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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 17 mars 2024

La mort de Nuno Júdice.

 


Nuno Júdice, né à Mexilhoeira Grande (Algarve) le , est mort aujourd´hui à Lisbonne à l´âge de 74 ans. Il était un grand poète portugais, mais aussi un essayiste,  romancier et professeur universitaire.

Il a débuté en littérature en 1972 avec « A Noção de Poema » (La notion de poème). Il était diplômé en philologie romane de l'Université de Lisbonne et a obtenu le grade de docteur de l'Université Nouvelle de Lisbonne (Universidade Nova) où il était professeur, en présentant en 1989 une thèse sur la littérature médiévale. Il a publié des anthologies, des éditions critiques, des études littéraires et a maintenu aussi une collaboration régulière avec la presse. Il a reçu le prix Reine Sofia de la poésie ibéro-américaine en Espagne, en 2013, décerné par le Patrimoine national espagnol et l'Université de Salamanque, d'un montant de € 42.100. ll a reçu d´autres distinctions comme le diplôme de "Oficial da Ordem de Santiago e Espada" (Officier de l'Ordre de Santiago et épée), au Portugal, et en France, le grade d'Officier de l'Ordre des arts et des Lettres.

Son œuvre est abondamment traduite et en français elle est disponible chez plusieurs éditeurs, notamment dans la prestigieuse collection Poésie de Gallimard.  

jeudi 29 février 2024

Chronique de mars 2024.

 



La trajectoire singulière de Cristina Campo.

La trajectoire personnelle et littéraire de Cristina Campo - dont le centenaire de la naissance fut commémoré l´année dernière- a à la fois quelque chose de mystérieux et d´inouï. En choisissant ce pseudonyme, elle a voulu rendre hommage simultanément à Jésus Christ et aux camps de concentration. Elle déclarait elle-même qu´elle avait peu écrit, mais qu´elle eût aimé avoir encore moins écrit. Comme l´a si bien dit Monique Baccelli dans Le Tigre Absence, paru en novembre 2023 aux éditions Arfuyen (1) ,Cristina Campo, prise entre la fascination du silence et celle de l´expression, s´interrogeant sur le bien- fondé de l´écriture avant et pendant la période créative, ne pouvait proférer que des paroles exactes et rares. Et Monique Baccelli a ajouté : «si cette «trappiste de la perfection» cède à la tentation du logos c´est moins parce qu´elle ne peut se détacher de certaines choses, dit-elle encore, que parce que certaines choses ne peuvent se détacher d´elle».

Vittoria Guerrini –son nom civil – est née le 28 avril 1923, à Bologne, et a poussé son dernier soupir le 10 janvier 1977 à Rome, à l´âge de 53 ans, victime d´une insuffisance cardiaque.

Fille unique de Guido Guerrini, musicien et compositeur originaire de Faenza, et d´ Emilia Putti, petite-fille du poète et critique musical Enrico Panzacchi et sœur du chirurgien orthopédique Vittorio Putti, Cristina Campo a grandi isolée dans le cadre familial bourgeois en raison de ses ennuis de santé. Cette fragilité l´a empêchée de suivre ses études de façon régulière. Jusqu´en 1925, la famille Guerrini a vécu dans la résidence du professeur Putti, dans le parc de l´hôpital Rizzoli de Bologne. Par la suite, elle s´est installée à Parme pendant quelque temps avant de déménager en 1928 à Florence où Guido Guerrini fut invité à diriger le Conservatoire Luigi Cherubini. Son séjour dans cette ville si tournée vers la culture a joué un rôle primordial dans le développement d´une sensibilité artistique chez la jeune Vittoria. Son amitié avec le germaniste et traducteur Leone Traverso fut décisive dans ce tournant important de  sa vie, mais d´autres noms comptent parmi ceux qui l´ont initiée aux grandes œuvres de la littérature –surtout de la poésie – et de la philosophie européennes comme Mario Luzi, le psychanalyste Gianfranco Draghi –à qui elle doit la découverte de la pensée de Simone Weil qui exercera sur son esprit une influence essentielle –la romancière et traductrice Gabriella Bemporad, le philosophe et historien des religions Elemire Zolla, qu´elle épousera d´ailleurs vers le début des années soixante,  et Margherita Pieracci Harwell, une femme de lettres qui supervisera la publication de ses œuvres posthumes, publiées aujourd´hui chez Adelphi, la prestigieuse et  élégante maison d´édition milanaise.

Cristina Campo est demeurée à Florence jusqu´en 1955. Elle s´est fait connaître –on l´a vu –des milieux littéraires et artistiques locaux tout en observant une conduite plutôt réfractaire à la reconnaissance et aux contacts avec le grand public, se montrant indifférente aux stratégies de promotion du marché littéraire en dépit de sa collaboration  dans des revues littéraires comme Posta Letteraria (du Corriere dell´Adda), La Chimera, Parangone, L´Approdo Letterario, Letteratura ou Elsinore. Elle a d´ailleurs toujours préféré signer sous des pseudonymes les ouvrages publiés de son vivant.  Outre les ouvrages de son cru plutôt rares – dans sa pensée comme dans sa périodicité –Cristina Campo s´est également singularisée en tant que traductrice, en choisissant des autrices et des auteurs reconnus pour leur écriture élusive ou moderne comme Katherine Mansfield, Eduard Mörike, William Carlos Williams, Hugo von Hoffmansthal, Virginia Woolf, John Donne, Marcel Proust et, bien sûr, Simone Weil. 

La critique italienne a parlé de Cristina Campo comme d´une fleur indéfinissable et inclassable. Si la brièveté de sa vie justifie l´économie de son œuvre, les réticences de l´autrice, la quête de la perfection, des poèmes portés à une hauteur insolite expliquent aussi le peu de titres parus de son vivant, mais également à titre posthume. Ses essais littéraires – si tant est que l´on puisse les qualifier de la sorte tellement ils débordent le genre – questionnent, suggèrent sans jamais trancher ou affirmer et n´émettent aucune théorie, mais– comme nous le rappelle encore Monique Baccelli – passent en toute liberté, au gré d´une vaste culture, du conté de fée au chant grégorien, des Pères du désert à Chopin, du rite byzantin à Borges. La plupart de ses textes en prose ont été rassemblés dans le livre Gli imperdonabili (traduit en français par Francine de Martinoir, Jean-Batiste Para et Gérard Macé, sous le titre Les Impardonnables, dans la collection L´imaginaire chez Gallimard).

Cristina Campo définissait la pure poésie, «grand sphinx au visage illuminé», comme hiéroglyphe et beauté, étranges poèmes inséparables et indépendants. À ce propos, Monique Baccelli écrit : «le poète, comme le saint, est aussi un peu acrobate : pour tirer de son effort passe de nouvelles illuminations, il doit faire comme le baron de Münchhausen qui, voulant atteindre la lune, coupait sous lui la corde pour la tendre vers l´astre».   

Dans son essai publié en 2019 (2) Les incandescentes (Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo), Elisabeth Bart analyse on ne peut mieux la pensée de Cristina Campo : «Bien plus que Simone Weil, Cristina Campo fut poète au sens où l´entend Maria Zambrano, elle s´inscrit dans la lignée des poètes modernes issus de Baudelaire qui possèdent cette lucidité que son amie andalouse nomme «la raison poétique». Rappelons que ce concept aux multiples résonances dont la richesse reste insuffisamment explorée, longuement forgé dans une méditation sur l´origine de la parole poétique, désigne en premier lieu «l´autre raison» l´autre conscience de la réalité qui se manifeste dans le délire, première forme de la parole poétique : le poète a conscience de son délire alors qu´il arrive au philosophe de délirer en se croyant dans le plein exercice de la raison».

Cependant, si la poésie est l´expression primesautière du talent de Cristina Campo, ce talent prend sa source également dans le conte –on l´a déjà vu plus haut en quelque sorte –et aussi dans la foi, comme le rappelle toujours Elisabeth Bart dans l´ouvrage déjà cité : «Cristina Campo formule au moyen de multiples exemples empruntés aux contes ce que Simone Weil a pensé au moyen des outils mathématiques, à partir des textes des pythagoriciens. Le voyage spirituel que narrent les contes est l´apprentissage de l´attention, d´une contemplation de la nécessité pour la dépasser. En d´autres termes, la lecture des contes l´a initiée à une poétique relevant d´une expérience mystique où la nuit obscure -la perte de la vision –fraie la descente de la grâce, ce qu´indique la référence à la parabole, si chère à Simone Weil, de l´oiseau de l´Upanishad (…) Alors que Simone Weil insistait sur la condition d´une intelligence animée par l´amour pour accéder à l´harmonie, à la beauté du monde, Cristina Campo insiste sur la condition de la foi, une foi intense, pour déchiffrer les symboles qui sont les clés de l´espace absolu, de l´hortus paradisus». 

Simone Weil a indiscutablement eu une influence fondamentale, on l´a vu, dans la pensée de Cristina Campo qui, fidèle à son œuvre, s´est occupée du dossier que la revue Letteratura a consacré à la philosophe française en 1959, et en 1963 elle a terminé la traduction de Venise sauvée, pièce de théâtre inachevée de Simone Weil sur le projet avorté du renversement de la République Vénitienne par les Espagnols en 1618.  Dans une lettre de 1956, Cristina Campo a écrit sur Simone Weil ce qui suit : «Simone me rend tangible tout ce que je n´ose croire. Ainsi devons-nous devenir l´idiot du village, devenir des génies… Je pressentais confusément que l´on pouvait devenir des génies (et non des talents), mais personne jusqu´à ce jour ne m´avait dit que c´était possible. Quel dommage de ne pas être né idiot du village…mais il arrive que Dieu y pourvoie d´une autre manière. Ainsi pour ma part dois-je aimer cette lame froide qui, un jour, est venue se coincer entre les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte à la parole de ceux qui n´ont pas de langage…».

Cristina Campo était en fait une figure singulière, nourrissant le paradoxe, comme l´a souligné Pietro Citati, et scandalisant et irritant son temps par l´étrangeté de sa démarche intellectuelle. C´était une femme élégante, mais d´une élégance surtout intérieure dont l´écho passionnel et spirituel se retrouve dans son écriture. Parmi sa correspondance, l´une des plus importantes est celle qu´elle a entretenue avec la poète argentine Alejandra Pizarnik (voir la chronique de juin 2022)  pendant sept ans entre 1963 et 1970. Elles se sont connues à Paris et elles avaient des points en commun dont l´insomnie, le «jeûne des yeux» et la quête de l´absolu, celle de Cristina Campo vers l´éternel, celle d´Alejandra Pizarnik vers l´abîme. La poète argentine a dédié à son interlocutrice intérieure –c´est ainsi qu´elle dénommait Cristina Campo- le poème «Anneaux de cendre».

La spiritualité était une caractéristique centrale chez Cristina Campo : «La liturgie jaillit de ma plume quoi que j´écrive». Elle a, d´ailleurs, rédigé une foule de textes inspirés par la liturgie byzantine, une sorte de poésie sous forme de prière. En 1974, elle a préparé un texte - publié par l´éditeur Rusconi et quasi-immédiatement retiré après l´ intervention du Vatican - prenant la défense de Monseigneur Marcel Lefebvre, un évêque français qui prônait un catholicisme intégriste et qui serait plus tard excommunié par le Pape Jean Paul II en 1988. Le directeur éditorial de Rusconi à l´époque, Alfredo Cattabiani a proféré un jour sur Cristina Campo des affirmations tout à fait atypiques : «C´était une extrémiste, je dirai presque que c´était plutôt Lefebvre le disciple de Cristina Campo et non pas l´inverse».

Depuis la mort de son père, en 1965, Cristina Campo a déménagé sur l´Aventin, à Rome. Elle y était proche de l´abbaye bénédictine de Sant´Anselmo, où les offices étaient toujours célébrés en grégorien. Lorsque, à son tour, l´abbaye a adopté la liturgie postconciliaire, elle s´est tournée vers l´église du Russicum (Ponteficium Collegium Russicum), où se maintenait le rite byzantin.

Cinquante –trois de vie ont rendu cette figure singulière de la littérature italienne –«une vestale discrète» selon le titre d´un article de Cettina Caliò, paru le 23 mai 2023 sur le quotidien Il Foglio -une des poètes majeures de ce que les italiens dénomment le Novecento (le vingtième siècle). Nous terminons cette chronique avec un court poème de Cristina Campo (3) tiré du livre Pas d´adieu (Passo d´addio) : «Pieuse comme la branche/ployée par tant de neiges/joyeuse comme un bûcher/sur des collines d´oubli, /sur des lames acérées/en blanche tunique d´orties, /je t´apprendrai, mon âme, /ce pas d´adieu…».

(1)  in Cristina Campo, Le Tigre Absence, édition bilingue, traduit de l´italien et présenté par Monique Baccelli, éditions Arfuyen, Paris-Orbey, novembre 2023.

(2)  Elisabeth Bart, Les incandescentes (Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo), éditions Pierre –Guillaume de Roux, Paris, 2019. Nouvelle édition : éditions R&N, Paris, mai 2023.

(3)  Texte original italien, traduit par Monique Baccelli : «Devota come ramo/curvato da molte nevi/allegra come falò/per colline d´oblio, /su acutissime làmine/in bianca maglia d´ortiche, /ti insegnerò, mia anima, /questo passo d´addio…» Le Tigre Absence.

 

mercredi 21 février 2024

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le roman Une sale Française de Romain Slocombe, publié aux éditions du Seuil.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-une-sale-francaise-un-roman-captivant-de-romain-slocombe-379253



lundi 29 janvier 2024

Chronique de février 2024.

 



Comment vivre avec l´étoile de Jiri Weil.

Salué par Harold Pinter, Arthur Miller ou Philip Roth -qui avait considéré Vivre avec une étoile comme le meilleur roman qu´il avait lu sur le destin des juifs-, Jiri Weil était assurément un des tout premiers écrivains tchèques de sa génération.

 Second enfant d´une famille plutôt aisée de juifs orthodoxes, Jiri Weil est né le 6 août 1900 à Praskolesy, une petite ville à 40 kilomètres de Prague, près de Horovice, en royaume de Bohême, donc dans l´ancien empire austro-hongrois. Il s´est intéressé dès l´enfance à la littérature et donc ce fut tout naturellement qu´en terminant les études secondaires, vers la fin de la Première Guerre Mondiale, il a décidé –alors citoyen de la nouvelle République tchécoslovaque de Tomas Masaryk –d´étudier les langues slaves et la littérature comparée à l´Université Charles de Prague. Sa culture assez vaste et ses connaissances linguistiques lui ont fourni les outils nécessaires pour traduire, alors qu´il n´était qu´un étudiant, des textes hautement littéraires, notamment des auteurs russes. En 1928, il a d´ailleurs présenté une thèse de doctorat intitulée «Gogol et le roman anglais du XVIIIème siècle». En même temps, il était un jeune particulièrement actif. Il écrivait déjà au début des années vingt des textes de son cru qui traduisaient une vision très originale du monde qui l´entourait dont un premier roman Mesto sous le pseudonyme de Jiri Wilde. Il a également intégré les cercles de jeunes intellectuels de gauche, surtout auprès du mouvement Devetsil qui réunissait les artistes les plus talentueux de l´avant-garde tchèque. Sa révolte devant les injustices l´a poussé à adhérer en 1921 au Parti Communiste Tchécoslovaque où il s´est tôt fait remarquer en occupant rapidement de hautes fonctions dans les structures de jeunesse du parti. Dans les articles que Jiri Weil a rédigés à l´époque il y a plein de traces de l´enthousiasme acritique du néophyte qui ne met jamais en cause les dogmes et le sectarisme qui sous-tendent les discours idéologiques. Il est alors devenu journaliste au sein de la presse communiste tchécoslovaque, un métier qu´il a exercé depuis 1922 –année de son premier voyage en Urss - jusqu´en 1931. Il a publié son premier article dans le quotidien Rude Pravo sur la vie culturelle en Union Soviétique. En concomitance avec son métier de journaliste, il a poursuivi son travail de traducteur de russe en tchèque, notamment des œuvres de Boris Pasternak, Vladimir Lougovskoï, Vladimir Maïakovski ou Marina Tsvetaeva. Vivant à Prague, il y a travaillé pour l´ambassade d´Union Soviétique.

À Moscou de 1932 à 1935, Jiri Weil est devenu traducteur des classiques marxistes-léninistes aux éditions du Komintern (L´Internationale Communiste), participant, par exemple, à la traduction en tchèque de L´État et la Révolution de Lénine. Pourtant, malgré l´engouement dont Jiri Weil a toujours fait preuve pour la cause communiste, il ne fut pas ménagé par les purges staliniennes. Il fut dénoncé, exclu du Parti Communiste, et envoyé «en rééducation» au Kazakhstan en 1934. Un an plus tard, il est rentré en Tchécoslovaquie et s´est servi de sa plume pour porter un témoignage sévère sur ses expériences soviétiques.  D´abord, en 1937, le roman De Moscou à la frontière (Moskva branice) qui raconte la trajectoire de Jan Fischer, intellectuel militant, victime des purges, un livre qui selon les chroniques de l´époque a suscité en Tchécoslovaquie le même émoi qu´en France et ailleurs le Retour de l´Urss d´André Gide ; puis, un deuxième roman, La Cuiller en bois(Drevena Izice), publié l´année suivante, qui met en scène les nouvelles aventures de son héros, exclu maintenant du parti, et déporté dans un camp de concentration. Ce deuxième roman fut un des premiers livres consacrés au goulag. Il ne fut réédité dans la version originale tchèque qu´après la chute du communisme. Longtemps, on n´a pu le lire que sur une traduction italienne, publiée en 1970.

Sous l´occupation nazie, Jili Weil, fuyant la déportation,  a vécu dans l´illégalité à partir de 1942. C´est à ce moment-là (1945) qu´il a écrit le livre Makanna, père des miracles (Makanna otec divu) qui est une parabole moderne de l´ascension et de la chute d´un faux prophète, s´inspirant de l´histoire du franquisme, une hérésie juive du XVIIIème siècle. Il a pris alors conscience de sa judéité. Après 1945 et la Libération, Jiri Weil a fait quelques voyages en Europe de l´Ouest qui lui ont inspiré une série de récits dénonçant avec ironie les absurdités de l´humanité, des récits rassemblés dans le livre La Paix (Mir), paru en 1949. C´est cette année-là qu´il a publié Vivre avec une étoile (Zivot s hvezdou), son chef d´œuvre, que d´aucuns –dont feu Philip Roth, comme je l´ai écrit plus haut –ont considéré comme un des romans essentiels sur le destin des juifs et la Shoah. Le roman gravite autour de la figure de Josef Roubicek, un modeste employé de banque praguois qui aime les randonnées, la musique et mène une vie paisible avant l´irruption de la bête nazie. Il sait qu´il risque, en tant que juif, d´être privé de la liberté et déporté vers l´Est. Cousue sur sa veste juste au –dessus du cœur, une étoile jaune fait de Josef un étranger dans sa propre ville. Il erre dans les cimetières et se recroqueville dans sa mansarde avec pour seule compagnie un chat. Il s´accroche, pour se maintenir en vie, à de petits souvenirs et sensations comme un livre, un oignon, ou un amour perdu, sa Ruzena, bien-aimée. D´après Xavier Galmiche, traducteur de Jiri Weil, et Jan Vladislav (1),  poète tchèque dissident (signataire de la Charte 77), décédé en 2009, le récit de Josef Roubicek, rédigé à la première personne, se déroule dans une atmosphère assez semblable à celle du Procès de Franz Kafka, c´est-à-dire dans l´espace à la fois réel et irréel d´une ville jamais nommée et d´une époque jamais explicite. Néanmoins, «il s´agit bel et bien de Prague à l´heure allemande, quoique pour le narrateur les mots «allemand», «nazi» ou «juif» n´existent pas. Au cours de son monologue, Roubicek ne les prononce jamais, à une ou deux exceptions près –quand il cite les injures proférées à son adresse : pour lui, il n´y a qu´«Eux» et «nous» (…) Roubicek n´a dans sa solitude absolue qu´une compagnie, l´ombre de Ruzena, son amante qu´il a perdue pour avoir manqué de courage de fuir et de vivre avec elle. À cette ombre muette, il raconte sa vie de misère, avec elle il retrouve de fugaces bonheurs à évoquer les péripéties de leur amour : c´est cet amour toujours présent qui lui permet de survivre, même quand il apprend que Ruzena et son mari ont été fusillés. Apparaît alors un élément nouveau qui tirera Roubicek de sa léthargie : la découverte de la solidarité. Sur le terrain vague, le dernier endroit où il ait le droit de se promener, il rencontre Materna, un ouvrier du voisinage, qui l´aborde, l´invite chez lui et, avec le renfort d´amis réunis clandestinement, le presse de se cacher». À la fin, il y a toujours de l´espoir… 

Josef Roubicek est une sorte d´alter ego de Jiri Weil lui-même et l´on aura pu s´apercevoir en lisant ces dernières lignes que le roman Vivre avec une étoile-réédité en français en septembre 2023 aux éditions Denoël – est largement inspiré par l´expérience de l´auteur pendant la guerre. Il faut dire que pendant l´Occupation –comme l´a rappelé le traducteur Xavier Galmiche dans une interview accordée fin décembre à la Radio Prague International –la situation s´est particulièrement durcie à partir de 1942 avec une systématisation de la déportation de la population juive, en général vers le camp de transit de Terezin avant le déplacement vers de différents camps d´extermination sur le territoire polonais, mais Jiri Weil a eu quand même un peu de chance comme l´affirme Xavier Galmiche : «Il a bien sûr eu une vie extrêmement pénible, il en parle dans Vivre avec une étoile, mais il a été protégé par deux choses :le fait qu´il se soit marié avec Olga, dix jours avant l´entrée d´une loi qui faisait sauter la protection du membre juif d´un couple mixte. Il a été sauvé in extremis par une sorte de juridisme qui continue à fonctionner dans la Prague du Protectorat qui fait que si on est un peu protégé par une loi, ça marche. Ensuite, il a été protégé par son travail auprès de la communauté juive, dont on voit des échos dans ses romans. Il a été affecté à l´inventorisation des biens spoliés aux familles juives. C´est donc quelque chose d´extrêmement compliqué à gérer, bien sûr, avec le conflit moral de quelqu´un qui survit en voyant les autres partir. À la fin de la guerre, se sentant très directement menacé, il a, avec la complicité de sa femme et d´amis, simulé un suicide à partir duquel il se cache. Mais il ne se cachera que quelques mois».   

 Jiri Weil s´est singularisé, selon Jiri Holý,  par un style apparemment plat, froid, sans effusion de sentiments, ce que l´on appelle en Allemagne la «nouvelle objectivité». Pour Xavier Galmiche, on pourrait qualifier le roman de Weil, non seulement par son style, mais également par l´espèce de philosophie qui s´en dégage, comme un roman existentialiste : «On peut considérer que les romans de Kafka sont des œuvres pré-existentialistes alors que l´existentialisme n´avait pas de nom. Et pour Weil, c´est un roman existentialiste qui connaît la philosophie existentialiste dans laquelle il s´est probablement reconnu».    

On a souvent rapproché Jiri Weil de l´écrivain ukrainien Isaac Babel. Selon Philip Roth, ce que Jiri Weil partageait avec Isaac Babel c´était la capacité d´écrire sur la barbarie et la douleur avec un laconisme qui semble être en soi le commentaire le plus féroce que l´on puisse faire sur ce que la vie a de pire à offrir. Par contre, toujours selon Philip Roth, les émotions qui animaient Weil étaient plus nettes et moins ambiguës que celles de Babel et Weil s´avérait être plutôt un conteur qu´un styliste absorbé par une autoanalyse implacable. Il usait d´ailleurs d´une rhétorique minimaliste. 

Si entre 1945 et 1948, Jiri Weil a pu réintégrer pleinement la vie culturelle tchécoslovaque où il a dirigé la revue Literarny Noviny, sa marge de manœuvre s´est graduellement amenuisée après l´arrivée des communistes au pouvoir. Il fut exclu de l´Union des écrivains, essentiellement pour ses ouvrages d´avant-guerre, mais aussi pour Vivre avec une étoile qui, publié par la maison d´édition Elk, fut précipitamment retiré des librairies peu après sa parution. Il a fini par trouver du travail au Musée juif de Prague. Les documents sur le génocide des juifs tchèques qui ont passé entre ses mains lui ont inspiré un collage littéraire, Complaintes pour 77297 victimes (Zalozpev za 77297 obetí). Il fut enfin réhabilité en 1958, un an avant sa mort, survenue le 13 décembre 1959 à Prague. En 1960, est paru à titre posthume un de ses livres les plus emblématiques, Mendelssohn sur le toit (Na strese je Mendelssohn). Aujourd´hui, les œuvres complètes de Jiri Weil –qui incluent aussi les textes journalistiques - sont disponibles en Tchéquie grâce au remarquable labeur des éditions Triáda et du textologue Michal Spirit. Il y a tout un travail d´informations historiques et de documentation qui nous permet, par des notes, de reconstituer la trajectoire d´un homme dont les engagements civiques, politiques et littéraires sont un exemple de persévérance et d´attachement à la justice et à la liberté, comme en témoignent aussi les textes de ceux qu´il a fréquentés comme Jiri Kolar (2) ou Jan Vladislav.

Puisse l´étoile de Jiri Weil briller éternellement au panthéon des lettres.

 

Jiri Weil, Vivre avec une étoile, traduit du tchèque par Xavier Galmiche, préface de Philip Roth, éditions Denoël, Paris, septembre 2023.

 

(1)  in Le Nouveau Dictionnaire des auteurs : de tous les temps et de tous les pays, Laffont-Bompiani, Eclectis, 1994. Jan Vladislav a été forcé l´émigration en 1981. Il a vécu en France où il a largement contribué à la révélation en France de textes tchèques majeurs dont ceux de Jiri Weil.

(2)  Jiri Kolar était un poète et peintre tchèque, décédé à Prague en 2002.

 

vendredi 19 janvier 2024

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal ma chronique sur le roman Croix de Cendre, écrit par Antoine Sénanque et publié chez Grasset.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/croix-de-cendre-un-roman-dantoine-senanque-377032




vendredi 29 décembre 2023

Chronique de janvier 2024.

 

Jacques Laurent, portrait d´un hussard plutôt grognard.

 

Dans son essai qui a fait jaser Grognards et Hussards, paru pour la première fois en 1952 dans Les Temps Modernes, revue dirigée para Jean-Paul Sartre, Bernard Frank a renvoyé dos à dos non seulement les mandarins de la critique comme Robert Kemp et Émile Henriot, mais aussi ceux qu´ils tenait pour leurs successeurs, les Hussards, comme Antoine Blondin, Roger Nimier, Michel Déon ou Jacques Laurent qui venaient de réveiller une droite littéraire placée sous le patronage de Jacques Chardonne et Paul Morand –peut-être à un moindre degré de Drieu La Rochelle – qui portait l´amour du style et l´impertinence en étendard. Ils formaient un ensemble hétéroclite avec quelques traits en commun comme le goût d´un style bref et incisif, un anticonformisme volontiers insolent et l´héritage d´un patrimoine littéraire français qui se réclamait d´écrivains comme le cardinal de Retz, le duc de Saint-Simon, Stendhal ou Alexandre Dumas. Ils soutenaient en plus l´Algérie française et s´opposaient bien entendu à l´existentialisme sartrien. Toujours est-il que les écrivains rattachés à ce mouvement n´ont jamais prétendu constituer un groupe –tout en étant relativement proches les uns des autres, ils n´étaient pourtant pas aussi intimes que cela selon Michel Déon - et que le nom que le mouvement a pris fut inspiré par autrui –sans doute Bernard Frank lui-même – à partir du nom d´un roman –Le hussard Bleu -écrit par celui tenu pour le chef de file du groupe, à savoir Roger Nimier, décédé prématurément en 1962 dans un accident de voiture.

On sait que si vous consultez un dictionnaire de référence, vous constaterez que le nom grognard est non seulement allusif à quelqu´un qui grogne, mais aussi au soldat de la Vieille Garde de Napoléon Ier, à un vieux soldat tout court dans une acception plutôt littéraire du mot, ou encore à un militant de longue date d´un mouvement politique qui en défend les principes avec intransigeance. Un hussard, pour sa part, était autrefois un soldat de la cavalerie légère dans diverses armées. Or, si l´on s´en tient strictement à la signification la plus courante du mot grognard, celui qui grogne, on pourrait dire que Jacques Laurent, un des noms les plus emblématiques du soi-disant mouvement littéraire des Hussards, était lui aussi un peu grognard.   

Jacques Laurent Cély qui a souvent signé aussi Cécil Saint –Laurent (entre autres pseudonymes), mais surtout Jacques Laurent, romancier, essayiste et journaliste français, est né à Paris le 5 janvier 1919. Fils d´un avocat inscrit au barreau de Paris, combattant de la Grande Guerre et militant de la Solidarité Française de François Coty, mouvement contestataire qui se radicalise dans les années trente avant d´être dissous par le Front Populaire, Jacques Laurent était par sa mère neveu d´Eugène Deloncle, fondateur de la Cagoule, organisation politique et militaire clandestine de nature terroriste, fort active dans les années trente en France.

Après des études au lycée Condorcet et de philosophie à la Sorbonne, il a commencé à écrire dans de différentes publications où il étalait au grand jour ses idées nationalistes. Il s´est même inscrit à l´Action Française de Charles Maurras quoique plus tard –dans Histoire égoïste, par exemple - il eût proféré une phrase énigmatique sur son engagements des années trente et quarante : «C´est parce que je rencontrais l´Action Française que j´échappais au fascisme». Toujours est-il qu´il a bel et bien flirté –et peut-être ma plume baigne –t- elle ici un tant soit peu dans des couleurs euphémistiques -   avec le fascisme en rejoignant Vichy où il a été chef de bureau au Secrétariat général à l´information sous l´autorité de Paul Marion. Il a également contribué à Idées, revue de La Révolution Nationale, où il a un jour écrit ce qui suit sous le pseudonyme de Jacques Bostan : « « la seule vocation qui doit nous animer est la recherche obstinée d’une union valable entre la préservation de notre esprit et la préservation de notre sol ». C´était le rapprochement de la littérature et de l´engagement politique nationaliste. Ce fut en se servant du même pseudonyme qu´il a publié, à la fin de l´Occupation, le livre Compromis avec la colère, un recueil de sept articles dédié à «un mort» qui est en fait une défense et illustration de la Révolution Nationale du Maréchal Philippe Pétain à Vichy et de sa conception du redressement de la France. 

Après la guerre, il s´est consacré à l´écriture, construisant une œuvre qui a suscité au fil des ans l´admiration de ses pairs et même de ses adversaires pour son franc-parler et sa liberté de ton, une œuvre couronnée, entre autres distinctions, par le prix Goncourt en 1971 pour Les Bêtises, et l´entrée en 1986 à l´Académie Française. Néanmoins, son œuvre n´était nullement celle d´un ermite qui se renferme sur soi-même, faisant fi du monde qui l´entoure. D´une part, son intervention littéraire s´est également traduite par la fondation de quelques revues qui n´ont jamais été en odeur de sainteté ni avec le pouvoir en place ni avec les milieux littéraires parisianistes de gauche qui tenaient à l´époque le haut du pavé. D´autre part, il a cultivé tout le long de sa vie sa veine de polémiste qui lui a parfois taillé bien des croupières. En 1953, il a fondé La Parisienne dont le logo fut dessiné par Jean Cocteau. À cette revue mensuelle anticonformiste ont collaboré ses amis les Hussards de la revue La Table Ronde, mais aussi d´autres plumes qui comptaient à l´époque comme Marcel Aymé, Jean-François Deniau, Henry de Montherlant, André Fraigneau, Paul Léautaud, Jacques Perret, Maurice Pons, le prix Nobel Maurice Martin du Gard ou  la jeune Françoise Sagan. D´un ton provocateur, il a tiré à boulets rouges sur le ministre de la Culture André Malraux  qu´il a accusé de «vivre tranquillement en pelotant des chefs -d´œuvre plastiques après avoir envoyé tant de jeunes gens au casse-pipe». La plupart des textes de cette revue littéraire seront rassemblés plus tard dans un recueil intitulé Les années 50. Entre 1954 et 1959, il a dirigé la revue hebdomadaire Arts, la revue où a débuté le critique de cinéma et futur cinéaste François Truffaut.   

Sa veine de polémiste s´est fait indiscutablement remarquer dans son opposition au Général Charles de Gaulle qu´il n´a jamais porté dans son cœur. Jacques Laurent, je l´ai écrit plus haut, faisait partie des partisans de l´Algérie Française et donc il n´a pas vu d´un bon œil le projet d´autodétermination qui a débouché sur les accords d´Évian et donc l´indépendance de l´Algérie. Son indignation – et celle de beaucoup d´autres - s´est matérialisée dans le lancement en 1960 de la revue L´Esprit Public devenue avec le temps –ou du moins a-t-elle souvent été présentée de la sorte - «l´organe officieux de l´OAS», l´Organisation de l´Armée Secrète, une organisation terroriste clandestine française, proche de l´extrême –droite, créée le 11 février 1961 afin de défendre par tous les moyens la présence française en Algérie. Pourtant, trop réactionnaire à son goût, Jacques Laurent a quitté la revue en 1963, trois ans avant sa fermeture. Mais sa hargne contre De Gaulle s´est accentuée en 1964 lorsqu´il a publié un pamphlet intitulé Mauriac sous De Gaulle où il s´en est violemment pris à Charles de Gaulle et au Prix Nobel François Mauriac qu´il a accusé d´être l´écrivain officiel du régime gaullien. Ce pamphlet lui a valu l´année suivante une condamnation pour «offense au chef de l´État». Le procès a connu un certain retentissement et vingt-deux écrivains ont publiquement défendu Jacques Laurent dont Jean Anouilh, Françoise Sagan, Marcel Aymé et Jean-François Revel. Par écrit, François Mitterrand –que Jacques Laurent avait connu du temps de Vichy –a témoigné en sa faveur. Lors du procès, Jacques Laurent a déclaré, lançant une nouvelle pique au Général : « La situation de l'histoire des affaires est unique. Vingt ans après la Terreur, n'importe quel historien pouvait dire ce qu'il pensait de la Terreur ; vingt ans après le 18 Brumaire,  n'importe quel historien pouvait dire ce qu'il pensait du 18 brumaire ; vingt ans après la  Terreur Blanche, n'importe quel historien pouvait s'exprimer librement sur la Terreur blanche ; vingt ans après le 2 décembre, on pouvait parler du 2 décembre selon sa conviction ; vingt ans même, pour prendre un événement plus rapproché, après l'arrestation de Caillaux sous Clemenceau, on pouvait défendre Caillaux si on le voulait, ou en tout cas écrire un livre d'histoire absolument libre sur ce qui s'était passé entre 1914 et 1918. Mais vingt-cinq ans après le 18 juin, j'apprends par le réquisitoire qu'il est interdit de le commenter ». Son acharnement contre De Gaulle l´a encore poussé à publier un nouvel opus, Année 40, avec Gabriel Jeantet, publiciste d´extrême-droite et ancien membre de la Cagoule, où il est allé jusqu´à contester l´importance de De Gaulle dans l´organisation de la Résistance.

En tant qu´écrivain, surtout romancier et essayiste, sa réputation ne fut jamais entachée par ses polémiques. Néanmoins, le succès de ses livres ne fut pas immédiat, d´ordinaire il lui a  fallu patienter des années pour que son talent fût reconnu. Ce fut par exemple le cas du roman Les corps tranquilles, publié en 1948, un an après Mort à boire et Caroline Chérie, un grand succès commercial et populaire (deux millions d´exemplaires vendus), publié sous le pseudonyme de Cécil Saint-Laurent, qui lui a permis d´écrire en concomitance ce qui lui plaisait bien. Les corps tranquilles c´est un long roman de près de 1000 pages serrées, écrit avec une souveraine liberté de ton et d'audace (et d'audaces) C´est le livre de la légèreté, du désengagement, de l’amour, du poids du hasard, de la nonchalance.

Son autre grand roman est Les Bêtises, publié en 1971 et qui a obtenu le Prix Goncourt en 1971. Commençant par une aventure désinvolte, intitulée «Les Bêtises de Cambrai» et située dans la France d'après 1940, le créateur de Gustin est obligé de relire son récit pour le rendre publiable, en l'étoffant. Il se livre à un «Examen du texte» et de ses sources qui aboutit finalement à une autobiographie quelque peu retouchée. Après quoi, il abandonne la plume pour devenir planteur, puis note au jour le jour ses actes et ses réflexions dans «Le Vin quotidien». En les creusant un peu, il parvient à une philosophie dans un quatrième texte en forme d'essai dit «Fin Fond». Derrière l'apparente disparité, le narrateur se traque dans son héros et nous mène dans une aventure autour du monde.

Un autre livre à retenir de Jacques Laurent est Histoire égoïste, essai paru en 1976. On nous présente dès le début le propos de ce livre : «Histoire égoïste n´est pas un roman, mais des mémoires qui ont une saveur de roman. On y trouvera un regard pénétrant mais tendre sur des années d´enfance et d´apprentissage, la formation de la sensibilité d´un écrivain, les péripéties d´une existence aussi flâneuse qu´agitée : Jacques Laurent est né le 5 janvier 1919, entre l´armistice et la paix. Ce livre n´est pas un livre de doctrine mais il évoque les combats d´idées et les combats d´images. C´est un itinéraire intellectuel traversé par les redoutables crises de l´Histoire : Munich, la défaite, Vichy, la Libération, le gaullisme, la guerre d´Algérie, la guerre du Vietnam. C´est un examen, un bilan, où apparaît une ligne de force, une rectitude maintenue à travers les vicissitudes du fascisme ou de la société libérale avancée, «la société cataleptique» comme l´a baptisée l´auteur (…) Désormais pour parler de notre temps, il faudra recourir à ce livre qui est à la fois l´œuvre d´un mémorialiste et d´un moraliste».

Je tiens à mettre également en exergue le roman Le dormeur debout, paru en 1986. On a affaire à un personnage –Léon-Léon, le héros du roman – pour qui la vie est un conte à dormir debout. A-t-il été terroriste en 1937 ? Pendant l´Occupation, a-t-il servi la milice ou la Résistance ? Qu´a-t-il commis à Ulm, en 1945 ? Et quelles femmes a-t-il aimées ? Les feuillets qu´il nous laisse avant de disparaître ne font qu´épaissir ces mystères. Comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, dans cette chronique trompeusement ancrée dans les événements politiques et historiques de notre époque, le véritable héros, c´est l´imaginaire, puisque, Jacques Laurent a fait sienne la formule de Stendhal selon laquelle «mentir» signifie «inventer» (à lire, à ce propos son brillant essai Stendhal comme Stendhal ou le mensonge ambigu).  

Jacques Laurent est avant tout un écrivain qui se dévoile dans ses écrits, ses essais étant en quelque sorte une biographie intellectuelle et sentimentale fût-elle inventée. On dessine ainsi d´une touche un tant soit peu stendhalienne un chef-d´œuvre imparfait.

Jacques Laurent s´est suicidé le 29 décembre 2000. Quelques années plus tard, en septembre 2011, l´essayiste et romancier Christophe Mercier a révélé que Jacques Laurent s´était donné la mort par tristesse, à la suite du décès de son épouse, survenu quelques mois plus tôt et pour ne pas connaître la déchéance physique de la vieillesse. Jacques Laurent quels qu´eussent été ses engagements fut avant tout un homme libre pour qui, de son propre aveu, la tranquillité de l´esprit ne fait pas partie des droits de l´homme. Je ne puis rendre un meilleur hommage à cet écrivain frondeur, provocateur et original, mais aussi à l´homme qui a cultivé l´amitié et aimé la vie qu´en terminant cette chronique reproduisant les paroles lucides que Christophe Mercier a écrites sur lui : «Jacques Laurent, faux égoïste, témoignait à ses amis une grande attention. Il aimait la littérature, les femmes, le whisky, l´amitié et la nuit. Il restera l´un des grands esprits de son temps, et on reconnaîtra un jour qu´il en est l´un des plus grands écrivains». 


jeudi 21 décembre 2023

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

 Vous pouvez lire sur le site du Petit Journal Lisbonne ma chronique sur le livre Par-delà l´oubli d´Aurélien Cressely, publié aux éditions Gallimard.

https://lepetitjournal.com/lisbonne/a-voir-a-faire/livre-par-dela-loubli-un-roman-daurelien-cressely-375087