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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 28 juin 2014

Chronique de juillet 2014





   
La peur  et la guerre d´après Gabriel Chevallier.

Quand on parle de littérature en langue française inspirée par la Grande Guerre, on n´a que l´embarras du choix. En effet, les livres qui, d´une façon ou d´une autre, évoquent ce premier grand conflit mondial, soient-ils purement fictionnels ou dictés par une expérience personnelle des tranchées, sont nombreux et d´une qualité littéraire irréfutable. On peut citer à tour de rôle Les croix de bois de Roland Dorgelès, Le feu d´Henri Barbusse, Ceux de 14 de Maurice Genevoix, Clavel Soldat de Léon Werth,  La percée de Jean Bernier, La main coupée de Blaise Cendrars, Le grand troupeau de Jean Giono, Vie des martyrs de Georges Duhamel, La comédie de Charleroi de Drieu La Rochelle et j´en passe, ceci si l´on ne s´en tient qu´aux livres consacrés exclusivement à  la Grande Guerre, oubliant ainsi ceux où elle est décrite partiellement –comme Voyage au bout de la nuit, de Céline-ou évoquée du point de vue des planqués comme Le Temps retrouvé de Marcel Proust. Néanmoins, celui que je vous présente aujourd´hui est un roman éblouissant que j´ai lu tout récemment et qui m´a causé une forte impression : La Peur de Gabriel Chevallier.
Fils d´un clerc de notaire lyonnais, Gabriel Chevallier est né le 3 mai 1895 et a fréquenté divers établissements dont un collège religieux et l´Ecole des Beaux- Arts de Lyon, sa ville natale, dès  1911. Ces études supérieures ont pourtant été interrompues en 1914 l´année où il fut mobilisé à la Grande Guerre. Blessé en 1915, il est retourné au front une fois rétabli. À la fin du conflit il a exercé de nombreux métiers comme retoucheur de photographie, voyageur de commerce, affichiste  dessinateur, professeur de  dessin et journaliste. À la fin des années vingt, il s´est finalement lancé dans une carrière d´écrivain, en fait sa véritable vocation puisqu´il nous a laissé des livres où son talent de conteur et la perfection de son style prouvent à satiété son indéniable intuition littéraire. Peut-être son œuvre est-elle à tort éclipsée par le certes brillant roman Clochemerle(1934), son plus grand succès en librairie, une chronique villageoise aux accents rabelaisiens, un classique de la littérature comique, constamment réédité en poche. D´autres œuvres de l´auteur mériteraient toutefois de jouir du prestige de Clochemerle, dès lors le tout premier Durand voyageur de commerce(1929), Sainte-Colline(1937) où il évoque les souvenirs de son épouvantable scolarité, ou les cinq longues nouvelles du recueil  Mascarade(1948) où il excelle dans les portraits tantôt drôles, tantôt cruels, de cinq personnages atypiques(ou peut-être pas) :le colonel Crapouillot, un dur de la Guerre de 14-18 qui veut des morts pour paraître plus sérieux ; tante Zoé, une vieille fille bigote et pétomane ; Mourier, «expert» de l´homicide domestique ;Dubois, un spécialiste, lui, du marché noir et enfin un «vieux» qui gratte son jardin pour déterrer son or. Comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture de l´édition du Livre de Poche parue en 2012,«cinq récits qui commencent dans la banalité avant de basculer dans le sordide et la tragédie».
S´il est néanmoins un livre de Gabriel Chevallier dont la réussite ait égalé celle de Clochemerle ce livre-là est sans l´ombre d´un doute son roman le plus poignant, un des meilleurs qu´on ait écrits dans toutes les langues sur la Grande Guerre, naturellement La Peur(1930).
Roger Martin du Gard écrivait en 1956 qu´une exceptionnelle estime l´attachait secrètement à ce livre. Selon le célèbre journaliste Pierre Scize, «sa sincérité est totale, effrayante et parfois cynique». Plus récemment, Bernard Pivot a écrit  qu´il s´agissait peut-être d´un témoignage encore plus terrifiant que Le Feu d´Henri Barbusse et Les Croix de bois de Roland Dorgelès, deux classiques du genre. Enfin, dans son dossier sur les écrivains de la Grande Guerre paru le 24 mai, Babelia, le supplément culturel du quotidien madrilène El País, qualifiait La Peur (traduit en espagnol chez Acantilado sous le titre El miedo)- un des seize livres choisis pour illustrer le dossier- comme un des grands témoignages universels sur la guerre.
«Liberté-Égalité-Fraternité-Mobilisation générale»-c´est cette affiche collée sur les murs des mairies qui attire l´attention des Français le jour où la guerre a éclaté. C´est le sujet du premier chapitre de La Peur. Cette France qui jouissait d´une ambiance de paix depuis plus de quarante ans  et qui avait déjà apparemment surmonté l´humiliation de la guerre franco –prussienne de 1870-1871 qui s´était soldée par une cuisante défaite, avec notamment la perte des départements de l´Alsace et de la Lorraine et la proclamation au château de Versailles du nouvel empire allemand, cette France –là donc qui, à l´inverse, remémorait  les gloires passées bouclait ses bagages pour partir en vacances à la campagne et à la mer. D´autre part «Les terrasses de café sentaient l´absinthe fraîche et les Tziganes y jouaient La Veuve joyeuse, qui faisait fureur». Oh, cette douceur de vivre, cette nonchalance bien française, ce bel été méridional que les autres grandes nations-l´Allemagne ou l´Angleterre-enviaient à ce beau pays de France !  Il se fait pourtant que la guerre arrive et les Français s´en vont à la guerre ! Les réflexions pacifistes fusent dans le roman dès ces premières pages et le narrateur et personnage Jean Dartemont -alter ego de l´auteur- lance ses interrogations : «Les hommes sont bêtes et ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, ils croient ce qu´on leur raconte, ce qu´on leur enseigne. Ils se choisissent des chefs et des maîtres sans les juger, avec un goût funeste pour l´esclavage. Les hommes sont des moutons. Ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent victimes de leur stupide docilité. Quand on a vu la guerre comme je viens de le voir, on se demande : «Comment une telle chose est-elle acceptée ? Quel tracé de frontières, quel honneur national peut légitimer cela ? Comment peut-on grimer en idéal ce qui est banditisme, et le faire admettre ?»». Néanmoins, l´homme qui questionne la guerre aussi lucidement y est allé tout de même : «J´y suis allé contre mes convictions, mais cependant de mon plein gré-non pour me battre, mais par curiosité : pour voir»(1).
Dans les considérations que vous venez de lire, on ne peut s´empêcher d´y voir en partie une ruse d´écrivain. Toujours est-il que la guerre est sans l´ombre d´un doute un miroir de la société où toute l´envie, tout le cynisme, toute l´insolence-et dès lors l´insolence inhérente à la jeunesse-s´y reflètent. Gabriel Chevallier dissèque tous les rouages de la guerre: la désorganisation à l´arrivée, un colonel fou, la vie dure dans les tranchées, les obus.  Tout ce qu´il raconte en fait n´est pas nouveau, mais l´auteur le fait avec une verve qui nous étonne à chaque page à telle enseigne que nous nous sentons transportés sur le théâtre de guerre : «Les gros obus, qui ne s´annonçaient plus, éclataient au hasard, avec une flamme rouge, nous secouaient de leur souffle fétide, nous entouraient de jaillissement de métal et de pierres, qui entamaient parfois nos rangs. De longs hurlements humains dominaient, par instants, tous les bruits, se répercutaient en nous en ondes d´horreur et nous rappelaient, jusqu´à nous rendre flageolants, la lamentable faiblesse de notre chair, au milieu de ce volcan d´acier et de feu. Puis la saccade forcenée des mitrailleuses déchirait la voix des mourants, criblait la nuit, la découpait d´un pointillé de balles et de sons. On ne pouvait s´entendre qu´en criant, se distinguer qu´à la lumière boréale des fusées, avancer qu´en s´écrasant dans les boyaux gorgés d´hommes que cette angoisse étreignait : Était-ce une attaque ? Allait-on se battre ?» Et que dire(ou écrire) quand on se trouve brusquement nez à nez avec un cadavre ? Une impression terrible : « Mon visage passa à quelques centimètres du sien, mon regard rencontra son effrayant regard vitreux, ma main toucha sa main glacée, assombrie par le sang qui s´était glacé dans ses veines. Il me sembla que ce mort, dans ce court tête-à-tête qu´il m´imposait, me reprochait sa mort et me menaçait de sa vengeance. Cette impression est l´une des plus horribles que j´ai rapportées du front»(2).
Et pourtant, ce cadavre était un cadavre comme tant d´autres. Il y en avait à foison : intacts, sans trace de blessures, barbouillés de sang, calmes, résignés, hagards et, bien sûr, ceux qui étaient mutilés, des fragments de cadavres, des lambeaux de corps et de vêtements. C´était ça la guerre…
Quand on est témoin d´une expérience humaine aussi atroce, il est naturel que l´on s´interroge, si l´on est croyant, sur le rôle de Dieu. L´auteur le convoque aussi dans son roman.
Dans une conversation avec l´aumônier, Jean Dartemont lui rappelle que la plus grande faute c´est de tuer un semblable qui est un fils de Dieu tout autant que lui. L´aumônier à son tour lui répond que ceux qu´on leur commande de tuer sont des ennemis de la patrie et que le mal ne vient donc pas de Dieu, mais des hommes. Dartemont lui pose alors une question troublante : «Dieu serait donc impuissant ?», mais l´aumônier lui riposte que les desseins du créateur sont impénétrables.  Alors que l´aumônier lui insinue qu´il est saisi par le pêché d´orgueil qui amènera sa ruine, Dartemont lui rappelle qu´il s´agit d´une manière de blasphème puisque Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance. C´en est assez pour l´aumônier qui interrompt le dialogue et lui ouvre la porte. Dartemont qui cherchait des paroles d´espoir a vu au contraire de la rage dans le regard du prêtre et il a fini par conclure : «Dieu ? Allons, allons, le ciel est vide, vide comme un cadavre. Il n´y a dans le ciel que les obus et tous les engins mortels des hommes…La guerre a tué Dieu, aussi !»(3).
Dans ce monde, d´ailleurs, la guerre est une menace perpétuelle-«Nous ne savons ni l´heure ni l´endroit»-, mais la guerre ne se discute pas. Il faut obéir et ne pas y penser : «C´est pourquoi les hommes les plus frustes, les plus illogiques sont les plus forts. Je ne parle pas des chefs : ils jouent un rôle, ils tiennent l´engagement qu´ils ont contracté. Ils ont  des satisfactions de vanité et plus de confort (et certains faiblissent pourtant). Mais les soldats ! J´ai remarqué que les plus courageux sont les plus dépourvus d´imagination et de sensibilité. Ceci s´explique. Si les hommes du petit poste n ´avaient pas été habitués, par la vie déjà, à la résignation, à l´obéissance passive des misérables, ils fuiraient. Et si les défenseurs du petit poste étaient tous des nerveux et des intellectuels, très vite la guerre ne serait plus possible»(4).
Portrait d´un héros meurtri, ce livre est souvent classé dans la catégorie des romans pacifistes, ce qui me paraît somme toute assez naturel étant donné le contenu les réflexions qui le sous-tendent (il fallait d´ailleurs un autre article pour analyser le pacifisme de l´après-guerre et ses conséquences dans les années ayant précédé la seconde guerre mondiale). De toute façon, il est avant tout une grande méditation philosophique, sous forme de roman, sur la guerre, certes, mais également sur la condition humaine, très peu sur ses splendeurs et beaucoup sur ses misères.
Ce roman réaliste et désenchanté où le narrateur met en exergue le quotidien des poilus et ose évoquer la peur dans son propre camp- fait rarissime dans les romans inspirés par les combats de la première guerre mondiale-a causé bien des déboires à son auteur, souvent accusé d´antipatriotisme. En 1939, lors de l´éclatement de la seconde guerre, la vente du roman fut suspendue d´un commun accord entre Gabriel Chevallier et Stock, son éditeur. Le moral des soldats ne risquerait donc pas d´être touché…
Si La peur fait indiscutablement partie de la bibliographie essentielle sur la Grande Guerre, on peine encore à reconnaître sa vraie place au sein de notre histoire littéraire: un des meilleurs romans français de la première moitié du vingtième siècle.

 


 
Gabriel Chevallier, La peur, Le livre de poche, Paris, 2010.

(1)    pages 20-21.
(2)    pages 74-75.
(3)    pages 167-168.
(4)    page 330.


mercredi 25 juin 2014

Ana Maria Matute n´est plus.







La littérature espagnole vient de perdre un de ses noms les plus représentatifs. L´écrivain Ana Maria Matute vient de décéder à Barcelone à l´âge de 88 ans. Née le 26 juillet 1925, à Barcelone aussi, elle appartenait à la génération de 50. 
Dès son premier roman Los Abel(1948), elle s´affirmée comme un des écrivains les plus emblématiques de sa génération. Romancière, mais aussi conteuse et auteur de livres pour enfants, elle a accumulé les prix littéraires les plus prestigieux au cours de sa carrière dont le Café Gijon en 1952(pour Fiesta al Noroeste), le Planeta en 1954(pour Pequeño Teatro) le Nadal en 1959 (pour Primera Memoria), le National des Lettres Espagnoles en 2007 et enfin le Cervantès, consécration suprême, en 2010.
Elle a plus d´une douzaine de livres traduits en français.
Ana Maria Matute, un écrivain immense qui disparaît.