Frédéric Vitoux et le procureur impérial.
Frédéric Vitoux se plaît à raconter –et pour cause, il faut bien le dire
–qu´il est né à Vitry-aux-Loges, un petit village du Loiret, le 19 août 1944,
au moment précis de la Libération, dans les heures séparant le départ de la
Wehrmacht et l´arrivée des Alliés. Cependant, il n´est pas longtemps resté au
village où il a vu le jour puisque peu après sa naissance, il est parti avec sa
mère à Paris, dans l´hôtel Lambert, sur l´île Saint –Louis, où sa famille
habitait depuis plusieurs générations. Pourtant, il n´a rencontré son père qu´à
l´âge de quatre ans. Ceci s´explique parce que son géniteur –qui était venu le
voir juste après sa naissance –avait été entre-temps emprisonné pour faits de
collaboration. Il raconte l´histoire dans son roman L´ami de mon père. Cet
épisode marquant de sa vie peut justifier sa passion pour les sujets
historiques et son souci du détail.
Écrivain et critique littéraire, amant des chats (voir son Dictionnaire
amoureux des chats, publié en 2008 chez Plon), élu à l´Académie Française en
2001 au fauteuil de Jacques Laurent, Frédéric Vitoux est l´auteur d´une
quarantaine d´ouvrages couronnés de prix littéraires prestigieux dont le prix
Goncourt de la biographie (1988) pour La vie de Céline, le prix Valéry Larbaud
pour Sérénissime (1991) et le Grand prix du roman de l´Académie Française
(1994) pour La Comédie de Terracina. Son premier roman, Cartes postales, fut
publié en 1973.
Cette année, en avril, Frédéric Vitoux nous a fait découvrir son dernier livre,
La mort du procureur impérial. Ce récit est inspiré par un crime survenu à
Rodez dans la nuit du 19 au 20 mars 1817. Ce crime s´est traduit par le meurtre d´un
ancien procureur impérial, M. Fualdès, dont le corps qui dérivait dans
l´Aveyron fut retrouvé le lendemain matin. L´hypothèse d´un complot politique a
fusé dès les premières investigations. L´affaire a défrayé la chronique et a
suscité de vives passions dans la France de la Restauration. La France entière
–et même l´Europe et l´Amérique –ont été séduites par cette énigme appelée à
devenir une des plus célèbres affaires judiciaires du dix-neuvième siècle. Des
considérations politiques se sont mêlées à l´affaire étant donné que le
procureur était accusé d´être bonapartiste alors que ses assassins présumés
étaient au contraire royalistes. Dans une France marquée par les guerres
napoléoniennes et par les bouleversements révolutionnaires, secouée par des
complots et des conspirations, cette affaire judiciaire a ajouté à la confusion
qui régnait déjà dans le pays.
Les soupçons se sont vite portés sur
les habitants de la maison Bancal, un tripot malfamé non loin de la demeure de
l´ancien procureur impérial. Les accusés étaient légion : l´agent de change Joseph Jausion, époux
de Victoire Bastide, et Bernard-Charles Bastide dit Gramont, beau-frère et filleul de la
victime, débiteur d’une hypothétique créance auprès de Fualdès. Mais aussi des
hommes de main et complices, un contrebandier, Boch, Jean-Baptiste Collard,
locataire des Bancal, la veuve Bancal et sa fille Marianne, le portefaix Jean
Bousquier, une blanchisseuse Anne Benoit et son amant. Tous sont accusés de lui avoir
tendu un guet-apens. Ils ont fini presque tous coupables du meurtre ou de
complicité dans le meurtre.
L´affaire a connu trois procès, mais le
deuxième fut le plus fantasque. Oui, le mot est bien juste grâce à sa figure
centrale : Clarisse Manzon, accusatrice incohérente, séductrice
virevoltante. Incarcérée pour un temps, elle a fini par devenir la seule
héroïne de cette affaire. Fille du juge Enjalran- président de la cour
prévôtale de l'Aveyron, qui venait d'être dessaisi du dossier-, elle
a mené sa propre enquête sur cette affaire. Cette femme, divorcée et farfelue,
avait pour amant le lieutenant Clémendot, un officier de la garnison auprès
duquel elle s´était vantée d'avoir été témoin du meurtre. Comparaissant devant
le jury, elle a déconcerté le public par ses changements constants de discours
et de témoignages. Elle affirmait être témoin puis se rétractait, multipliait
les effets et s'évanouissait aux moments les plus tendus du procès. Elle fut
emprisonnée pour un temps avant d´être libérée.
En prison, elle a signé ses Mémoires, un
succès de librairie en Europe, mais était-elle le véritable auteur ou s´est-
elle servie d´une plume plus expérimentée et littéraire ? En effet, celui
qui a vraiment écrit les Mémoires de Clarisse Manzon fut Henri de Latouche qui
a suivi le procès en tant que journaliste et dont Frédéric Vitoux brosse
excellemment le portrait. Henri de Latouche, un républicain, nous est présenté
comme un homme que l´histoire littéraire a négligé, que la postérité a relégué
dans un quelconque tiroir aux oubliettes. Néanmoins, il fut écrivain,
dramaturge, journaliste, découvreur de talents (entre autres, André Chénier,
Balzac, Sand, Goethe, Marceline Desbordes-Valmore) et celui qui a donné au
romantisme naissant sa touche crépusculaire. Frédéric Vitoux écrit dans les
premières pages de ce récit que pour comprendre l´affaire Fualdès, pour mesurer
le retentissement dont elle a bénéficié, il faut convoquer l´homme qui a
contribué de façon décisive à la faire connaître et à la faire inscrire dans la
nouvelle sensibilité de l´époque, «dans cette forme d´inquiétude qui allait
être le propre des enfants du siècle en proie à l´exacerbation de leurs
sentiments, de leurs passions, de leurs ferveurs, de leur refus, de leurs
mélancolies ou de leurs peurs». Cet homme n´est bien sûr autre qu´Henri de
Latouche. S´il signait pourtant Henri, pour l´état civil, il était né Hyacinthe
–Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche. On comprend sans peine, comme le
remarque Frédéric Vitoux, qu´il ait préféré adopter comme prénom Henri, plutôt
que l´inhabituel et précieux Hyacinthe. De fait, il avait commencé par signer
ses premières œuvres «H. de Latouche». Ses lecteurs ont pris le «H» pour Henri
et l´habitude s´est installée de le prénommer ainsi.
Latouche aimait versifier et rimait sans
effort, mais il a écrit aussi de la prose, notamment des essais et des romans. En 1827,
Latouche a publié la Correspondance
de Clément XIV et de Carlin, roman épistolaire dirigé contre
les jésuites, et dont un passage de l’abbé Galiani lui avait fourni
l’idée. En 1829, il a publié son chef-d’œuvre, Fragoletta, roman mettant en
scène « cet être inexprimable, qui n’a pas de sexe complet, et dans
le cœur duquel luttent la timidité d’une femme et l’énergie d’un homme, qui
aime la sœur, est aimé du frère, et ne peut rien rendre ni à l’un ni à
l’autre » selon les termes de Balzac qui a reconnu sa dette à son
égard, notamment pour Séraphita.
L´influence qu´il a exercée de son temps
ne fut pas suffisante pour assurer à Latouche une célébrité posthume. Comment
comprendre qu´il ait disparu des mémoires, lui qui fut tellement décisif dans
l´histoire du romantisme français ?
Frédéric Vitoux a ébauché une
explication : «Parce qu´il ne fut pas visible, encore une fois. Parce
qu´il s´y refusa. Qu´il préféra l´ombre. Ou, pour le dire autrement, parce
qu´il ne fut jamais un homme de clan, ou chef de meute ou de cénacle capable
d´entraîner derrière lui une armée au combat. Sa fragilité resta celle d´un
homme seul. Même s´il régna un temps sur le journalisme littéraire de la
Restauration puis de la monarchie de Juillet, sa position demeura fragile.
Personne pour lui venir en aide, pour le seconder dans ses combats, pour l´épauler
dans les joutes littéraires et politiques où il se jetait volontiers tête
baissée». Et il ajoute : «Ce n´est pas tout. Pour assurer sa position, il
lui aurait fallu s´imposer aussi comme un écrivain irréfutable, dont les
ouvrages serviraient de mètre étalon du romantisme». Latouche a même fini
désavoué par Clarisse Manzon qui a renié ses Mémoires pour satisfaire les
magistrats du deuxième procès d´Albi.
Le retentissement de l´affaire Fualdès
fut tel qu´elle a inspiré des musiciens, des artistes plasticiens et surtout
des écrivains. En musique, l´affaire Fualdès a fait l´objet d´une complainte
dont l´auteur fut le dentiste Catalan. Elle est composée de 48 couplets qui
retracent cette sinistre épopée du crime dans un style qui reste encore
aujourd’hui un modèle du genre. Tous les artifices y sont, le burlesque, la
caricature du genre humain plongé dans l’abîme du mal avec, bien sûr, en
conclusion le repentir du « mauvais larron » dont le dernier couplet
moralisateur est là pour rappeler qu’il n’est jamais trop tard pour exprimer de
bons sentiments.
En peinture, Théodore Géricault,
s´inspirant de nombreux échos et illustrations de la presse, comme des images
naïves véhiculées par les colporteurs, a commencé, comme nous le rappelle
Frédéric Vitoux, «par ébaucher, dès la fin de l´année 1817 ou le début de
l´année 1818, tantôt à la plume et au lavis de brun, tantôt á la mine de plomb,
tantôt à la plume et à l´encre brune, avec parfois de la pierre noire et des
rehauts de gouache, six épisodes du crime, depuis l´enlèvement de l´ancien
magistrat dans une ruelle noire jusqu´à la procession nocturne des assassins et
de leur victime vers la rivière». Ces six œuvres sur papier nous sont restées,
mais le peintre a fini par renoncer au tableau spectaculaire qu´il envisageait
de faire sur ce meurtre sordide et s´est consacré à un autre projet qui
deviendrait son futur tableau La Méduse.
Côté littérature, on trouve de
nombreuses références à l´affaire Fualdès dans les ouvrages des plus grands
auteurs du dix-neuvième et du vingtième siècle : Balzac (on en trouve dans
cinq romans dont La muse de département, Une ténébreuse affaire ou Le Curé de
village) ; Flaubert (Bouvard et Pécuchet) ; Victor Hugo (Les
Misérables), Gaston Leroux (Le fauteuil hanté), Anatole France (Le jardin
d´Épicure) ou Jean Giono (Le Hussard sur le toit). On en trouve aussi chez des
auteurs comme Arthur Bernède, Denis Marion, Frédéric Thomas ou Courteline (Le
gendarme est sans pitié).
Avec ce récit passionnant et écrit dans
un français chatoyant, Frédéric Vitoux nous fait revivre une affaire judiciaire
qui a agité la France au début du dix-neuvième siècle et dont la mémoire nous
fut transmise au fil des générations.
Frédéric Vitoux, La mort du procureur
impérial, éditions Grasset, Paris, avril 2025.
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