Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma dernière chronique. J´écris sur le roman La nef de Géricault de Patrick Grainville, publié aux éditions Julliard.
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- Fernando Couto e Santos
- Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.
jeudi 3 juillet 2025
dimanche 29 juin 2025
Chronique de juillet 2025.
Frédéric Vitoux et le procureur impérial.
Frédéric Vitoux se plaît à raconter –et pour cause, il faut bien le dire
–qu´il est né à Vitry-aux-Loges, un petit village du Loiret, le 19 août 1944,
au moment précis de la Libération, dans les heures séparant le départ de la
Wehrmacht et l´arrivée des Alliés. Cependant, il n´est pas longtemps resté au
village où il a vu le jour puisque peu après sa naissance, il est parti avec sa
mère à Paris, dans l´hôtel Lambert, sur l´île Saint –Louis, où sa famille
habitait depuis plusieurs générations. Pourtant, il n´a rencontré son père qu´à
l´âge de quatre ans. Ceci s´explique parce que son géniteur –qui était venu le
voir juste après sa naissance –avait été entre-temps emprisonné pour faits de
collaboration. Il raconte l´histoire dans son roman L´ami de mon père. Cet
épisode marquant de sa vie peut justifier sa passion pour les sujets
historiques et son souci du détail.
Écrivain et critique littéraire, amant des chats (voir son Dictionnaire
amoureux des chats, publié en 2008 chez Plon), élu à l´Académie Française en
2001 au fauteuil de Jacques Laurent, Frédéric Vitoux est l´auteur d´une
quarantaine d´ouvrages couronnés de prix littéraires prestigieux dont le prix
Goncourt de la biographie (1988) pour La vie de Céline, le prix Valéry Larbaud
pour Sérénissime (1991) et le Grand prix du roman de l´Académie Française
(1994) pour La Comédie de Terracina. Son premier roman, Cartes postales, fut
publié en 1973.
Cette année, en avril, Frédéric Vitoux nous a fait découvrir son dernier livre,
La mort du procureur impérial. Ce récit est inspiré par un crime survenu à
Rodez dans la nuit du 19 au 20 mars 1817. Ce crime s´est traduit par le meurtre d´un
ancien procureur impérial, M. Fualdès, dont le corps qui dérivait dans
l´Aveyron fut retrouvé le lendemain matin. L´hypothèse d´un complot politique a
fusé dès les premières investigations. L´affaire a défrayé la chronique et a
suscité de vives passions dans la France de la Restauration. La France entière
–et même l´Europe et l´Amérique –ont été séduites par cette énigme appelée à
devenir une des plus célèbres affaires judiciaires du dix-neuvième siècle. Des
considérations politiques se sont mêlées à l´affaire étant donné que le
procureur était accusé d´être bonapartiste alors que ses assassins présumés
étaient au contraire royalistes. Dans une France marquée par les guerres
napoléoniennes et par les bouleversements révolutionnaires, secouée par des
complots et des conspirations, cette affaire judiciaire a ajouté à la confusion
qui régnait déjà dans le pays.
Les soupçons se sont vite portés sur
les habitants de la maison Bancal, un tripot malfamé non loin de la demeure de
l´ancien procureur impérial. Les accusés étaient légion : l´agent de change Joseph Jausion, époux
de Victoire Bastide, et Bernard-Charles Bastide dit Gramont, beau-frère et filleul de la
victime, débiteur d’une hypothétique créance auprès de Fualdès. Mais aussi des
hommes de main et complices, un contrebandier, Boch, Jean-Baptiste Collard,
locataire des Bancal, la veuve Bancal et sa fille Marianne, le portefaix Jean
Bousquier, une blanchisseuse Anne Benoit et son amant. Tous sont accusés de lui avoir
tendu un guet-apens. Ils ont fini presque tous coupables du meurtre ou de
complicité dans le meurtre.
L´affaire a connu trois procès, mais le
deuxième fut le plus fantasque. Oui, le mot est bien juste grâce à sa figure
centrale : Clarisse Manzon, accusatrice incohérente, séductrice
virevoltante. Incarcérée pour un temps, elle a fini par devenir la seule
héroïne de cette affaire. Fille du juge Enjalran- président de la cour
prévôtale de l'Aveyron, qui venait d'être dessaisi du dossier-, elle
a mené sa propre enquête sur cette affaire. Cette femme, divorcée et farfelue,
avait pour amant le lieutenant Clémendot, un officier de la garnison auprès
duquel elle s´était vantée d'avoir été témoin du meurtre. Comparaissant devant
le jury, elle a déconcerté le public par ses changements constants de discours
et de témoignages. Elle affirmait être témoin puis se rétractait, multipliait
les effets et s'évanouissait aux moments les plus tendus du procès. Elle fut
emprisonnée pour un temps avant d´être libérée.
En prison, elle a signé ses Mémoires, un
succès de librairie en Europe, mais était-elle le véritable auteur ou s´est-
elle servie d´une plume plus expérimentée et littéraire ? En effet, celui
qui a vraiment écrit les Mémoires de Clarisse Manzon fut Henri de Latouche qui
a suivi le procès en tant que journaliste et dont Frédéric Vitoux brosse
excellemment le portrait. Henri de Latouche, un républicain, nous est présenté
comme un homme que l´histoire littéraire a négligé, que la postérité a relégué
dans un quelconque tiroir aux oubliettes. Néanmoins, il fut écrivain,
dramaturge, journaliste, découvreur de talents (entre autres, André Chénier,
Balzac, Sand, Goethe, Marceline Desbordes-Valmore) et celui qui a donné au
romantisme naissant sa touche crépusculaire. Frédéric Vitoux écrit dans les
premières pages de ce récit que pour comprendre l´affaire Fualdès, pour mesurer
le retentissement dont elle a bénéficié, il faut convoquer l´homme qui a
contribué de façon décisive à la faire connaître et à la faire inscrire dans la
nouvelle sensibilité de l´époque, «dans cette forme d´inquiétude qui allait
être le propre des enfants du siècle en proie à l´exacerbation de leurs
sentiments, de leurs passions, de leurs ferveurs, de leur refus, de leurs
mélancolies ou de leurs peurs». Cet homme n´est bien sûr autre qu´Henri de
Latouche. S´il signait pourtant Henri, pour l´état civil, il était né Hyacinthe
–Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche. On comprend sans peine, comme le
remarque Frédéric Vitoux, qu´il ait préféré adopter comme prénom Henri, plutôt
que l´inhabituel et précieux Hyacinthe. De fait, il avait commencé par signer
ses premières œuvres «H. de Latouche». Ses lecteurs ont pris le «H» pour Henri
et l´habitude s´est installée de le prénommer ainsi.
Latouche aimait versifier et rimait sans
effort, mais il a écrit aussi de la prose, notamment des essais et des romans. En 1827,
Latouche a publié la Correspondance
de Clément XIV et de Carlin, roman épistolaire dirigé contre
les jésuites, et dont un passage de l’abbé Galiani lui avait fourni
l’idée. En 1829, il a publié son chef-d’œuvre, Fragoletta, roman mettant en
scène « cet être inexprimable, qui n’a pas de sexe complet, et dans
le cœur duquel luttent la timidité d’une femme et l’énergie d’un homme, qui
aime la sœur, est aimé du frère, et ne peut rien rendre ni à l’un ni à
l’autre » selon les termes de Balzac qui a reconnu sa dette à son
égard, notamment pour Séraphita.
L´influence qu´il a exercée de son temps
ne fut pas suffisante pour assurer à Latouche une célébrité posthume. Comment
comprendre qu´il ait disparu des mémoires, lui qui fut tellement décisif dans
l´histoire du romantisme français ?
Frédéric Vitoux a ébauché une
explication : «Parce qu´il ne fut pas visible, encore une fois. Parce
qu´il s´y refusa. Qu´il préféra l´ombre. Ou, pour le dire autrement, parce
qu´il ne fut jamais un homme de clan, ou chef de meute ou de cénacle capable
d´entraîner derrière lui une armée au combat. Sa fragilité resta celle d´un
homme seul. Même s´il régna un temps sur le journalisme littéraire de la
Restauration puis de la monarchie de Juillet, sa position demeura fragile.
Personne pour lui venir en aide, pour le seconder dans ses combats, pour l´épauler
dans les joutes littéraires et politiques où il se jetait volontiers tête
baissée». Et il ajoute : «Ce n´est pas tout. Pour assurer sa position, il
lui aurait fallu s´imposer aussi comme un écrivain irréfutable, dont les
ouvrages serviraient de mètre étalon du romantisme». Latouche a même fini
désavoué par Clarisse Manzon qui a renié ses Mémoires pour satisfaire les
magistrats du deuxième procès d´Albi.
Le retentissement de l´affaire Fualdès
fut tel qu´elle a inspiré des musiciens, des artistes plasticiens et surtout
des écrivains. En musique, l´affaire Fualdès a fait l´objet d´une complainte
dont l´auteur fut le dentiste Catalan. Elle est composée de 48 couplets qui
retracent cette sinistre épopée du crime dans un style qui reste encore
aujourd’hui un modèle du genre. Tous les artifices y sont, le burlesque, la
caricature du genre humain plongé dans l’abîme du mal avec, bien sûr, en
conclusion le repentir du « mauvais larron » dont le dernier couplet
moralisateur est là pour rappeler qu’il n’est jamais trop tard pour exprimer de
bons sentiments.
En peinture, Théodore Géricault,
s´inspirant de nombreux échos et illustrations de la presse, comme des images
naïves véhiculées par les colporteurs, a commencé, comme nous le rappelle
Frédéric Vitoux, «par ébaucher, dès la fin de l´année 1817 ou le début de
l´année 1818, tantôt à la plume et au lavis de brun, tantôt á la mine de plomb,
tantôt à la plume et à l´encre brune, avec parfois de la pierre noire et des
rehauts de gouache, six épisodes du crime, depuis l´enlèvement de l´ancien
magistrat dans une ruelle noire jusqu´à la procession nocturne des assassins et
de leur victime vers la rivière». Ces six œuvres sur papier nous sont restées,
mais le peintre a fini par renoncer au tableau spectaculaire qu´il envisageait
de faire sur ce meurtre sordide et s´est consacré à un autre projet qui
deviendrait son futur tableau La Méduse.
Côté littérature, on trouve de
nombreuses références à l´affaire Fualdès dans les ouvrages des plus grands
auteurs du dix-neuvième et du vingtième siècle : Balzac (on en trouve dans
cinq romans dont La muse de département, Une ténébreuse affaire ou Le Curé de
village) ; Flaubert (Bouvard et Pécuchet) ; Victor Hugo (Les
Misérables), Gaston Leroux (Le fauteuil hanté), Anatole France (Le jardin
d´Épicure) ou Jean Giono (Le Hussard sur le toit). On en trouve aussi chez des
auteurs comme Arthur Bernède, Denis Marion, Frédéric Thomas ou Courteline (Le
gendarme est sans pitié).
Avec ce récit passionnant et écrit dans
un français chatoyant, Frédéric Vitoux nous fait revivre une affaire judiciaire
qui a agité la France au début du dix-neuvième siècle et dont la mémoire nous
fut transmise au fil des générations.
Frédéric Vitoux, La mort du procureur
impérial, éditions Grasset, Paris, avril 2025.
Centenaire de la naissance de Philippe Jaccottet.
Poète,
critique et traducteur hors pair, le Suisse vaudois Philippe Jaccottet, décédé
en 2021, aurait fêté demain son centième anniversaire. Je vous conseille de
lire la chronique que je lui ai consacrée en février 2016 et que vous trouverez
dans les archives de ce blog.
mercredi 4 juin 2025
La mort de Philippe Labro.
Philippe Labro, né à Montauban le 27 août 1936, est mort à
Paris ce mercredi 4 juin à l´âge de 88 ans, a annoncé son ancienne radio RTL.
C'était une grande figure du journalisme et de la culture. Écrivain, homme de
télévision et de radio, réalisateur.
Il avait refusé de choisir entre ses différentes
passions. Curieux de tout, voulant tout essayer, la radio, la presse écrite, la
télé, le cinéma, la littérature et même l'exercice du pouvoir, Philippe Labro a
montré tout au long de sa vie une insatiable curiosité. "Éclectique",
disait-il en décembre 2023 au micro de Léa Salamé sur France Inter. Il fut le
parolier des chansons de Johnny Hallyday et son œuvre littéraire est composée
d´une vingtaine de titres dont L´étudiant étranger (Prix Interallié) et Un été
dans l´Ouest (Prix Gutenberg).
vendredi 30 mai 2025
Chronique de juin 2025.
Les Barbelés : entre la collaboration et la résistance.
La Grande Guerre –qui après l´entre-deux-guerres a plutôt pris le nom, tout
naturellement, de Première Guerre Mondiale
– a laissé grandes ouvertes des plaies qui n´étaient pas près de se refermer. L ´utilisation
d´armes chimiques et la vie dans les tranchées ont traumatisé ceux qui ont
combattu. Si beaucoup de soldats ont survécu à la guerre– quoique le nombre de
morts fût naturellement élevé (plus de dix millions outre les disparus) –ils y
sont parvenus dans la douleur voire au prix d´une souffrance inouïe. Nombre
d´entre eux en sont revenus estropiés et inaptes au travail. Des empires se sont écroulés et de nouvelles
nations ont vu le jour. Néanmoins, les traités de paix n´ont pu effacer des
esprits la haine, le ressentiment, la colère entre les peuples.
Le fascisme, l´antisémitisme et le nationalisme outrancier –le nationalisme
ou la haine des autres, contrairement au patriotisme qui serait l´amour des
siens, selon la célèbre formule de notre cher Romain Gary –ont gangrené les
esprits et ont fait monter l´acrimonie un peu partout.
Après les années vingt, surnommées souvent les années folles, marquées par
une forte croissance économique -mais déjà aussi par la poussée des fascismes
-, les années trente se sont singularisées par la dépression et une ambiance
délétère qui préfigurait déjà l´éclosion d´un nouveau grand conflit mondial.
La France n´échappait nullement à la crise. La Troisième République avait
du mal à renouveler un projet politique déjà ancien bien que la France fût un
des rares pays démocratiques du continent européen. L´expérience du Front Populaire entre juin 1936 et avril 1938
a instauré d´importantes réformes sociales – comme la réduction du temps du
travail à 40 heures par semaine ou la création de deux semaines de congés payés
-, mais a attisé la haine d´une certaine bourgeoisie.
C´est justement l´année où a débuté l´expérience du Front Populaire que s´amorce
l´intrigue du roman Les Barbelés, assurément un des meilleurs romans français
que l´on ait pu lire ces derniers temps. C´est néanmoins un premier roman.
L´auteur, Antoine Flandrin, âgé de 42 ans, fut dix ans durant journaliste au
quotidien Le Monde en charge des commémorations des deux guerres mondiales et
des questions mémorielles.
Le roman -divisé en quatre parties
selon les années : 1936, 1940, 1944, 1948 - s´inspire du passé
collaborationniste du grand-oncle d´Antoine Flandrin décrit dans le prologue du
roman. L´auteur nous fait ainsi revivre l´une des périodes les plus troubles de
l´histoire de France. Une période, il faut bien le rappeler, où des amitiés se
sont déchirées, ou nombre de gens –y compris des gens bien –ont sombré dans
l´abjection en collaborant avec l´occupant nazi, soit en soutenant le régime de
Vichy, soit en dénonçant des résistants ou des juifs, soit en intégrant des
milices qui semaient la terreur.
Tout juste installée à Saturnac, un petit village de Dordogne, la famille
Marsac, qui habitait à Bordeaux, espère mener une vie paisible et familière. La
famille est composée par le père, Maurice, professeur de lycée, la mère,
Ernestine, et les enfants Jules et Claire.
En roulant vers Saturnac, Maurice et Jules Marsac sursautent après une
forte détonation. Un coup de fusil avait
retenti : «Jules tourna l´épaule et aperçut un homme armé à l´autre bout
du chemin. Il était prêt à prendre la poudre d´escampette mais le père ouvrit
la portière avant qu´il ait pu tenter quoi que ce soit. Jules n´en revenait
pas : le père allait d´un pas lent, mais sûr, à la rencontre de cet homme
qui pointait un fusil dans sa direction. Son visage était effrayant ; la
moitié de son crâne avait été trépanée. C´était une gueule cassée. Il y avait
de quoi avoir les foies, mais le père aussi avait fait la guerre de 14. N´osant
pas descendre de la voiture, le fils suivit fébrilement l´explication du texte
de loin».
L´homme au visage déformé répond au nom de Gaston Ravidol, un paysan qui
avait été à Verdun pendant la Grande Guerre avec le maire Fortané, un
socialiste, que Maurice Marsac venait de connaître. Il reproche à son nouveau
voisin de rouler trop vite - ««on fonce pas comme ça dans un village !» - mais
la conversation détend l´ambiance et
l´altercation s´estompe. Tout en conservant la distance imposée par les
différences d´extraction sociale, on pourrait dire qu´une certaine cordialité se
noue entre les deux familles. Cette cordialité évolue même dans le sens de
l´amitié entre Jules et René - le fils de Gaston et de Paulette Ravidol - qui
fait découvrir à son nouvel ami la campagne périgourdine.
Cependant, le temps, la politique, les rumeurs d´un nouveau conflit entre
la France et l´Allemagne et puis la guerre finissent par éloigner petit à petit
jusqu´à la fracture définitive les deux familles et surtout Jules et René.
Jules est sous l´emprise de son parrain, le franco –américain Roger
Blancarède –dont il épousera plus tard la fille Luce –, un riche propriétaire
habitant Paris, vieil ami de son père –ils s´étaient connus sur le front
d´Orient en 1915 alors qu´ils étaient brancardiers -,toujours déchaîné contre
les mous, abreuvant d´imprécations «le juif Blum», et enthousiaste de l´Action
Française de Charles Maurras. Il a un projet
pour contrecarrer le «péril juif». Il compte investir dans un titre de
presse pour en faire «un authentique journal nationaliste et anti-
sémite». Son ami Maurice, le père de
Jules, lui emboîte le pas : «Maurras avait su le convaincre que seul le
nationalisme intégral pourrait régénérer la France. Pour lui, notre pays
façonné par l´absolutisme et le cléricalisme avait accouché d´une société
fondamentalement hiérarchisée, incompatible avec tout projet égalitaire. Pour
qu´il retrouve sa grandeur d´âme, il fallait restaurer la monarchie et se
débarrasser des Juifs, des protestants, des francs-maçons et des étrangers».
Jules, quant à lui, se sent, au fil de ses lectures, de plus en plus attiré
par les idées professées par son père et par son parrain. Dans un voyage en
métro à Paris, plongé dans ses pensées, loin des yeux inquisiteurs de
Saturnac, il cherche à comprendre ce qui
lui tient vraiment à cœur : «Il replongea dans Céline, la mobilisation
générale et l´excitation qu´avait dû connaître son père. Son désir de défendre
la patrie lui semblait moins ardent maintenant qu´il était au pays de
l´anonymat et de l´indifférence. Il avait beau chercher ce qui le rapprochait
des gens présents dans cette voiture, il ne voyait pas. Devant lui, des
ouvriers maghrébins étaient assis à côté d´une famille qui parlait le russe, le
polonais et l´arménien, qu´en savait-il. Il regarda par la fenêtre et aperçut
son reflet juvénile qui s´en était sorti sans bosse. Ce miroir avait cela
d´étrange qu´il cachait derrière lui la nuit du tunnel. Il s´approcha un peu
plus de la vitre et, les yeux plongés dans l´obscurité, se perdit dans des
pensées morbides, à imaginer un monde souterrain où les soldats de 14-18
continuaient à s´entretuer au milieu des rats».
La guerre éclate et la France tombe sous la coupe de l´Allemagne nazie. Les
Français se divisent entre résistants, collabos et ceux qui à vrai dire ne
prennent pas position, menant leur vie quotidienne sans trop s´inquiéter du
lendemain.
Jules, on le devine, sombre dans la
collaboration, il s´y jette à corps perdu en signant des articles pour
L´omniprésent, un journal pétainiste, antisémite qui soutient les collabos et
les milices fascistes qui sévissent dans le pays. Il se salit ses mains en
intégrant une milice à Saturnac. L´abjection est à son comble.
Si la collaboration est toujours un sujet qui interpelle et interroge les
Français sur leur passé, ce roman, Les Barbelés, s´inspirant d´une histoire familiale
de l´auteur, remet sur le tapis les raisons qui poussent des gens à collaborer
avec l´occupant, notamment en dénonçant ceux qui, sans être criminels, sont
néanmoins honteusement persécutés par le nouveau régime en place. Ces indics,
ces mouchards, ces collabos n´étaient pas forcément des salauds, c´étaient
souvent des gens plutôt bien qui menaient une vie familiale irréprochable,
pépère, sans soucis. D´ordinaire, la nature humaine sombre, on le sait, dans
l´ignominie…
La littérature sert aussi à combler
les trous que l´Histoire ne saurait expliquer et à poser des questions plutôt
qu´à chercher des réponses. C´est ce qu´a fait Antoine Flandrin dans ce premier roman, Les Barbelés. Une véritable
réussite.
Antoine Flandrin, Les Barbelés, éditions Plon, Paris, mars 2025.
jeudi 22 mai 2025
Roger Chartier à Lisbonne.
Vous pouvez lire sur l´édition d´aujourd´hui du Petit Journal Lisbonne un portrait que j´ai brossé de l´historien Roger Chartier qui sera la semaine prochaine à Lisbonne :
mercredi 7 mai 2025
Article pour Le Petit Journal Lisbonne.
Dans le cadre de la venue à Lisbonne pour des rendez-vous littéraires de l´écrivaine Lola Lafon dont le roman La Petite communiste qui ne souriait jamais vient d´être traduit en portugais, Le Petit Journal Lisbonne a récupéré un article que j´ai écrit en 2014 lors de la parution du roman en France chez Actes Sud:
La mort d´Angelo Rinaldi.
L´écrivain et critique littéraire français Angelo Rinaldi nous a quittés aujourd´hui à l´âge de 84 ans. Né le 17 juin 1940 à Bastia, en Corse, il était un écrivain, un homme de presse et un critique redouté. Comme le Ministère de la Culture nous le rappelle dans son communiqué, «il incarnait une certaine idée de la littérature: exigeante, libre et sans complaisance. Avec lui, s´éteint un grand écrivain et un esprit farouchement indépendant».
Il a collaboré à Nice-Matin, à Paris-Jour, à L´Express, au Point, au Nouvel Observateur et au Figaro Littéraire dont il fut le directeur. Il a publié près d´une vingtaine d´ouvrages dont La loge du gouverneur,(1969) prix Fénéon, La Maison des Atlantes(1971), prix Femina ou Les Roses du Pline(1987), prix Jean-Freustié. Il a reçu le Prix Prince Pierre de Monaco pour l´ensemble de son oeuvre et il siégeait à L´Académie Française depuis 2001.
mardi 29 avril 2025
Chronique de mai 2025.
Flannery O´Connor:
la foi catholique dans l´Amérique profonde.
«Aussi direct et brutal que l´ordre donné à un peloton d´exécution». C´est
ainsi que l´écrivain américain William Goyen (1915-1983) a caractérisé un jour
le style de sa consoeur Flannery O´Connor, un météore qui a traversé et
bouleversé la littérature américaine et qui s´est éclipsé, à l´âge de 39 ans,
le 3 août 1964. En dépit de la relative brièveté de son œuvre –deux romans,
trente nouvelles (ce que les anglo-saxons dénomment «short stories») et de
nombreux textes courts –son importance dans l´histoire de la littérature
américaine est cruciale et indiscutable. Son style, qui a inspiré à William
Goyen les commentaires que j´ai cités au tout début de cette chronique, est
souvent défini comme le Southern Gothic, intimement lié à sa région, le sud des
États-Unis, et à ses personnages grotesques. Dans les écrits de Flannery
O´Connor perce sa foi catholique qui contraste avec le protestantisme
évangélique qui prévaut dans le Sud profond américain. Elle ne concevait
l´univers que selon la perspective unique et absolue de la Rédemption. Sa foi
était d´une exigence rarement vue. Elle disait d´ailleurs qu´il était plus
difficile de croire que de ne pas croire. En vain chercherait-on pourtant dans
l´œuvre de cette croyante fervente – qui a lu les catholiques français comme
Léon Bloy, Paul Claudel ou Georges Bernanos- les perplexités théologiques ou
l´angoisse de l´au-delà, les semonces ou les moralités qui alourdissent
d´ordinaire les livres de nombre d´écrivains d´inspiration chrétienne. Son but
quand elle prenait la plume, dans la lignée de Joseph Conrad –une de ses
références littéraires au même titre que Henry James et surtout William
Faulkner -, était de rendre à l´univers visible la plus haute justice. Comme
l´a écrit l´écrivain franco-argentin Hector Bianciotti (1930-2012) dans une
chronique publiée au Monde en 1975 lors de la parution en français, chez
Gallimard, de Le Mystère et les Mœurs, Pourquoi ces nations en tumulte :
«Son devoir de catholique est d´être une bonne romancière, de se conformer aux
règles de l´art. Quant à ces romans truffés de bons sentiments et de louables
intentions, comme ceux commis par le cardinal Spellman, ils lui semblent tout
juste bons à caler une chaise boiteuse. Et va jusqu´à s´insurger contre le
prestige dont jouit la pitié en littérature, méfiante qu´elle est à l´égard des
écrivains qui «travaillent dans la pitié comme d´autres dans l´adultère». Car
la pitié et la compassion amènent trop souvent à tout excuser, «pour
l´excellente raison que la faiblesse humaine est humaine»».
Cette année, on signale le centenaire de la naissance de cette écrivaine
qui suscite encore aujourd´hui l´admiration d´un nombre croissant de lecteurs.
En effet, Mary Flannery O´Connor est née le 25 mars 1925 à Savannah, en
Géorgie. Enfant unique d´Edward F. O´Connor
et de Regina Cline, elle s´est souvent décrite comme une enfant aux
pieds tournés en-dedans avec un menton fuyant et un complexe du type «fiche-moi
la paix ou je te mords».
Enfant au talent précoce, ses proches ont flairé assez tôt la vocation de
Flannery O´Connor soit pour les arts
soit pour les lettres. Néanmoins, alors
qu´elle n´avait que 15 ans, une triste nouvelle a bouleversé sa vie, la
laissant complètement anéantie : la mort du père qui avait été
diagnostiqué quatre ans plus tôt d´un lupus érythémateux disséminé, une maladie
systémique auto-immune chronique, de la famille des connectives, touchant les
organes du tissu conjonctif.
Malheureusement, en 1951, un médecin allait diagnostiquer chez Flannery
O´Connor la même maladie qui avait emporté son père et qui devait l´emporter
également en 1964.
Ses années de formation -les années
quarante -ont été particulièrement fécondes. Elle a décroché une licence en
sciences sociales et a participé intensément à la création de planches de
bande-dessinée pour le journal de l´université, dépeignant avec humour et d´un
ton sarcastique la vie sur le campus. Elle était d´abord destinée à une
carrière de caricaturiste. Elle a d´ailleurs essayé de publier ses dessins dans
The New Yorker afin de financer l´écriture de ses premiers récits, mais le
prestigieux magazine a refusé leur publication. D´après certains observateurs,
cette première vocation a imprégné le ton satirique de son œuvre.
Son œuvre- composée essentiellement, comme je l´ai déjà mentionné plus
haut, de deux romans et une trentaine de nouvelles- met l´accent sur le
grotesque, la plus riche source que la nature puisse offrir à l´art, d´après
Victor Hugo. Dans un article publié le 24 juillet 2018 dans le magazine En
attendant Nadeau, Claude Grimal a écrit que chez Flannery O´Connor les créatures
grotesques qui pullulent ses fictions sont laides, bêtes, méchantes et parfois
hallucinées. Enrôlées au service d´une charge impitoyable contre le Sud arriéré
et raciste des années cinquante et soixante dans laquelle l´écrivaine vivait, elles
sont également actrices de la plus féroce des eschatologies chrétiennes. Cependant,
ces personnages grotesques sont avant tout stupides parce que «pauvres ou
riches, jeunes ou vieux, habitants de la campagne ou de la ville (cas plus rare
dans ses textes), ils ne cessent de prétendre à une supériorité intellectuelle,
morale, sociale ou raciale qu´ils tentent en permanence d´exercer. Chaque
nouvelle, chaque épisode romanesque est l´histoire d´une volonté de pouvoir.
Celles des Blancs sur les Noirs, des fermiers sur leurs journaliers, des
enfants instruits sur leurs parents ignorants, des géniteurs sur leur
progéniture rétive, des esprits éclairés sur les cerveaux enténébrés, des
athées sur les croyants, des progressistes sur les réactionnaires…Une libido
dominandi qui se révèle à double sens puisque, et c´est là qu´O´ Connor
dérange, les «victimes» se rebiffent et font alors souvent preuve d´une volonté
aussi stupide qui ceux qui cherchent à leur faire plier l´échine».
À propos de l´importance du grotesque dans son œuvre, Flannery O´Connor a
déclaré un jour : «Tout ce qui vient du Sud sera affublé de l´étiquette
«grotesque» par le lecteur du Nord. A moins que le sujet ne soit réellement
grotesque, auquel cas, il recevra l´étiquette réaliste». Dans toutes ses
œuvres, elle emploie la technique de la «préfiguration narrative» donnant au
lecteur une idée de ce qui va arriver longtemps avant l´événement proprement
dit. La plupart de ses œuvres présentent des caractéristiques dérangeantes
quoiqu´elle n´aime pas être qualifié de cynique. Elle réfutait les critiques
qu´on lui adressait là-dessus : «Je suis fatiguée de lire des critiques
qui qualifient A Good Man de brutal et sarcastique. Les histoires sont dures,
mais elles le sont parce qu´il n´y a rien de plus dur ni de moins sentimental
que le réalisme chrétien (…) Quand je vois ces histoires décrites comme des
histoires d´horreur, je suis toujours amusée parce que la critique a toujours
la mainmise sur la bonne ou la mauvaise horreur».
Si l´œuvre de Flannery O´Connor force l´admiration et le respect, elle
n´échappe pas pour autant à la culture de l´annulation ou de l´effacement, ce
que les anglo-saxons appellent la cancel culture. En 2020, une polémique a
éclaté après la parution dans l´hebdomadaire The New Yorker sous la plume de
Paul Elie d´un article où l´auteur tirait à boulets rouges sur Flannery
O´Connor, dénonçant des traces de racisme dans son œuvre et pointant du doigt
des moments de sa vie où elle aurait fait montre de ses préjugés à l´égard des
Afro- Américains. On l´accuse entre autres choses d´employer souvent le mot
«nigger» terme dépréciatif pour citer les Afro-Américains, non seulement dans
ses récits mais également dans ses lettres. On lui reproche aussi un incident survenu
en 1959 lors de la visite en Géorgie de l´écrivain afro-américain James Baldwin.
Une amie de New York avait suggéré un rendez-vous entre les deux écrivains mais
Flannery O´Connor a refusé de rencontrer son confrère sous prétexte que ce ne
serait pas prudent dans une ville du Sud : «À New York, ce serait bien de
faire sa connaissance, mais pas ici. Cela aurait provoqué de la désunion et des
échauffourées». William Sessions, un ami de toute la vie, a affirmé que
Flannery O´Connor lui avait exprimé l´angoisse qu´elle avait éprouvée de ne pas
être en mesure de recevoir James Baldwin chez elle.
Pour Lorraine Murray, chroniqueuse de The Atlanta-Journal Constitution, de
The Georgia Bulletin et autrice d´une biographie sur Flannery O´Connor, ces
critiques sont on ne peut plus injustes puisqu´on ignore la réalité de l´époque
et le contexte dans lequel certaines attitudes et affirmations se sont
produites. D´autre part, Lorraine Murray rappelle que Flannery O´Connor avait
prouvé à maintes reprises sa sensibilité à l´égard du problème du racisme et
elle cite deux exemples. Le premier, c´est l´intervention de Flannery O´Connor
dans un voyage en autobus où elle a défendu des citoyens noirs après des propos
racistes du chauffeur. Le deuxième, c´est la nouvelle Revelation (Révélation)
où elle met en scène une pauvre dame blanche raciste, Madame Turpin, propriétaire
foncière qui, assise dans la salle d´attente d´un hôpital, profère à haute voix
des imprécations contre les noirs qui, selon elle, devraient être tous renvoyés
en Afrique. Cependant, à un moment donné, une universitaire lui lance un livre
au visage en lui murmurant : «Retourne à l´enfer d´où tu es sortie,
ordure !». C´est le moment de grâce pour Madame Turpin qui, plus tard, a
une vision de gens allant au ciel où les noirs y entrent d´abord et les
propriétaires fonciers blancs sont les derniers à y entrer.
En français, les lecteurs qui veulent découvrir ou redécouvrir l´œuvre de
Flannery O´Connor peuvent lire les deux romans La sagesse dans le sang (Wise
Blood, 1952) et Ce sont les violents qui l´emportent (The Violent Bear it Away,
1960) chez Gallimard, dans la collection L´Imaginaire, mais la quasi-totalité
de ses fictions, surtout les nouvelles qui ont été traduites et publiées, sont
aujourd´hui épuisées. Espérons que le centenaire de la naissance de celle que
l´on peut considérer comme un des noms les plus emblématiques de la littérature
américaine du vingtième siècle soit le prétexte pour la republication de ses
œuvres.
.
lundi 14 avril 2025
La mort de Mario Vargas Llosa.
Ce
dimanche 13 avril nous avons appris la triste nouvelle de la mort d´un des plus grands écrivains contemporains: Mario Vargas Llosa. Né le 28 mars 1936, à Arequipa, au
Pérou, il fut l´une des figures les plus emblématiques du boom
latino-américain. Membre de l´Académie Française depuis peu, il était un des
plus grands écrivains de langue espagnole et il nous a laissé des romans
mémorables comme La cuidad y los
perros(La ville et les chiens); La guerra del fin del mundo(La guerre de la fin
du monde); La casa verde(La maison verte); Conversación en la
catedral(Conversation à la cathédrale), La fiesta del chivo(La fête du bouc) ou
Tiempos recios(Temps sauvages) parmi beaucoup d´autres.
Vous
pouvez lire dans les archives de ce blog(2010) l´article que j´ai écrit il y a
deux décennies pour le site de la Nouvelle Librairie Française, à propos de son
essai sur Flaubert, et que j´ai reproduit ici quand Mario Vargas Llosa
fut couronné du Prix Nobel de Littérature.
jeudi 10 avril 2025
Article pour Le Petit Journal Lisbonne.
Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le livre Quand la terre était plate de Jean-Claude Grumberg, publié aux éditions du Seuil.
samedi 29 mars 2025
Chronique d´avril 2025.
Jacques Rivière et
les domaines de la création
Elle est passée relativement inaperçue et néanmoins c´est une date qui
aurait sans doute mérité que l´on s´y fût penché avec une autre attention. En
effet, le 14 février, on a signalé le centième anniversaire de la mort de
Jacques Rivière, un nom qui a marqué l´histoire littéraire du premier quart du
vingtième siècle. Les lecteurs les plus jeunes- certains d´entre eux, du moins
- n´auront peut-être jamais entendu parler de Jacques Rivière. Toujours est-il
qu´il fut - d´abord comme secrétaire puis en tant que directeur- un des piliers
de La Nouvelle Revue Française aux côtés d´André Gide, Paul Claudel, Jacques
Copeau, Jean Schlumberger et, bien sûr, Gaston Gallimard. Il était un critique
de génie dont les essais et la mort prématurée ont éclipsé le talent en tant
que créateur. Critique de littérature, mais aussi d´art et de musique. On dit
de lui que nul n´a plus intimement compris Marcel Proust ou Antonin Artaud, ou
écouté d´une oreille plus fine Debussy et Stravinsky. Il aurait saisi parmi les
tout premiers l´apport des avant-gardes du vingtième siècle (et deviné
certaines de leurs apories), enfin quelqu´un qui, d´après André Gide, vivait à
travers les autres.
Fils d´un grand médecin, professeur d´obstétrique à la Faculté de Médecine,
Jacques Rivière est né à Bordeaux le 15 juillet 1886. De son enfance
bordelaise, il a écrit dans une lettre de 1906 à Alain Fournier (pseudonyme
littéraire d´Henri- Alban Fournier), devenu plus tard son beau-frère : «La
maison où je suis né et où j´ai habité jusqu´à 15 ans est dans le vieux
quartier de Bordeaux, étroit, humide, avec la proximité qu´on sent, de la
rivière et des quais. Cette maison était grande : elle datait du XVIIème
siècle». Jacques Rivière s´était lié
d´amitié avec Alain Fournier- futur auteur du Grand Meaulnes, mort au combat en
1914, à l´âge de 27 ans. –sur les bancs du lycée Lakanal à Sceaux où ils
préparaient le concours d´entrée à l´École Normale Supérieure, à Paris. Ils ont
échoué au concours, mais leur amitié est restée à jamais et s´est même
renforcée dès 1908 lorsque Jacques Rivière s´est officiellement fiancé à
Isabelle Fournier la sœur d´Alain.
Pendant ce temps, ils avaient poursuivi leurs études. Jacques Rivière a
obtenu sa licence ès Lettres à Bordeaux où il était revenu, a fait son service
militaire avant de regagner Paris pour préparer son agrégation de philosophie
et une thèse à la Sorbonne sur La Théodicée de Fénelon. Pour vivre, il enseignait
le latin et la philosophie à Saint-Joseph des Tuileries. Il a également
commencé à publier ses premiers écrits. Après «La musique à Bordeaux» dans Le
Mercure musical en 1906, il a vu paraître «Paul Claudel, poète chrétien» dans
L´Occident.
Néanmoins, en 1909, sa vie a connu un tournant décisif. Il a certes échoué
à l´agrégation de philosophie, mas par contre, il s´est marié et a rencontré
André Gide qui lui a ouvert les portes de La Nouvelle Revue Française où il a
publié son premier article –«Bouclier du zodiaque d´André Suarès» – le 1er
avril.
Mobilisé pour la Grande Guerre en 1914(où il a été fait prisonnier par les
Allemands), il est devenu à la fin du conflit une référence du Tout-Paris
littéraire en dirigeant La Nouvelle Revue Française et en donnant son apport à
la fondation en 1919 de la maison d´édition Gallimard.
Le 1er novembre 1922 est paru Aimée, son seul roman achevé,
dédié à Marcel Proust qui finirait par mourir le 18 novembre.
1923 est également une année importante dans la vie de Jacques Rivière :
il a débuté une liaison avec Antoinette Morin-Pons, surnommée «Belonne», qui
lui a servi de modèle pour Florence, personnage principal du roman inachevé et
éponyme de Jacques Rivière. Au même titre que par Antoinette, le personnage de
Florence fut également inspirée par la figure de Maggie Horneffer, épouse du
médecin qui l´avait examiné lors de son séjour en Suisse à la fin de la Grande
Guerre et dont il était amoureux sans être payé de retour.
Enfin, au tout début de l´année 1925, il fut touché par la fièvre typhoïde.
Le 12 février, Jacques Copeau lui a rendu visite et a témoigné : «Il n´a pas l´air d´un moribond, mais un
air de souffrance et de terreur… Il paraît qu´on l´a soigné pour une grippe
alors qu´il est atteint en réalité d´une fièvre typhoïde…Son rein ne fonctionne
plus». Il est mort deux jours plus tard, le 14 février, à l´âge de 38 ans…
En janvier dernier, les éditions
Bouquins et les éditions Mollat en partenariat ont fait paraître, à l´occasion
du centenaire de la mort de Jacques Rivière, le volume Critique et Création,
contenant ses écrits, une édition établie par Robert Kopp avec la collaboration
d´Ariane Charton, une préface de Jean-Yves Tadié et une postface d´Agathe
Rivière, petite-fille de l´auteur. Ce volume est divisé en cinq parties :
littérature, peinture, musique, politique (où il évoque d´une façon visionnaire
une possible communauté européenne dans un texte de 1924 pour le Luxemburger
Zeitung) et œuvres d´imagination.
Dans sa préface, Jean-Yves Tadié analyse
les caractéristiques de Jacques Rivière en tant que critique tout en affirmant
qu´il aurait souhaité être essentiellement romancier, son roman Aimée et ses
autres tentatives fictionnelles le prouvant sans doute. Pourtant, on peut dire
là-dessus sur Jacques Rivière, toujours d´après Jean-Yves Tadié, ce que l´on
dirait d´autres critiques littéraires, à savoir qu´ils auraient d´abord voulu,
pour la plupart devenir romanciers, mais qu´à force d´analyser ils auraient tué
l´élan spontané de la création, la naïveté nécessaire et instinctive de
l´invention. Comme écrit l´insigne préfacier : «On ne dissèque pas le
vivant. Si Proust avait persisté dans la voie de Contre Sainte -Beuve, il se
serait stérilisé lui-même».
Proust est justement un des créateurs de
prédilection de Jacques Rivière qui fut d´ailleurs un des tout premiers
critiques à saisir l´originalité de l´auteur de À la recherche du temps perdu.
Dans une conférence qu´il a donnée sur Marcel Proust prononcée le 1er
mars 1924-donc, après la mort de l´auteur – à Monaco (1), Jacques Rivière ne
s´est pas fait faute d´afficher son enthousiasme pour celui qui fut
ultérieurement considéré comme le plus grand écrivain français du vingtième
siècle et un des meilleurs(le meilleur pour nombre de critiques) toutes langues
confondues, au même titre que, par exemple, James Joyce ou Franz Kafka. Néanmoins,
cet enthousiasme ne l´a pas empêché de garder l´esprit critique et ses analyses
n´ont jamais manqué de profondeur. Dans la troisième partie, il a dit :
«De même que nous avons reconnu, à côté de sa passivité et de son impressionnabilité
radicales, un trait positif dans le caractère de Proust, de même nous devons
rechercher, ou nous devons nous attendre à voir apparaître un second aspect de
son œuvre, une autre originalité de sa manière. Il y a la tache de peinture sur
le gant ; mais il y a aussi l´entêtement de Proust, son art de demander et
d´obtenir, cet appétit, cette exigence, cet effort «pour convertir en quelque
chose d´actif le passif qui semblait son lot», et plus généralement encore,
dans le plan intellectuel, sa défiance des apparences, son besoin de saisir
quelque chose de plus solide que ce qui s´offre d´abord à ses sens, sa passion
de la vérité».
Outre Proust (ou encore André Suarès et
Maurice Barrès), un des auteurs que Jacques Rivière admire le plus c´est Paul Claudel avec qui il est entré en
correspondance et qui l´a en quelque sorte poussé à se convertir au catholicisme. Dans une
conférence qu´il a prononcée à Genève le 6 février 1918, Jacques Rivière n´a
pas caché son admiration pour le grand poète et dramaturge d´inspiration
catholique. À un moment donné, il a dit : «Je ne sais pas s´il ne faut pas
voir la plus grande beauté du théâtre de Claudel dans cette espèce de
continuité, de solidarité, d´abord entre les personnages du drame, entre
ceux-là même qui s´opposent, se haïssent et se font la guerre, et ensuite entre
le groupe des personnages pris en bloc et le décor où ils se meuvent. Tout est
lié, au sens où on emploie ce mot en musique. Aucun effet n´est cherché dans le
contraste, dans le blanc et le noir, dans l´opposition du clair et des ombres.
Mais on passe, on suit, on retrouve, on est en face de la pièce «comme un
peintre clignant des yeux devant l´œuvre d´un peintre, comme un ingénieur
devant le travail d´un castor» (2). On constate une relation constante entre
certains motifs, comme d´une fleur à sa tige, du bras avec la main».
Jacques Rivière, on l´a vu, n´a publié
de son vivant qu´un seul roman, Aimée, mais il a fait d´autres tentatives
romanesques qu´il a appelées Œuvres d´Imagination. Dans l´introduction à cette
dernière partie, intitulée «Une autre part de lui-même», Jean-Marc Quaranta se
penche sur les perspectives fictionnelles et le sens de l´imagination dans
l´œuvre de Jacques Rivière : «L´écriture d´imagination est(…) pour Rivière
à la fois un désir et une violence faite à ce qu´il perçoit comme sa
nature ; violence que lui font les autres par leurs incitations répétées,
violence qu´il se fait d´«orienter» son écriture dans des directions
différentes pour se connaître. En cela, sa situation à l´égard de l´écriture
n´est pas très éloignée de celle qu´il a vécue dans la passion platonique pour
Yvonne Gallimard, l´épouse de Gaston, qu´il raconte dans Aimée et de celles,
plus charnelles, qui sont la matière de Florence, avec à chaque fois Gide en
«inquiéteur» (3) que celui-ci pousse à l´écriture d´imagination ou à consommer
l´adultère». Plus loin, il ajoute :
«Il s´agit en effet dans ces textes de la fin du symbolisme et de l´élaboration
d´une formule romanesque susceptible de sortir le roman français de sa «crise»,
qui remonte au naturalisme et dure jusqu´aux années 1920, pour reprendre le
terme et la chronologie de Michel Raimond (4). On oublie facilement que Rivière
a été un acteur de la résolution de cette crise : il a accompagné
intimement l´écriture du Grand Meaulnes et a été le premier à prendre Proust au
sérieux (5), or l´un et l´autre sont les romanciers dont Michel Raimond montre
précisément qu´ils marquent la sortie de cette crise. Les efforts de Rivière pour
écrire des œuvres d´imagination doivent être rapprochés de sa réflexion sur la
littérature française de son époque. «La Poésie après le symbolisme» et les
études sur Rimbaud et Claudel notamment sont comme la partie théorique d´une
vaste démarche dont les textes de cette section donnent un aperçu de la partie
pratique, du laboratoire. Ils ont un rapport étroit avec les échanges de
Rivière avec Alain- Fournier autour de ce qui deviendra Le Grand Meaulnes et
avec ses articles sur l´œuvre de Proust, tout ce qui fait de lui un acteur
indirect mais majeur de l´avènement de nouvelles formes romanesques, celle
qu´il appelle de ses vœux dans son article sur «Le Roman d´aventure»».
À travers ce volume Critique et Création
où l´on peut découvrir l´avis de Jacques Rivière sur les sujets les plus divers
–le nationalisme allemand, le catholicisme et le nationalisme, les grands
musiciens et peintres de son temps, mais aussi des «dialogues» avec le
passé(voir, par exemple Poussin et la peinture contemporaine) -, on saisit on
ne peut mieux la modernité d´un critique total qui a su transmettre
l´enthousiasme que les créateurs lui suscitaient sans perdre pour autant
l´esprit critique. Malheureusement, sa mort prématurée a empêché la postérité
de saisir à sa juste mesure son immense talent de romancier, entrevu dans les
fictions qu´il nous a laissées.
(1)Cette conférence fut prononcée à la
demande de la Société de conférences instituée sous le haut patronage de Son
Altesse Sérénissime le prince Pierre de Monaco. L´idée de cette conférence
venait de Proust lui-même en mars 1920 car l´écrivain était ami avec Pierre de
Polignac qui avait épousé Charlotte de Grimaldi.
(2) Citations de Paul Claudel extraites
de Connaissance du temps-I.
(3)Jean-Marc Quaranta a repris ici le
titre de la biographie d´André Gide de Frank Lastringant, André Gide,
l´inquiéteur, biographie publiée en 2011 et en 2012 (deux volumes) chez
Flammarion.
(4) Jean-Marc Quaranta fait allusion ici
à l´œuvre de Michel Raimond La crise du roman. Des lendemains du naturalisme
aux années vingt, éditions José Corti, 1985.
(5)Thierry Laget, Introduction au texte
«Quelques progrès dans l´étude du cœur humain par Jacques Rivière», Cahiers
Marcel Proust, nº 13, éditions Gallimard, 1985.
Jacques
Rivière, Critique et Création, édition établie par Robert Kopp avec la
collaboration d´Ariane Charton, préface de Jean-Yves Tadié et postface d´Agathe
Rivière. Bouquins, Paris ; Mollat, Bordeaux, janvier 2025.
dimanche 16 mars 2025
Bicentenaire de la naissance de Camilo Castelo Branco.
Aujourd´hui on
signale le bicentenaire de la naissance de l´écrivain portugais Camilo Castelo
Branco, né le 16 mars 1825 à Lisbonne et mort le à São Miguel de Seide. Il est considéré comme
l’un des fondateurs du roman moderne portugais. Écrivain majeur, c’est l'un des
plus prolifiques de la littérature portugaise, spécialement du XIXe siècle.
La vie de Camilo Castelo Branco a été
aussi riche en événements et aussi tragique que celle de ses personnages. Il a
connu des passions tumultueuses, dont l'une l´a mené en prison : celle
pour Ana Plácido qui devait devenir sa compagne. Devenue l’épouse d’un homme
d’affaires brésilien, Camilo l’a séduite et enlevée. Après
avoir été acquitté du crime d’adultère, à l’âge de 38 ans, il a commencé à
vivre avec Ana Plácido et les enfants. Cette charge l’a obligé
à écrire à un rythme effréné.
Ecrivain à l'imagination vive, au style
communicatif, naturel et coloré, au vocabulaire riche et nuancé, il est un
maître de la langue portugaise. Amor de perdição(Amour
de perdition), publié en 1862, est,
d'après le grand écrivain espagnol Miguel de Unamuno(1864-1936) le plus grand roman d'amour de la Péninsule
Ibérique. Écrit en 1840, il relate la passion clandestine de deux jeunes, Simão
et Teresa, passion à laquelle s'ajoute l'amour de Mariana, une fille du peuple
qui s'éprend de Simão, tout en continuant à lui servir de messagère auprès de
Teresa.
Camilo Castelo Branco a quelques livres traduits
en français - malheureusement, pas beaucoup, il est vrai –, surtout aux
éditions Chandeigne et aux éditions Michel Lafon. Mystères de Lisbonne fut
adapté au cinéma (coproduction franco-portugaise)en 2010 par le cinéaste franco-chilien Raúl Ruiz.
jeudi 27 février 2025
Chronique de mars 2025.
Hans Fallada ou
l´honneur des petites gens.
Dans son essai tout récent Les Irresponsables –Qui a porté Hitler au
pouvoir (éditions Gallimard), l´historien français Johann Chapoutot raconte
comment un consortium libéral-autoritaire, tissé de solidarités d´affaires, de
partis conservateurs, nationalistes et libéraux, de médias réactionnaires et
d´élites traditionnelles, a ouvert la voie à la déferlante nazie qui a sévi sur
l´Allemagne et l´Europe. L´étude de Johann Chapoutot repose sur la lecture
minutieuse des archives politiques, des journaux intimes, correspondances,
discours, articles de presse et Mémoires des acteurs et témoins majeurs.
Néanmoins, si une clique infecte, bourgeoise et irresponsable a hypothéqué
l´avenir immédiat de l´Allemagne et sacrifié la démocratie à l´autel de ses
intérêts personnels, nombre de citoyens anonymes et de petites gens ont tenu
tête à la bête immonde et résisté comme ils pouvaient, d´ordinaire au risque de
leur vie, afin de sauver leur pays et chasser du pouvoir le clan hideux qui
s´en était emparé.
Un des romans qui ont le mieux retracé la résistance du peuple allemand au
Troisième Reich et les conditions de survie pendant la Seconde Guerre Mondiale fut sans conteste Seul dans Berlin de Hans
Fallada. En allemand, le livre s´intitule Jeder stirbt für sich allein,
littéralement Chacun meurt pour lui seul. Il est fondé sur l´histoire réelle
d´Otto et Elise Hampel, exécutés le 8 avril 1943 à la prison de Plötzensee pour
des actes de résistance et dont le dossier à la Gestapo fut transmis à Hans
Fallada après la guerre (j´y reviendrai). Ce roman dépeint avec un indéniable
réalisme les bassesses de la nature humaine soumise à la peur et à la haine. Il
met en valeur le courage de ceux qui honorent leurs principes et refusent de
pactiser avec l´innommable.
L´intrigue de Seul dans Berlin débute en 1940. Berlin fête la campagne de
France. La ferveur nazie est au plus haut. Derrière la façade triomphale du
Reich se cache un monde de misère et de terreur. Ce roman raconte le quotidien
d´un immeuble modeste de la Rue Jablonski où cohabitent persécuteurs et
persécutés. D´une part, il y a Baldur Persicke, jeune recrue des SS qui
terrorise sa famille. D´autre part, il y a Frau Rosenthal, juive, dénoncée et
pillée par ses voisins, ou les Quangel qui, désespérés d´avoir perdu leur fils
au front, inondent la ville de tracts contre Hitler et déjouent la Gestapo
avant de connaître une effroyable descente aux enfers. De ce roman, paru à titre posthume, en Allemagne,
en 1947 –l´année de la mort de l´auteur -, ne fut traduit en France qu´en 1967
chez Plon. Sur Seul dans Berlin, l´écrivain juif italien Primo Levi, rescapé
d´Auschwitz, a écrit qu´il s´agissait d´un des plus beaux livres sur la
résistance allemande antinazie.
L´histoire de ce roman mérite que l´on s´y attarde un petit peu. Le roman
fut rédigé en deux mois seulement dans la zone sous contrôle soviétique (qui
allait devenir la RDA). Le sujet avait été proposé par Johannes Robert Becher,
écrivain réputé et responsable culturel du Parti Communiste Allemand qui sera
nommé Ministre de la Culture de la RDA. Il avait remis à Hans Fallada le
dossier de la Gestapo cité plus haut. Ce dossier portait sur la traque d´un
couple d´ouvrier berlinois, Otto et Elisa Hampel, on l´a vu, qui pendant plus
de deux ans avaient écrit des tracts et des cartes appelant la population à la
résistance contre le régime hitlérien qu´ils déposaient un peu partout dans
Berlin. Arrêtés en 1942, ils avaient été condamnés à mort et pendus. Le livre
est paru peu après la mort de Hans Fallada chez Aufbau-Verlag, mais amputé de
près d´un tiers. De nombreux passages et même un chapitre entier (le chapitre
17) ont disparu. Comme nous le rappelle Alain Pujat dans «Une lecture suivie de
Seul dans Berlin de Hans Fallada», paru en 2021 sur le site Mémoires en jeu
(memoires-en-jeu.com), «Les œuvres autorisées à paraître en zone soviétique
doivent donner une représentation idéalisée de la lutte contre le nazisme et du
peuple allemand qui a pu être abusé, écrasé par une dictature, mais qui, dans
ses profondeurs, ne s´est pas donné au national-socialisme. Mais les dossiers
de la Gestapo révélaient une réalité plus complexe. On y apprenait que la
factice Eva Kluge ainsi que les Quangel (non de fiction des Hampel), avant de
devenir des résistants, avaient appartenu au parti national-socialiste ou à des
organisations satellites. Et le roman donnait sur la vie quotidienne des
Berlinois et sur le fonctionnement de la police nombre de détails véridiques et
gênants. De même que le régime stalinien retouchait les photos officielles en y
faisant disparaître l´image des dirigeants tombés en disgrâce, les éditeurs de
Fallada ont rectifié la représentation du peuple donnée dans le livre, en
procédant à d´amples coupes». Il a fallu attendre 2011 pour qu´eût paru une
nouvelle version, intégrale cette fois, toujours chez Aufbau. En France, une
nouvelle traduction a vu le jour en 2014 chez Denoël.
Hans Fallada était le nom de plume de Rudolf Wilhelm Adolf Ditzen, né le 21
juillet 1893 à Greifswald (en Poméranie). Son pseudonyme Hans Fallada renvoie à
deux personnages des contes des frères Grimm : le héros de Hans im Glück
et le cheval nommé Falada de Die Gänsemagd. Il est de la même génération que
Johannes Robert Becher, déjà cité, Bertold Brecht, Kurt Tucholsky, ou Walter
Benjamin, des auteurs qui sont nés dans l´Empire Allemand sur son déclin, qui
ont connu, au début de leur âge adulte, la chute de l´Empire avec la Première
Guerre Mondiale, et qui vivront seulement quatorze années de démocratie
parlementaire avant que le nazisme ne prenne le pouvoir et que n´éclate la Seconde
Guerre Mondiale.
Il est né au sein d´une famille aisée. Son père Wilhelm Ditzen, magistrat,
voulait bien que son fils eût marché sur ses traces, mais le jeune Rudolf, qui
entretenait une relation conflictuelle avec son géniteur ne s´intéressait
nullement à une carrière de juriste. À la fin du dix-neuvième siècle, alors que
Rudolf était encore un enfant, la famille avait déménagé d´abord à Berlin, puis
vers 1909 à Leipzig.
En 1911, sa vie fut marquée par un drame. Élève au Fürstliches Gymnasium
(Lycée princier) à Rudolstadt en Thuringe, il a fait un pacte suicidaire sous
couvert d´un duel avec son ami Hans Dietrich von Necker qui a fini par mourir
tandis que Rudolf a survécu à de graves blessures. Il fut dans un premier temps
inculpé de meurtre avant d´être admis dans une clinique psychiatrique à Iéna
pour une courte durée, puis à Tannenfeld en 1912.
Hans Fallada a quitté les études secondaires sans diplôme et a décidé de
faire un apprentissage agricole. Il a eu de divers emplois dans cette branche
d´activité sans avoir jamais atteint une stabilité professionnelle et
financière. Par ailleurs, il a connu d´autres ennuis découlant de la vie
déréglée et sans but qu´il menait : de 1917 à 1919, il a suivi plusieurs
cures de désintoxication (alcool et morphine) et a séjourné en prison à au
moins deux reprises, trois mois en 1924 et deux ans et demi à partir de 1926.
Après son mariage en 1919 avec Anna Margarete Issel –dont il aura trois
enfants – sa vie a pris finalement un tournant décisif et il a pu travailler
dans le secteur de l´édition –notamment chez Ernst Rowohlt à Berlin –et faire
du journalisme jusqu´à ce qu´il ait pu enfin vivre de ses droits d´auteur.
Entre-temps, il avait déjà commencé à écrire et publier des romans. Son premier roman Der junge Godeschal -inédit en français tout comme le deuxième Anton und Gerda - fut écrit en 1920, mais n´est paru qu´en 1923. C´étaient les turbulentes années vingt en Allemagne où l´instabilité politique de la jeune et fragile République de Weimar côtoyait l´effervescence artistique et littéraire qui a fait de Berlin en quelque sorte la capitale culturelle de l´Europe dans cette décennie-là. Néanmoins, Hans Fallada n´a jamais vraiment fait partie de ce bouillonnement culturel, lui, qui ne s´identifiait à aucun courant littéraire spécifique et qui dans ses romans décrivait plutôt la vie de petites gens. Il était un écrivain populaire, loin des inquiétudes de l´élite littéraire allemande, mais son premier succès, il ne l´a connu qu´en 1931 avec Bauem, Bonzen und Bomben que l´on peut traduire littéralement par Paysans, Gros Bonnets et Bombes, mais qui a paru en français en 1942, chez Sorlot (1) sous le titre Levée de Fourches. Le roman évoque les révoltes paysannes de Neumünster lors de la crise de 1928-29.
C´était le début d´une véritable carrière littéraire qui ne fut pas pour
autant exempte de soucis. Avec l´ascension du pouvoir nazi, Hans Fallada,
plutôt qu´apprécié, fut surtout toléré.
En 1933, il a même subi une arrestation de courte durée (onze jours) par la
S.A- organisation paramilitaire dont est ensuite issue la SS- après avoir été
dénoncé pour des propos tenus à l´écrivain Ernst von Solomon, figure majeure de
la Révolution Conservatrice (2). À la
suite de cette arrestation et de la consolidation du nazisme en Allemagne, il
s´est retiré dans une ferme qu´il avait acquise à Carwitz (un hameau de
pêcheurs de la commune de Feldberg) et dans le Mecklemburg où il s´est
entièrement consacré à l´écriture. Il est devenu un écrivain prolifique,
publiant à un rythme d´au moins un livre par an, mais ses conditions
matérielles demeuraient tout autant précaires.
En juillet 1944, il a divorcé d´avec Anna Margarete Issel, mais un nouvel
épisode violent contre son ex-épouse peu après a entrainé son incarcération. Il
a fait ensuite la connaissance d´Ursula Losch qu´il a épousée en 1945.
Hospitalisé en raison de ses problèmes d´addiction, Hans Fallada est mort
d´un arrêt cardiaque le 5 février 1947, à Berlin, à l´âge de 53 ans.
Son œuvre est composée d´une trentaine de titres dont quasiment une dizaine
ont paru à titre posthume. Il manque encore une immense correspondance inédite
découverte en Israël en 2011. En français, moins d´une dizaine de ses titres
ont été traduits dont à peine cinq sont en ce moment disponibles, les autres
étant hors commerce depuis quelque temps.
Outre Seul dans Berlin, sans doute son roman le plus emblématique, les autres romans que le lecteur français peut
trouver s´il veut découvrir l´œuvre de Hans Fallada sont –tout comme Seul dans
Berlin, d´ailleurs –disponibles dans la collection de poche Folio chez
Gallimard, tous traduits de l´allemand par Laurence Courtois.
Dans Le buveur (Der Trinker), on a
affaire à l´histoire d´Erwin Sommer, citoyen estimé de sa ville qui mène une
vie paisible. Heureux propriétaire d´un magasin florissant de produits
agricoles, il est marié à Magda depuis une quinzaine d´années. Néanmoins, une
foule d´échecs professionnels et de tensions avec sa femme le fait sombrer dans
l´alcoolisme. Il découvre alors la plénitude de l´ivresse, les joies de la
débauche et de l´oubli. Lucide sur sa dépendance et sa lâcheté, Erwin Sommer ne
quitte pas pour autant la boisson, précipitant sa déchéance. Ce roman, rédigé
en 1944, est à la fois un témoignage brûlant d´une dépendance dont l´auteur
lui-même n´est jamais parvenu à se départir et une peinture réaliste et amère
des bas-fonds de la société allemande.
Du bonheur d´être morphinomane (Gute Krüsliner Wiese rechts) est un recueil
de nouvelles où l´écrivain met en scène le quotidien d´un morphinomane :
un alcoolique cherche à se faire emprisonner pour arriver enfin à se
désintoxiquer ; une paysanne au mari jaloux perd son alliance pendant la
récolte de pommes de terre ; un cambrioleur rêve de retourner en prison où
la vie est, au bout du compte, si tranquille ; enfin, un mendiant vend sa
salive porte-bonheur. Hans Fallada nous brosse un portrait passionnant de son
époque, une époque qui tend peut-être un miroir singulier à la nôtre.
Quoi de neuf, petit homme ? (Kleiner Mann-Was nun ?) – qui dans la première traduction française (de Philippe Boegner, en 1933) s´intitulait Et puis après ?- nous plonge dans l´Allemagne des années trente. Johannes Pinneberg, petit comptable de province, et Emma Mörschel, fille d´ouvriers, s´aiment d´un amour sans nuage. Ils décident de se marier lorsqu´ils découvrent la grossesse d´Emma. Cependant, en ces années noires, construire une vie en famille n´est aucunement une partie de plaisir. La société allemande est rongée par la crise économique et les conflits sociaux et idéologiques. Ils ont beau lutter, tout semble les pousser vers le fond. Dans ce roman, l´auteur dépeint avec brio la vie des petites gens et les affres de la République de Weimar. Quoi de neuf, petit homme ? tient de la satire sociale et du roman d´amour. D´aucuns considèrent ce titre comme l´un des chefs d´œuvre de la littérature allemande d´avant-guerre.
Enfin, Le Cauchemar (Der Alpdruck) est le dernier roman en date de l´auteur
traduit en France. L´intrigue se déroule en 1945, toujours en Allemagne. Le
couple Doll, contrairement au reste du village, accueille avec espoir l´arrivée
des troupes russes. Étant donné qu´il ne s´est pas compromis pendant la guerre,
Herr Doll est désigné maire par intérim. Toutefois, les villageois renâclent
devant cette perspective. Confronté à leur bassesse et leur jalousie, le couple
décide de fuir pour Berlin. Au cœur de leur périple à travers les ruines et la désolation,
les Doll devront s´accrocher à chaque étincelle d´humanité…
S´il n´a pas la réputation et l´audience à l´étranger d´autres écrivains de
sa génération, Hans Fallada est néanmoins, sans l´ombre d´un doute, un nom
indiscutablement original,
populaire et incontournable de la
littérature allemande du vingtième siècle.
(1)Fernand Sorlot (1904-1981) fut un éditeur français connu pour avoir
publié la première édition française de Mein Kampf (Mon combat) d´Adolf Hitler
en 1934. Proche de Charles Maurras, il fut condamné en 1948 à vingt ans
d´indignité nationale et à la confiscation de ses biens pour ses activités
d´éditeur pendant l´occupation allemande de la France.
(2) La Révolution Conservatrice,
surnommée souvent comme un «pré-fascisme allemand», fut une mouvance théorique
qui, en Allemagne entre les deux guerres, a précédé le nazisme, même si elle
n´y est aucunement assimilable.