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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 30 avril 2008

Chronique de mai 2008






La Sicile et le monde selon Leonardo Sciascia.



On a souvent écrit qu´en littérature on doit séparer l´œuvre de l´écrivain. Autant l´œuvre peut être lumineuse, autant l´écrivain peut susciter de l´exécration. Nombre d´écrivains ont eu une cohorte de lecteurs indéfectibles, malgré leur tempérament irascible, leurs opinions politiques totalitaires ou leur côté purement insupportable, abusif, voire répugnant. Or, si l´on ne peut s´empêcher de succomber devant l´œuvre d´un écrivain ayant à son actif toutes ces caractéristiques peu avenantes, à plus forte raison tombe-t-on sous le charme d´un écrivain dont la qualité littéraire est doublée d´une réputation de droiture et dont la conduite morale et le combat civique honorent la littérature. Dans ce dernier registre, on se doit d´évoquer un des noms les plus importants des lettres italiennes de la deuxième moitié du siècle précédent : Leonardo Sciascia.
Celui qui a été, sans l´ombre d´un doute, un des Siciliens les plus illustres du vingtième siècle est né à Racamulto, un petit village situé à vingt-deux kilomètres d´Agrigento, le 8 janvier 1921(un an avant la marche sur Rome de Mussolini et l´avènement du régime fasciste). Il était l´aîné de trois frères et ses racines étaient des plus modestes : sa mère était issue d´une famille d´artisans et son père travaillait comme comptable dans les mines de soufre. C´est néanmoins avec son grand-père et ses tantes qu´il a passé la majeure partie de son enfance. Le petit Leonardo s´est laissé envoûter, dès l´apprentissage des premières lettres, par la passion de la chose imprimée et soit les livres d´histoire soit la fiction ont façonné petit à petit l´esprit critique du jeune Sicilien. Ce n´était pourtant pas facile de s´exprimer dans une Italie muselée par le Duce, qui plus est pour celui qui vivait dans une île qui corrodée par la misère et par la mafia locale essayait de tenir tête au gouvernement de la péninsule. En effet, les Siciliens, au tempérament un brin anarchique et que rebutaient l´ordre et l´autorité se sont toujours méfiés de la soi-disant Italie continentale. Mussolini lui-même y fut un jour l´objet d´une vive contestation - à Piana dei Greci- de la part du capo de la mafia locale, Don Ciccio Cuccia. Mussolini a tiré profit de cet épisode notamment en faisant écrouer Don Ciccio, en changeant plus tard le nom de Piana dei Greci pour Piana degli Albanesi(1) et en nommant en Sicile un nouveau préfet Monsieur Mori pour y faire le ménage et démanteler les affaires de la mafia. Mori n´a peut-être pas réussi à changer la mentalité des Siciliens, mais toujours est-il que dans les années qui ont suivi sa nomination le taux de criminalité a considérablement baissé, de dix homicides par jour on est passé à une moyenne de trois par semaine.
C´est dans une île avec les caractéristiques que l´on vient d´énoncer qu´a grandi Leonardo Sciascia. Sur les premiers vingt ans de sa vie, il a déclaré un jour : «J´ai passé les premiers vingt ans de ma vie dans une société doublement non juste, non libre et non rationnelle : la Sicile, celle dont Pirandello a donné la plus vraie et profonde représentation. Et le fascisme. Et, soit à la façon d´être sicilienne, soit au fascisme, j´ai essayé de réagir en cherchant en mon for intérieur (et hors de moi, seulement chez les livres) les moyens et les méthodes pour y parvenir. D´une façon solitaire et, en définitive, névrotique. Ce que je veux dire c´est que, au cours de ces vingt années, j´ai fini par acquérir une sorte de névrose de la raison.»
Leonardo Sciascia lisait tout ce qui lui tombait entre les mains et il était particulièrement attiré par les écrivains du siècle des lumières, notamment Voltaire. À Rousseau, il lui préférait Diderot et côté dix-neuvième siècle il avait une prédilection pour l´œuvre de Stendhal, à laquelle il consacrerait plus tard plusieurs articles et de courts essais, rassemblés après sa mort en un petit livre sous le titre Adorabile Stendhal (Adorable Stendhal). Casanova, Victor Hugo, Manzoni, Dos Passos, Hemingway, Faulkner, Montale, Ungaretti et les symbolistes français ont également fait partie de ses lectures.
Leonardo Sciascia a très peu quitté son île natale à l´instar d´un autre grand écrivain sicilien Giuseppe Tomasi di Lampedusa, auteur du célèbre roman Il Gattopardo( Le Guépard), porté à l´écran par Luchino Visconti en 1963. Devenant instituteur, Sciascia s´est rendu compte que la littérature était sa véritable vocation et c´est en effet l´écriture, en concomitance avec son intervention civique, qui a fait de lui un homme de notoriété publique.
Ses débuts littéraires se sont produits en 1950 avec la parution du livre Favole della dittatura(Fables de la dictature), vingt-sept textes assez courts d´une prose raffinée qui précèdent d´un an le choix de poèmes La Sicilia, il suo cuore(La Sicile, son cœur). En 1953, il obtient son premier prix littéraire-Le Pirandello- avec justement un essai sur l´auteur de Girgenti(2), prix Nobel de Littérature en 1936, intitulé Pirandello e il Pirandellismo(Pirandello et le Pirandellisme). Cette année-là, il a aussi commencé à collaborer dans différents journaux et revues littéraires.
En 1958, en écrivain déjà mûr et à la réputation croissante, Sciascia s´est fait remarquer par le livre Gli zii di Sicilia(Les oncles de Sicile) rassemblant les contes La tante d´Amérique, Le quarante-huit et Stalin, auxquels il fut ajouté en 1961 l´excellente histoire L´antimoine qui raconte, de façon brillante, la souffrance des chômeurs siciliens que Mussolini a envoyés en Espagne pour combattre dans les rangs franquistes.
En 1961 est paru le livre qui est encore de nos jours son roman le plus vendu et le premier faisant l´objet d´une traduction à l´étranger, Il giorno della civetta(Le jour de la chouette). Dans ce roman, Sciascia évoque pour la première fois les méfaits de la mafia en se rapportant à un moment historique précis, celui où la Cosa Nostra a élargi le domaine de son influence de la campagne en ville.
Sciascia était déjà une des voix les plus représentatives de la littérature italienne et ses nouveaux livres étaient attendus avec un énorme intérêt. Consiglio d´Egitto(Conseil d´Égypte)en 1963, La morte dell´inquisitore(La mort de l´inquisiteur)en 1964, sur la vie du moine hérétique de Racamulto Diego La Matina(une enquête inspirée par des documents d´archives), et À Ciascuno il suo(À chacun son dû), une histoire sur la mafia, urbaine et politisée, en 1966(dont Elio Preti a tiré un film en 1967) ont consolidé la réputation d´un écrivain hors de pair. En auteur prolifique, les livres se sont succédé le long de la décennie suivante dont Il contesto(Le contexte),en 1971, Todo Modo en 1974, sur les catholiques qui font de la politique,roman avec lequel l´auteur s´est vu attirer les foudres de la hiérarchie de l´Église catholique italienne l´année du referendum sur le divorce et l´avortement, et La scomparsa di Majorana(La disparition de Majorana)en 1975, une enquête sur la disparition du génial physicien Ettore Majorana où l´auteur réfléchit sur la responsabilité historique de la science déclenchant, de la sorte, une vive polémique avec le physicien Edoardo Amaldi.
C´est également dans les années soixante-dix, où ses déplacements en France deviennent de plus en plus réguliers, multipliant les contacts avec les milieux intellectuels français, qu´a surgi un de ses plus grands succès Candido ovvero un sogno fatto in Sicilia(Candido), une version moderne, sicilienne et italienne du Candide de Voltaire.
Dans les années quatre-vingt, Sciascia, déjà un peu malade et accablé par ses tâches parlementaires, a écrit un peu moins. Tout de même pourrait-on citer trois livres importants comme Cronachette(Petites chroniques),en 1985, qui remporte le prix Bagutta, Il cavaliere et la morte(Le chevalier et la mort) en 1988, et, en 1989, Una storia semplice(Une histoire simple), un récit à la fois policier, moral et politique, paru le jour même de sa mort le 20 novembre 1989.
Sciascia aura été tout le long de sa vie une des voix les plus critiques et lucides de la vie culturelle italienne. Tout en se méfiant des hommes politiques et des combines qui corrodaient la vie politique, sociale et culturelle du pays, il a quand même consenti à faire quelques incursions, au nom du devoir civique, dans la vie politique italienne. Ainsi, malgré ses démêlés avec le parti communiste italien, a-t-il accepté de figurer sur les listes communistes dans les élections communales de Palermo, en 1975. Cependant, désabusé du divorce indiscutable entre les élites politiques et les électeurs, il a tôt mis un terme à sa carrière d´édile. En 1978, déçu du compromis historique entre les démocrates – chrétiens et les communistes et le soutien de ces derniers à la politique du gouvernement démocrate-chrétien de ne pas négocier avec les Brigades Rouges la libération de l´ancien président du conseil Aldo Moro, enlevé par le mouvement terroriste, Leonardo Sciascia a décidé de rompre avec les communistes. Dans la foulée et après le meurtre d´Aldo Moro, Leonardo Sciascia a publié un livre – pamphlet intitulé L´affaire Aldo Moro où il a livré son opinion sur ce triste événement de l´histoire récente de l´Italie. Élu sur les listes du parti radical en 1979, Sciascia a fait partie d´une commission parlementaire d´enquête sur l´affaire Aldo Moro et, à la fin, il n´a pu s´empêcher d´exprimer sa perplexité devant les conclusions approuvées par la majorité des membres de ladite commission.
Sciascia était surtout quelqu´un qui ne mâchait pas ses mots, mais il le faisait avec une telle lucidité et une telle élégance que, nonobstant les polémiques que ses paroles ont d´ordinaire suscitées, ses interventions ont plus d´une fois forcé le respect et l´admiration.
En homme de gauche, Sciascia a toujours manifesté son soutien aux plus démunis, mais son combat politique et civique était sincère et sans arrière-pensées. En 1987, dans une interview à James Dauphiné, il a déclaré : « Le fait de chercher la vérité renvoie, plutôt qu´à une tradition humaniste, à une tradition du siècle des lumières. Voltaire est le précurseur de cette tradition, relayé, en quelque sorte, plus tard, par Zola. Le danger c´est d´enchaîner abusivement cette attitude à une position partisane et politique. Donc Voltaire et Zola, oui, mais Sartre, non».À bon entendeur…
À Racamulto, le village où il est né, on a dressé une statue à la gloire de cet illustre écrivain dont le courage, l´intelligence et la droiture ont honoré on ne peut mieux les lettres siciliennes et la littérature italienne.



(1) En fait, Mussolini a usé d´une ruse, puisque la ville était déjà majoritairement peuplée par la minorité arbëreshë (Les italiens de langue albanaise).
(2)Girgenti était l´ancien nom(jusqu´en 1927)d´Agrigento.

P.S- Les œuvres complètes de Sciascia, en version originale italienne, sont en cours de publication chez Adelphi. En France, ses traductions sont disponibles pour la plupart chez Gallimard et chez Fayard.
Pour en savoir plus sur l´auteur, vous pouvez consulter le site de l´Association des amis de Leonardo Sciascia (amicisciascia.it).