oui, le mot est bien juste grâce à sa figure
centrale : Clarisse Manzon, accusatrice incohérente, séductrice
virevoltante. Incarcérée pour un temps, elle a fini par devenir la seule
héroïne de cette affaire. Fille du juge Enjalran- président de la cour
prévôtale de l'Aveyron, qui venait d'être dessaisi du dossier-, elle
a mené sa propre enquête sur cette affaire. Cette femme, divorcée et farfelue,
avait pour amant le lieutenant Clémendot, un officier de la garnison auprès
duquel elle s´était vantée d'avoir été témoin du meurtre. Comparaissant devant
le jury, elle a déconcerté le public par ses changements constants de discours
et de témoignages. Elle affirmait être témoin puis se rétractait, multipliait
les effets et s'évanouissait aux moments les plus tendus du procès. Elle fut
emprisonnée pour un temps avant d´être libérée.
En prison, elle a signé ses Mémoires, un
succès de librairie en Europe, mais était-elle le véritable auteur ou s´est-
elle servie d´une plume plus expérimentée et littéraire ? En effet, celui
qui a vraiment écrit les Mémoires de Clarisse Manzon fut Henri de Latouche qui
a suivi le procès en tant que journaliste et dont Frédéric Vitoux brosse
excellemment le portrait. Henri de Latouche, un républicain, nous est présenté
comme un homme que l´histoire littéraire a négligé, que la postérité a relégué
dans un quelconque tiroir aux oubliettes. Néanmoins, il fut écrivain,
dramaturge, journaliste, découvreur de talents (entre autres, André Chénier,
Balzac, Sand, Goethe, Marceline Desbordes-Valmore) et celui qui a donné au
romantisme naissant sa touche crépusculaire. Frédéric Vitoux écrit dans les
premières pages de ce récit que pour comprendre l´affaire Fualdès, pour mesurer
le retentissement dont elle a bénéficié, il faut convoquer l´homme qui a
contribué de façon décisive à la faire connaître et à la faire inscrire dans la
nouvelle sensibilité de l´époque, «dans cette forme d´inquiétude qui allait
être le propre des enfants du siècle en proie à l´exacerbation de leurs
sentiments, de leurs passions, de leurs ferveurs, de leur refus, de leurs
mélancolies ou de leurs peurs». Cet homme n´est bien sûr autre qu´Henri de
Latouche. S´il signait pourtant Henri, pour l´état civil, il était né Hyacinthe
–Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche. On comprend sans peine, comme le
remarque Frédéric Vitoux, qu´il ait préféré adopter comme prénom Henri, plutôt
que l´inhabituel et précieux Hyacinthe. De fait, il avait commencé par signer
ses premières œuvres «H. de Latouche». Ses lecteurs ont pris le «H» pour Henri
et l´habitude s´est installée de le prénommer ainsi.
Latouche aimait versifier et rimait sans
effort, mais il a écrit aussi de la prose, notamment des essais et des romans. En 1827,
Latouche a publié la Correspondance
de Clément XIV et de Carlin, roman épistolaire dirigé contre
les jésuites, et dont un passage de l’abbé Galiani lui avait fourni
l’idée. En 1829, il a publié son chef-d’œuvre, Fragoletta, roman mettant en
scène « cet être inexprimable, qui n’a pas de sexe complet, et dans
le cœur duquel luttent la timidité d’une femme et l’énergie d’un homme, qui
aime la sœur, est aimé du frère, et ne peut rien rendre ni à l’un ni à
l’autre » selon les termes de Balzac qui a reconnu sa dette à son
égard, notamment pour Séraphita.
L´influence qu´il a exercée de son temps
ne fut pas suffisante pour assurer à Latouche une célébrité posthume. Comment
comprendre qu´il ait disparu des mémoires, lui qui fut tellement décisif dans
l´histoire du romantisme français ?
Frédéric Vitoux a ébauché une
explication : «Parce qu´il ne fut pas visible, encore une fois. Parce
qu´il s´y refusa. Qu´il préféra l´ombre. Ou, pour le dire autrement, parce
qu´il ne fut jamais un homme de clan, ou chef de meute ou de cénacle capable
d´entraîner derrière lui une armée au combat. Sa fragilité resta celle d´un
homme seul. Même s´il régna un temps sur le journalisme littéraire de la
Restauration puis de la monarchie de Juillet, sa position demeura fragile.
Personne pour lui venir en aide, pour le seconder dans ses combats, pour l´épauler
dans les joutes littéraires et politiques où il se jetait volontiers tête
baissée». Et il ajoute : «Ce n´est pas tout. Pour assurer sa position, il
lui aurait fallu s´imposer aussi comme un écrivain irréfutable, dont les
ouvrages serviraient de mètre étalon du romantisme». Latouche a même fini
désavoué par Clarisse Manzon qui a renié ses Mémoires pour satisfaire les
magistrats du deuxième procès d´Albi.
Le retentissement de l´affaire Fualdès
fut tel qu´elle a inspiré des musiciens, des artistes plasticiens et surtout
des écrivains. En musique, l´affaire Fualdès a fait l´objet d´une complainte
dont l´auteur fut le dentiste Catalan. Elle est composée de 48 couplets qui
retracent cette sinistre épopée du crime dans un style qui reste encore
aujourd’hui un modèle du genre. Tous les artifices y sont, le burlesque, la
caricature du genre humain plongé dans l’abîme du mal avec, bien sûr, en
conclusion le repentir du « mauvais larron » dont le dernier couplet
moralisateur est là pour rappeler qu’il n’est jamais trop tard pour exprimer de
bons sentiments.
En peinture, Théodore Géricault,
s´inspirant de nombreux échos et illustrations de la presse, comme des images
naïves véhiculées par les colporteurs, a commencé, comme nous le rappelle
Frédéric Vitoux, «par ébaucher, dès la fin de l´année 1817 ou le début de
l´année 1818, tantôt à la plume et au lavis de brun, tantôt á la mine de plomb,
tantôt à la plume et à l´encre brune, avec parfois de la pierre noire et des
rehauts de gouache, six épisodes du crime, depuis l´enlèvement de l´ancien
magistrat dans une ruelle noire jusqu´à la procession nocturne des assassins et
de leur victime vers la rivière». Ces six œuvres sur papier nous sont restées,
mais le peintre a fini par renoncer au tableau spectaculaire qu´il envisageait
de faire sur ce meurtre sordide et s´est consacré à un autre projet qui
deviendrait son futur tableau La Méduse.
Côté littérature, on trouve de
nombreuses références à l´affaire Fualdès dans les ouvrages des plus grands
auteurs du dix-neuvième et du vingtième siècle : Balzac (on en trouve dans
cinq romans dont La muse de département, Une ténébreuse affaire ou Le Curé de
village) ; Flaubert (Bouvard et Pécuchet) ; Victor Hugo (Les
Misérables), Gaston Leroux (Le fauteuil hanté), Anatole France (Le jardin
d´Épicure) ou Jean Giono (Le Hussard sur le toit). On en trouve aussi chez des
auteurs comme Arthur Bernède, Denis Marion, Frédéric Thomas ou Courteline (Le
gendarme est sans pitié).
Avec ce récit passionnant et écrit dans
un français chatoyant, Frédéric Vitoux nous fait revivre une affaire judiciaire
qui a agité la France au début du dix-neuvième siècle et dont la mémoire nous
fut transmise au fil des générations.
Frédéric Vitoux, La mort du procureur
impérial, éditions Grasset, Paris, avril 2025.














