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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 29 décembre 2007

La mort de Jaan Kross



Après Julien Gracq le 22 décembre, un autre grand nom de la littérature européenne vient de disparaître : l´Estonien Jaan Kross, décédé le 27 décembre. Je reproduis ici la critique que j´ai écrite pour le site de la Nouvelle Librairie Française, en janvier 2007, sur son dernier livre traduit en français : Le vol immobile.


«Le vol immobile»-Jaan Kross


« L´Union européenne connaît ce mois-ci un nouvel élargissement avec l´adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie. J´aimerais bien que ceci puisse être synonyme d´un regain d´intérêt pour la culture de ces nouveaux adhérents, surtout de la Bulgarie dont on connaît si peu. C´est que deux ans et demi après le dernier élargissement, on serait en droit de se demander quels efforts on a vraiment développés pour faire connaître aux membres les plus anciens la culture de leurs nouveaux partenaires. Au Portugal, par exemple, la plupart des lecteurs n´auront probablement jamais entendu parler de cette légende vivante de la littérature estonienne qui répond au nom de Jaan Kross. Et pourtant cet écrivain balte figure depuis des années sur la liste des candidats au prix Nobel. En France, du moins est-il abondamment traduit, quoique les premières traductions de ses livres soient en ce moment, pour la plupart, épuisées.
Né en 1920, Jaan Kross fut d´abord poète et traducteur de poésie. Entre 1958 et 1969, il a publié quatre recueils qui témoignaient d´une sensibilité poétique, intellectuelle et philosophique des plus raffinées, une oasis d´originalité dans un désert soviétique où foisonnaient des platitudes. C´est que, on vous le rappelle, en ce temps-là l´Estonie, sous la botte soviétique, n´était pas indépendante. Jaan Kross, comme nombre d´Estoniens, intellectuels ou anonymes, avait d´ailleurs été condamné, à la fin de la seconde guerre mondiale et l´annexion des trois républiques baltes, à six ans de travaux forcés, d´abord dans les mines de charbon de Vorkuta, puis dans le camp de Krasnoïarsk. La littérature a donc représenté pour lui, ainsi que pour de nombreux intellectuels des pays annexés, une sorte d´exil intérieur.
Après l´expérience poétique que j´ai mentionnée plus haut, Jaan Kross s´est tourné vers le roman dès le début des années soixante-dix. Dans ce registre, il s´affirme comme un des maîtres du genre. Ses romans, nouvelles, essais et récits- une quinzaine environ, à ce jour- retracent, dans leur grande majorité, le parcours de figures importantes de l´histoire estonienne ou ayant atteint une certaine notoriété internationale, le tout transfiguré, bien entendu, par le tamis de la fiction. Dans ce cadre, son roman le plus prestigieux à l´étranger et, paraît-il, le plus traduit est Le fou du tsar (actuellement épuisé en français) où l´on connaît la vie, les splendeurs et misères du baron balte Timotheus von Bock.
En septembre dernier les éditions Noir sur Blanc de Lausanne ont mis à la disposition des lecteurs francophones, traduit par Antoine Chalvin, un nouveau livre de Jaan Kross :Le vol immobile.
Ce roman, dans la même veine des livres précédents de l´auteur, nous fait revivre les malheurs de la génération estonienne de l´entre-deux-guerres, à travers les confessions- recueillies peu avant sa mort par un ancien condisciple et ami, dans les traits duquel on n´a aucun mal à reconnaître un alter ego de l´auteur- de Ullo Paerand. Ce personnage, d´une rare intelligence, était issu de la bourgeoisie de Tallinn, sûre d´elle-même dans les toutes premières années après l´indépendance, cosmopolite et dont les membres parlaient aisément l´allemand, le russe et le français. Pourtant, la tranquillité de la famille Berends (nom que Ullo s´est fait un devoir d´«estoniser» plus tard) allait être ébranlée par le côté volage et imprudent du père d´Ullo. En fait, monsieur Berends s´éprend d´une dame norvégienne, délaissant son épouse et trempe, à un moment donné, dans des affaires suspectes. Il part vivre en Hollande et au Luxembourg et n´envoie que très sporadiquement de l´argent à sa famille, des sommes insuffisantes, par-dessus le marché, pour subvenir aux besoins de Ullo et de sa mère. Ceux-ci déménagent plusieurs fois et filent un mauvais coton. Ullo parvient quand même tant bien que mal à s´en sortir jusqu´à se faire enrôler, en adulte, dans un cabinet ministériel. Mais derrière les désarrois de Ullo Paerand, ses amourettes, ses secrets, son habileté (en élève modèle, mais nécessiteux, il rédige, contre quelques couronnes, des devoirs pour ses camarades de classe), on plonge dans le drame de toute une génération et tout un pays, tout petit, tiraillé entre deux colosses : l´Allemagne et la Russie. Les Estoniens dans les années quarante assistent impuissants successivement à l´annexion de leur pays par l´Union Soviétique, à l´occupation par les troupes hitlériennes et à la nouvelle incorporation au sein de l´URSS, devant l´indifférence, voire la complicité des Alliés occidentaux.
Lisez donc Le vol immobile, un grand roman de celui en qui des figures de proue de la littérature européenne comme Claudio Magris ou Doris Lessing reconnaissent le Thomas Mann des pays baltes.»


dimanche 23 décembre 2007

La mort de Julien Gracq



L´écrivain français Julien Gracq est mort hier à l´âge de 97 ans. En hommage à ce grand nom des lettres françaises,je reproduis ici un petit article-le tout premier en l´occurrence-que j´ai écrit en novembre 2005 pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne(nlflivraria.com):


«Figure majeure des lettres françaises, Julien Gracq (de son vrai nom Louis Poirier, ancien professeur d´Histoire-Géo), né en 1910, est un personnage secret qui a toujours cultivé le silence. Rechignant à se dépouiller de ses vieilles habitudes, il s´est rarement prêté au jeu de l´interview. Son oeuvre est composée de romans(dont le magnifique Rivages des Syrtes couronné du prix Goncourt 1951 que l´auteur a eu l´«aplomb»de refuser), de récits (Un balcon en forêt), de nouvelles, de brillants essais critiques (Lettrines,En lisant,en écrivant), de deux pièces de théâtre et du pamphlet Littérature à l´estomac qui, publié en 1950, a bousculé pas mal d´idées reçues. Des fictions où le romantisme côtoie souvent le fantastique (et où l érotisme -quoique subtilement -n´est pas absent), aux proses où le souci de la perfection stylistique est poussé au paroxysme, l´oeuvre de Julien Gracq, un des rares écrivains vivants accueillis par la Pléiade, est d´une richesse incomparable. Il s´agit indiscutablement d´un auteur important qui reste, pourtant, un inconnu pour nombre de lecteurs.»




Que sa mort physique fasse de Julien Gracq un auteur immortel et que son oeuvre soit reconnue par un nombre croissant de lecteurs.
Les quatre articles qui suivent ont été écrits pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne (nlflivraria.com).Je les reprends ici à la demande de certains lecteurs.

Miguel Torga, l´écrivain tellurique (août 2007)



Quand on consulte le catalogue de José Corti, on peut constater que les auteurs publiés par cette librairie et maison d´ édition, sise dans la rue Médicis à Paris, ont quelque chose qui les singularisent vis-à-vis des autres grands écrivains.
Soient-ils français ou étrangers, les écrivains que José Corti a choisis ont fait, pour la plupart, leur bonhomme de chemin en marge de toute école littéraire. Quelques-uns, indépendamment de leurs caractéristiques, ont même cultivé le silence, loin des milieux cosmopolites qu´ils ont un temps côtoyés. Parfois, ce n´était qu´un exil intérieur. Pourtant, il s´agissait souvent d´un retour à leurs racines rurales. Julien Gracq est, on le sait, un auteur auquel vous avez sûrement pensé, en lisant les premières lignes de cet article. Il y en a néanmoins d´autres, comme le Portugais Miguel Torga, dont on célèbre cette année le centième anniversaire de sa naissance.
Né le 12 août 1907 à São Martinho de Anta, Sabrosa dans la région de Trás-os-Montes, dans le nord-est du Portugal, Adolfo Correia da Rocha, qui devait prendre plus tard le pseudonyme de Miguel Torga (Miguel en hommage à Unamuno et à Cervantès et Torga, du nom d´une espèce de bruyère de sa contrée) a connu une enfance assez dure. Issu d´un milieu pauvre et rural, Torga a fréquenté le séminaire à Lamego et, à l´âge de treize ans, il est parti au Brésil, où il a travaillé pendant cinq ans dans une ferme à Minas Gerais dont le propriétaire était un de ses oncles. En 1925, il est rentré au Portugal, où il a conclu les études secondaires avant de s´inscrire à l´Université de Coïmbra deux ans plus tard. En 1933, en quittant l´Université, il devenait médecin. En 1941, après avoir exercé son métier au village où il était né, Torga s´est définitivement établi à Coïmbra, ouvrant un cabinet d´oto-rhino- laryngologie. Mais ce n´est pas, bien entendu, à partir de son cabinet médical à Coïmbra qu´il est devenu célèbre dans tout le pays. Sa notoriété fut, bien sûr, acquise grâce aux innombrables écrits qu´il a produits. C´est que l´écriture était une passion qui avait germé chez cet homme coriace dès sa jeunesse. Il a certes fait partie de quelques cercles littéraires, notamment autour des revues Presença(avec José Régio et Vitorino Nemésio, entre autres), Sinal- qu´il a fondée lui-même avec Branquinho da Fonseca et dont il n´est paru qu´un seul numéro- et Manifesto qui a connu une existence tout aussi éphémère. Pourtant, l´intransigeance et l´intrépidité ont façonné le caractère d´un homme qui se voulait, avant tout, un esprit libre et sans attaches. L´affirmation de sa conscience individuelle est allée de pair avec un amour profond pour la nature et le refus de toute sorte d´oppression. La voix de Torga est devenue dès les premiers temps, cela va sans dire, trop dérangeante pour être tolérée par un régime salazariste qui muselait ceux qui osaient dire non à l´ignominie et à la répression. Il a connu des mois d´emprisonnement et certaines de ses œuvres ont été censurées, mais la verve tellurique d´un homme à la personnalité trempée par les coups de boutoir de la dure réalité quotidienne, a toujours eu raison des contingences de la vie et des malheurs conjoncturels. Sa popularité ne cessait de croître au fil des années.
Son œuvre est l´une des plus riches et variées de la littérature portugaise du siècle précédent, une œuvre que le Nobel n´a jamais couronnée, alors que son nom a été pressenti à maintes reprises pour cette consécration suprême. Contrairement à ce que l´on a d´ordinaire insinué, Torga n´en a eu cure. Il était un homme qui se méfiait un peu des honneurs et des foules.
Quand on évoque l´œuvre de Torga, c´est souvent à sa poésie que l´on pense : une poésie vive, miroir et chant du monde rural, de la lutte de l´homme contre les lois qui l´enchaînent. Néanmoins, je lui préfère les contes et son magnifique Journal. Dans les contes et les nouveaux contes de la montagne, on assiste au quotidien empreint de tristesse, d´abandon, de désespoir et de noirceur de gens frustrés, d´amoureux infidèles, de lépreux, de montagnards miséreux. Dans Bichos (Bêtes en portugais), étrangement traduit en français par Arche, parmi des histoires d´animaux, nous trouvons un conte où l´on découvre le malheur d´ une femme prénommée Madeleine qui doit accoucher d´un enfant dont personne ne veut. Elle est ainsi livrée à son sort, comme un pauvre animal, mais elle fait montre d´un courage assez rare. C´est un des contes qui m´ont le plus impressionné quand, dans mon adolescence, j´ai dû l´étudier au lycée Passos Manuel, à Lisbonne, où j´ai fait mes études secondaires.
Quant aux Journaux de Torga, dont les quatre derniers tomes sont rassemblés, en français, dans le volume En chair vive, ils sont l´œuvre d´un homme sensible à tout ce qui l´entourait, qui se faisait fort de défendre l´authenticité, le pluralisme, qui s´interrogeait sur les imperfections du monde et sur les tourments de l´existence. Torga,- qui écrivait en épigraphe de ses Journaux une phrase célèbre de l´écrivain suisse Amiel : «chaque jour, nous laissons une partie de nous-mêmes en chemin.»-fut, sans conteste, un des plus brillants diaristes, toutes langues confondues, du vingtième siècle.
En janvier 1995, lors de sa mort, tout le Portugal a rendu hommage à un des écrivains qui se sont le plus identifiés à sa langue maternelle et à l´universalité de la culture portugaise.



P.S- Les livres de Miguel Torga en français (admirablement traduits, pour la plupart, par Claire Cayron, brutalement décédée en 2002) sont surtout disponibles chez José Corti. On en trouve toutefois quelques titres chez d´autres éditeurs comme, par exemple, En franchise intérieure (pages du journal) chez Aubier -Montagne ou le magnifique La création du monde chez Garnier - Flammarion.

L´Istanbul de Orhan Pamuk ou des variations sur la mélancolie (avril 2007)


Ces jours-ci, il paraît chez Gallimard un des derniers livres du grand écrivain turc Orhan Pamuk, un livre déjà traduit en d´autres langues et que j´ai eu le plaisir de lire l´année dernière après en avoir acheté l´édition italienne lors de mon voyage à Rome en avril. Ce livre s´intitule Istanbul. Ce n´est pas un roman, mais c´est assurément un des meilleurs ouvrages du prix Nobel de Littérature 2006.
De Istanbul, on pourrait dire qu´il s´agit d´un livre de mémoires, mais cette épithète ne donnerait pas la juste mesure de toute la richesse que l´on peut humer à chaque page. Je n´ai pas employé le verbe«humer»- que certains trouveront bizarre- par hasard ou par quelque artifice métaphorique. C´est que, effectivement, ce livre ne peut pas être lu à vol d´oiseau, sans que l´on absorbe dans ses moindres recoins tous les trésors qu´il recèle. Car ce livre tient de l´évocation poétique, mais il est aussi un livre de souvenirs, une autobiographie, la biographie sentimentale d´une ville et de ses écrivains, le regard que les étrangers y portent, le tout servi par une langue superbe et la passion encyclopédique d´un collectionneur.
Orhan Pamuk raconte dans les toutes premières lignes que, enfant, il croyait que dans un autre endroit de la ville vivait un autre enfant qui lui serait en tout point identique, une espèce de jumeau. Cette pensée de l´auteur nous renvoie à un jeu de miroirs dans lequel se reflète Istanbul, tiraillée entre un passé glorieux, un présent indéfini et un avenir incertain, mais aussi entre l´Orient et l´Occident, entre le mythe nourri par les voyageurs étrangers et les coups de boutoir de la réalité, enfin entre l´érotisme de la légende et le train-train quotidien. Le bulletin Gallimard numéro 467(mars –avril 2007) reproduit des extraits de l´ouvrage que les lecteurs français pourront bientôt lire et dans lesquels Pamuk évoque la ville de son cœur, celle où il est né :« J´ai vécu l´Istanbul de mon enfance comme un lieu en deux teintes, à moitié obscur, couleur de plomb, dans le style des photographies en noir et blanc(…)Bien que j´aie grandi dans la semi –obscurité d´une maison musée à l´ambiance pesante, je lui dois sans doute une part de mes passions pour les espaces intérieurs.» Et plus loin :« J´aime(…)les ténèbres des froides soirées d´hiver qui descendent à la façon d´un poème, malgré les lampadaires falots, sur les faubourgs déserts, parce que nous sommes loin des regards étrangers, occidentaux et parce qu´elles recouvrent le dénuement de la ville dont nous avons honte et que nous voulons cacher». Cette dualité que l´auteur mentionne entre l´Istanbul vue par les yeux des touristes et celle plus cachée, loin des regards «indiscrets», se trouve d´ailleurs au cœur de l´ouvrage. Avec, puisqu´il s´agit aussi d´un livre- partiellement du moins- autobiographique, les splendeurs et misères de sa propre famille (le livre est, d´ailleurs, dédié à son père Gündüz Pamuk, mort en 2002) dont la plupart des membres ont vécu dans le même immeuble et dont la désagrégation avec, entre autres faits, la séparation de ses parents est assez évoquée dans l´ouvrage. Cependant, le véritable leitmotiv du livre, surtout lors des méditations historiques ou poétiques de la ville et de ses grandes figures politiques, littéraires et artistiques, est la mélancolie. Une mélancolie tantôt douce, tantôt atrabilaire qui teint de couleurs sombres la ville d´Istanbul, ce qui ne la rend pas pour autant moins belle puisque comme l´affirme Ahmet Rasim, en épigraphe de l´ouvrage,« La beauté du panorama se trouve dans sa tristesse».
La mélancolie particulière de Istanbul porte un nom :hüzün. Les racines du mot remontent au Coran : le prophète écrit que l´année où il a perdu son épouse Latice et son oncle Ebu Talip fut pour lui l´année de la mélancolie. Cette mélancolie d´Istanbul, teintée de nostalgie, on pourrait peut-être la rapprocher de l´añoranza espagnole, de l´enyor des Catalans (on se rappelle la chanson«cant de l´enyor», une des plus belles du chanteur Lluis Llach) ou, bien sûr, de la saudade portugaise. Tout ceci malgré, évidemment, les spécificités inhérentes à chacun des termes. En effet, on peut dire par exemple que l´on a de la «saudade» d´un «bacalhau com batatas»(1) alors que, il me semble (du moins ne l´ai –je jamais entendu), un Espagnol ne dirait jamais qu´il éprouve de l´«añoranza» pour une «paella», qu´il n´aurait pas mangée depuis longtemps. Tout au plus pourrait-il employer l´expression «echar de menos» ou le verbe «extrañar». Dans le site de littérature latino-américaine«el boomeran(g)»(2), l´écrivain nicaraguayen Sergio Ramirez, à propos justement de sa lecture du livre de Pamuk(disponible en espagnol depuis novembre 2006 ), a rapproché le mot turc«hüzün» d´un terme que l´on emploie au Nicaragua :«cabonga». Les origines de ce mot ne sont pas bien établies. Pour certains, il tire sa source du mot «kaobanga» de l´idiome africain Shanga. Pour d´autres, de «cauwanka», mot d´une des langues perdues des indigènes du Costa Rica. Quoiqu´il en soit, le terme a un usage assez courant et l´on peut même dire« estar acabangado» donc, mourir de cabanga. On peut éprouver de la «cabanga» pour l´être aimé qui ne revient plus. C´est en quelque sorte aussi la matière dont sont faits les tangos. La «cabanga», donc, comme une manière douloureuse de bonheur. Enfin, dans ce registre, on pourrait évoquer également la liaison entre la «saudade» et le genre musical qui exprime le mieux ce sentiment: le fado.
Dans les descriptions des labyrinthes, à travers les évocations familiales et littéraires ou au détour d´un minaret, perdez-vous, bercés par le «hüzün», dans l´Istanbul…de Orhan Pamuk.


(1)De la morue avec des pommes de terre, un plat typique portugais.


(2) el boomeran.com

Mihail Sebastian,le visionnaire (janvier 2007)



Dans mes chroniques mensuelles du mois de septembre, je suggérais la lecture du dernier roman de l´écrivain roumain Norman Manea intitulé Le retour du hooligan qui venait de paraître et qui fut récemment couronné du prix Médicis étranger. Ceux qui l´ont lu se rappellent certainement que ce livre aux contours autobiographiques rend en filigrane un hommage sincère et émouvant à une grande figure des lettres roumaines qui répondait au nom de Mihail Sebastian(pseudonyme de Iosif Hechter), né en 1907, donc, il y a justement cent ans. Norman Manea, pour le titre de son roman, a d´ailleurs puisé son inspiration dans un essai de Sebastian publié en 1936,Comment je suis devenu un hooligan et non pas, comme certains l´ont prétendu, dans le livre de Mircea Eliade Les hooligans. Dans une interview accordée en septembre dernier à Manuel Carcassonne pour La Revue des deux mondes, Manea a affirmé qu´il opposait le hooligan antibourgeois, fasciné par la mort, dont Eliade faisait l´éloge, au hooligan qu´il préfère, celui de Sebastian, qui, en outsider, refusait de se couler dans le collectif, c´est-à-dire, le marginal, le clown, l´exilé, le type d´intellectuel juif chassé pendant la guerre.
Comment je suis devenu un hooligan est en quelque sorte la réponse aux philippiques dont Sebastian fut l´objet après la parution en 1934 de son roman Depuis deux mille ans. Ce roman dépeint la vie d´un jeune juif roumain entre 1923 et 1933, sous les traits duquel on peut retrouver Sebastian lui-même, en proie à l´antisémitisme récurrent qui rongeait la société roumaine. Le narrateur s´interroge sur les causes qui le nourrissent depuis deux mille ans. Mais ce n´est pas à proprement parler à cause du sujet de son roman que Mihail Sebastian s´est vu attirer les foudres de tout le monde : des chrétiens et des juifs, des libéraux et des extrémistes. La polémique a été déclenchée par le texte de Nae Ionescu( d´une rare pauvreté intellectuelle selon Alain Paruit le traducteur de Depuis deux mille ans, en postface à la traduction française de 1998 aux éditions Stock), l´ami que Sebastian avait invité à préfacer son roman, devenu entre-temps un des idéologues de la Garde de Fer, le mouvement fasciste et antisémite roumain. Sebastian connaissait les idées plutôt conservatrices de Nae Ionescu, mais lorsqu´il lui a demandé de poindre une préface pour son roman, avant qu´il ne l´eût achevé, on n´avait pas encore saisi combien était extrémiste l´argumentaire de ce professeur universitaire dont le discours éloquent et enflammé avait enchanté nombre d´étudiants et de jeunes intellectuels de l´époque comme Emil Cioran(« L´ homme avait un charme extraordinaire…il nous a entraînés dans son aventure personnelle» in Continents de l´insomnie) et Mircea Eliade. Eugène Ionesco fut une des rares figures à n´avoir pas succombé au charme de ce professeur de philosophie et directeur de journal qui a largement inspiré Ghita Blidaru, un des personnages du roman Depuis deux mille ans. Pourquoi Sebastian aura-t-il donc décidé de garder et publier tout de même, dans son livre, le texte de ce préfacier devenu encombrant ? Parce que, comme nous le rappelle Alain Paruit, il n´avait contre cette préface de Nae Ionescu qu´une seule vengeance possible : c´était justement la publier.
Entre-temps Mihail Sebastian avait entamé la rédaction de son Journal (1935-1944) qui, bloqué par la censure, ne verrait le jour qu´en 1996, devenant un des plus grands best-sellers de la Roumanie postcommuniste. Ce livre, d´après les paroles d´André Clavel*,« constitue un document majeur sur le naufrage politique et la débâcle morale d´un pays qui flirte avec le fascisme et persécute les juifs en les chassant de leurs emplois». À Sebastian, devant une telle avalanche de haine, de violence et d´antisémitisme, il ne lui restait qu´ à se claquemurer dans son exil intérieur, pétri de littérature et faisant fi de tous les slogans patriotiques et soi-disant purificateurs qui ont envoûté tant d´intellectuels brillants comme Mircea Eliade ou Emil Cioran. Malheureusement, ce Journal (1935-1944), toujours traduit par Alain Paruit (éditions Stock 1998), se trouve en ce moment épuisé.**
Écrivain à l´esprit visionnaire et prémonitoire, il avait fait paraître en 1939, le roman L´accident, le dernier publié sous son nom, en raison des lois antisémites qui lui ont interdit de l´utiliser ensuite. L ´intrigue se déroule à Bucarest en 1938 et gravite autour des amours de Paul, Anna et Nora. Le roman débute par un banal accident de circulation et c´est pourquoi il est en quelque sorte prémonitoire. C´est qu´en mai 1945, Mihail Sebastian- qui n´avait que trente-huit ans- était renversé par un camion soviétique sur un boulevard de Bucarest…
L´ironie du sort a voulu que le centième anniversaire de la naissance de Mihail Sebastian coïncide avec l´entrée de la Roumanie dans l´Union Européenne. Écrivain francophile et à l´esprit cosmopolite, il occupe indiscutablement une place de choix dans le patrimoine culturel roumain et européen.


*In magazine Lire, numéro 340, novembre 2005.


**Ce livre a été entre-temps réédité le 31 octobre 2007.



Manuel Teixeira Gomes,le voyageur solitaire(octobre 2006)


L´un des aspects les plus fascinants de la littérature c´est que la fréquentation de certains auteurs nous invite à la découverte d´autres horizons,d´autres courants et d´autres noms importants, d´ordinaire tombés dans l´oubli, ou, selon l´expression de Pinheiro Chagas,un écrivain portugais mineur du dix-neuvième siècle, «ensevelis sous la crypte de notre langue».
Quand, à la fin des années quatre-vingt,alors que j´étudiais à la Faculté des Lettres de Lisbonne, j´ai eu comme professeur de Littérature Française l´écrivain Urbano Tavares Rodrigues, je me suis rendu compte que dans sa bibliographie, il était souvent question de livres et études(dont la thèse de doctorat) sur l´oeuvre de Manuel Teixeira-Gomes.Certes, je n´ignorais pas que ce dernier avait été, pendant une courte période(1923-1925), président du Portugal et qu´il avait même des livres publiés.Pourtant, je croyais qu´il s´agissait d´un homme politique qui avait sporadiquement écrit des livres et non pas d´un esthète, à la plume incandescente, dont le sens aigu du devoir civique avait amené à côtoyer les milieux politiques dans la turbulence de la première république portugaise.
Né à Portimão, en Algarve, le 27 mai 1860, Manuel Teixeira-Gomes était un enfant de la haute-bourgeoisie provinciale.Dans sa famille, on trouvait de riches propriétaires, de prospères commerçants et un de ses ancêtres(son grand-père paternel Manuel Gomes Xavier)avait même été soldat de Napoléon, ayant combattu à Waterloo.Après avoir fait ses études primaires à Portimão, il a dû partir à Coïmbra pour y fréquenter le séminaire, une option de sa famille qui n´a fait qu´accentuer, au fil des années, ses penchants anticléricaux.Par la suite, il s´est inscrit à l´Université, mais ses études de médecine,il ne les a jamais conclues.Dans ses années de bohème à Coïmbra, à Porto et à Lisbonne, il a noué des relations qu´il a gardées tout le long de sa vie et qui lui seraient utiles dans les années qui se sont succédé à la chute de la monarchie et à l´avènement de la première république.Mais avant cette période, il a beaucoup voyagé à l´étranger(notamment comme représentant de la société d´exportation que son père avait fondée et qui s´était spécialisée, entre autres produits, dans le commerce de fruits secs) et beaucoup écrit.La politique allait toutefois l´empêcher, pendant quelque temps, de se consacrer exclusivement à sa passion littéraire.En 1911, il était appelé à la Légation Portugaise à Londres, une mission difficile étant donné que dans la vieille Albion, on se méfiait encore des révolutionnaires portugais(dans les rangs desquels les intellectuels et, en particulier, les francs-maçons jouaient un rôle prépondérant).Nous vous rappelons que la famille royale portugaise s´était justement réfugiée en Angleterre après la révolution républicaine du 5 octobre 1910.Teixeira-Gomes s´est on ne peut mieux acquitté de la tâche qu´on lui avait assignée et l´image du Portugal auprès des Anglais, considérablement ternie après la révolution, s´est redorée grâce au raffinement, à l´entregent, au tact politique de cet homme aux manières aristocratiques.Il a également exercé des fonctions diplomatiques à Madrid et auprès de la Société des Nations avant sa nomination pour la Présidence de la République.Ce fut une expérience dont il n´allait pas garder un bon souvenir.Il a souvent confié à son secrétaire, le journaliste Urbano Rodrigues(père de mon ancien professeur, l´écrivain cité plus haut) son désagrément devant l´ambiance délétère et le côté turbulent du milieu politique de l´époque.Teixeira-Gomes fut aussi victime des pires calomnies concernant sa vie privée et ses qualités en tant qu´homme politique.Las de ce milieu pourri, il a démissionné avant la fin de son mandat.Son successeur, Bernardino Machado,renversé par le coup d´état du 28 mai 1926, n´a occupé qu´une année durant la plus haute magistrature portugaise.
Pour Teixeira-Gomes, son geste de renoncement a représenté comme une libération.Il a pu voyager et poursuivre sa carrière d´écrivain.Teixeira-Gomes était avant tout, nous l´avons déjà écrit, un esthète.Tributaire d´une culture païenne et hédoniste, les beaux paysages méditerranéens sont, naturellement, au coeur de son oeuvre.Celle-ci est majoritairement composée de récits, contes,impressions de voyages, une abondante correspondance, une pièce de théâtre(Sabina Freire,dont il existe, paraît-il,une traduction française de 1972 probablement épuisée)et un roman, Maria Adelaide, où l´on nous raconte l´histoire de Ramiro d´Arge un bourgeois libertin et de sa«jeune proie »Maria Adelaide, qui n´avait que seize ans.Les femmes ont d´ailleurs joué un rôle primordial dans la vie et dans l´oeuvre de Teixeira-Gomes. Il ne s´est jamais marié, mais il a eu une relation avec une dame de condition modeste,Belmira das Neves, qui lui a donné deux filles.Ses aventures amoureuses, notamment avec de jeunes femmes à peine arrivées à l´âge adulte, parfois même des adolescentes, ont fait dire à quelqu´un, tout récemment, que, de nos jours, Teixeira-Gomes aurait peut-être été écroué pour cause de pédophilie.À part la boutade,Teixeira-Gomes était, il est vrai, un esprit supérieur qui se moquait des conventions et des bigoteries réactionnaires.Sa prose épurée,sensuelle et érotique est assez originale,quoiqu´on puisse la rapprocher un peu, par moments, de celle de Valery Larbaud(voir, par exemple,Fermina Marquez ou Amants,heureux amants) un auteur-grand voyageur lui aussi-que j´ai déjà évoqué dans une de mes chroniques.Il y a deux histoires, dans ce registre sensuel, que je me permets de relever.Dans le recueil Novelas eróticas(Nouvelles érotiques) ,la nouvelle « A cigana»( la gitane), le souvenir d´une passion à mi-chemin entre le pittoresque andalou et le genre fantastique et dans Agosto Azul(Août bleu) , le conte du même nom,où un jeune garçon assiste sidéré, dans un recoin d´une plage d´Algarve, à des attouchements entre deux jeunes filles, dans une version moderne du mythe de Sapho et Bilitis.
Pour Teixeira-Gomes l´exil volontaire allait devenir forcé,en raison de l´avènement de la dictature salazariste au Portugal, l´auteur se fixant définitivement à Bougie, en Algérie .Peu avant sa mort(en 1941), il a encore accordé une longue série d´interviews au brillant journaliste portugais Norberto Lopes,rassemblés en un livre intitulé O exilado de Bougie(L´éxilé de Bougie).
Voué aux gémonies pendant le fascisme, la démocratie portugaise issue de la révolution des oeillets a réhabilité, à juste titre, cet homme intègre qui a honoré la politique et les lettres portugaises.
Les anciens Présidents portugais Mário Soares et Jorge Sampaio se reconnaissent en la figure de ce prédécesseur.Jorge Sampaio, dans le dernier voyage officiel avant d´achever son mandat, a rendu hommage à Teixeira-Gomes, en inaugurant un monument à la gloire de l´ancien président de la république portugaise (un buste fait par Irene Vilar) à Bougie.
L´homme politique est déjà réhabilité, il faut maintenant donner à connaître l´écrivain à ceux-qui sont encore légion-qui ignorent son oeuvre.


P.S- Dans la première version de ce texte, j´ai écrit, par erreur, que Jorge Sampaio avait visité la tombe de l´écrivain à Bougie, alors que la dépouille de Teixeira-Gomes avait été transférée de Bougie au cimetière de Portimão en 1950. Jorge Sampaio s´est en fait rendu à Bougie- comme je le rectifie maintenant- pour inaugurer un buste à la gloire de l´ancien écrivain et président de la république portugaise.

dimanche 16 décembre 2007

Chroniques de septembre

Ces chroniques- tout comme celles d´octobre,novembre et décembre 2007-ont été écrites pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne. Pour des raisons diverses, elles n´ont jamais pu être mises en ligne. J´ai décidé de les récupérer pour ce tout nouveau blog.


Édouard Glissant

En 1992 l´Académie Nobel a décidé de récompenser un écrivain d´expression anglaise, tout à fait inconnu, né aux Caraïbes, dans l´île de Sainte-Lucie, et répondant au nom de Derek Walcott. On a ainsi pu découvrir un poète qui autrement, malgré l´indiscutable qualité littéraire de sa poésie, aurait eu énormément de mal à s´imposer. On ignore toutefois que Derek Walcott a eu un concurrent direct qu´il n´a pu battre qu´au finish. En fait, c´est grâce à une seule voix d´écart qu´il a pu obtenir le prix Nobel. Le perdant n´était autre qu´un grand poète français, le Martiniquais Édouard Glissant…
Né à Sainte-Marie le 21 septembre 1928, Édouard Glissant est, dans la lignée d´Aimé Césaire, un poète de la négritude. Ce genre d´épithète dessert parfois, on le sait, les auteurs qui se la voient coller sur le dos. Cependant, la négritude chez Glissant ne l´a pas poussé vers un ghetto identitaire ou simplement revendicatif. Elle n´a été que le point de départ d´une nouvelle doctrine dont il peut, en quelque sorte, réclamer la paternité. Il a, en effet, fondé le concept d´antillanité dans les années soixante. Ce concept consiste en la réappropriation de l´espace, de l´histoire et de la culture caribéens par ses propres habitants.
Cette doctrine est néanmoins le fait d´une lente maturation d´un homme, issu d´une famille modeste, qui a dû bénéficier d´une bourse pour poursuivre des études littéraires dans le Paris des années quarante. Il y étudie, à la Sorbonne, l´ethnographie, l´ histoire et la philosophie. En 1959, co-fondateur du Front antillo –guyanais, il sera interdit de séjour dans son île, la Martinique, jusqu´en 1965, ses activités étant perçues comme de la propagande séparatiste. Comme nombre d´autres intellectuels français, il se prononce, naturellement, contre la guerre d´Algérie. De retour en Martinique, il y fonde l´institut martiniquais d´études et la revue Acoma et, rentré dans la métropole, il dirige, dans les années quatre-vingt, Le Courrier de l´Unesco. À partir des années quatre-vingt-dix, il vit aux Etats-Unis où il enseigne, d´abord à l´Université de Louisiane, puis à New -York avec le titre de «distinguished professor.»
L´œuvre d´Edouard Glissant est très vaste. Elle est composée d´essais comme Le discours antillais,Poétique de la relation ou Faulkner, Mississipi, de pièces de théâtre comme Monsieur Toussaint, de romans comme La lézarde(prix Renaudot 1958), Le quatrième siècle,Malemort,Tout-monde ou Omerod et surtout de poésie, puisque Glissant est, avant tout, un poète. Le sel noir, la terre inquiète, le sang rivé, Pays rêvé, pays réel, Fastes, Les Grands Chaos ou Les Indes sont les principaux titres (la plupart disponibles chez Gallimard ou Le Seuil) d´une œuvre poétique colorée, où l´on entend les échos de la mer, de rivages lointains, des oiseaux et de la forêt, du chant des esclaves et de la mélancolie, du métissage afro –caribéen. Ce métissage, ou par d´autres mots, la créolisation, est, comme l´auteur l´a dit un jour dans une interview, «cette capacité de se transformer d´une manière continue sans se perdre».
Comme je le fais souvent dans ces chroniques lorsqu´il s´agit d´évoquer des poètes, je termine avec des vers d´Édouard Glissant, retirés du recueil Pays rêvé, pays réel :«L´aveugle dont la main donne grâce de voir/ Loin dans la mort l´hosanna des bateaux/Crie Ata –Eli la nue disgrâce de ma cecité ô Toute-en –nuit/Est de ne dessiner pas autour du globe de mes prunelles/Comme un enfant sertit son doigt dans l´orbite, tire/Et son œil pousse devant avec un crissement d´arbre/La patiente végétation de ton sourire/Elle, rivière blessée, le regarde crie en silence/Ils s´allient par des sens dont nous avons perdu l´usage.»


«Conversations sur la langue française»-Pierre Encrevé et Michel Braudeau


Peu de peuples ont, autant que le français, ce rapport charnel à la langue maternelle, un rapport qui le pousse à ressasser la sempiternelle rengaine du déclin, de la perte d´influence, comme si chaque instant où l´on parle français pourrait être le dernier de la vie d´une langue qui se meurt. Comme si, en parlant français, on jouait une symphonie qui pourrait s´intituler, à l´instar d´un livre peu connu de Guy Dupré, «Comme un adieu dans une langue oubliée». Pourtant, malgré la douce mélancolie qui atteint souvent les locuteurs de la langue française, certaines voix s´élèvent pour clamer que, bien au contraire, la langue est bel et bien vivante, qu´elle n´ a jamais été autant parlée ni écrite, et qu´elle s´enrichit sans cesse. Ces raisons d´espérer, vous les trouvez dans un livre de conversations entre le sociologue Pierre Encrevé et le romancier Michel Braudeau, paru il y a quelques mois chez Gallimard, un livre justement intitulé Conversations sur la langue française.
Les deux écrivains nous rappellent le long parcours du français, dès les origines et le Serment de Strasbourg en 842 jusqu´à nos jours, les heurs et malheurs d´une langue qui s´est imposée au fil des siècles, d´abord en France, où elle a dû affronter la concurrence et du latin (en fait, la langue dont elle tire sa source) dans la littérature et des langues régionales dans le quotidien, puis dans le monde, où elle est devenue la langue de référence, surtout aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Nombre de Français ignorent sûrement que la maîtrise de la langue française par tous les habitants de France est relativement récente et que jusqu´au dix-neuvième siècle, les langues régionales –le breton, le provençal, le catalan, le basque, le corse- étaient fortement enracinées dans le quotidien des gens aussi bien que certains patois locaux. L´ironie du sort a voulu que le français se soit définitivement imposé intra-muros peu avant l´époque où le rayonnement du français dans le monde a commencé à fléchir. C´est que, disent nos deux écrivains, l´influence de la langue française est allée de pair avec la puissance militaire, économique et politique de la France à l´époque, étayée, en plus, par le rayonnement des arts et des lettres français. Ce dernier aspect est très important et il pourrait en partie expliquer, à mon avis, pourquoi l´anglais au dix-neuvième siècle n´était pas encore parvenu à supplanter le français comme langue de référence, alors que l´empire britannique était, à vrai dire, plus large et plus puissant que le français. En fait, les élites en ce temps-là étaient surtout littéraires et artistiques alors qu´à présent elles sont aussi technologiques et financières. En plus, être langue de référence aujourd´hui, dans la société de consommation et de communication qui est la nôtre n´obéit pas aux mêmes canons qu´à l´époque où le français tenait le haut du pavé. Les Américains, après la seconde guerre mondiale, ont su imposer l´anglais comme lingua franca. Certes, le français est toujours une langue qui compte mais elle est concurrencée par d´autres langues tout aussi importantes (ou davantage) telles, selon Pierre Encrevé, l´ anglais bien sûr, mais bientôt, l´espagnol et le chinois. Pour l´espagnol, je suis d´accord, mais quant au chinois je n´y crois pas trop, malgré le potentiel économique de la Chine.
C´est que ce que l´on appelle communément le chinois –à vrai dire, le mandarin- est une langue compliquée(avec tous les idéogrammes que l´on sait) pour un étranger et, en plus, elle n´est parlée qu´en Chine. Le fait qu´une langue soit parlée, en tant que langue officielle ou seconde, dans plusieurs continents est un des critères essentiels pour qu´elle devienne une langue à forte vocation internationale. C´est peut-être la raison pour laquelle l´allemand malgré son importance en Europe, ne suscite pas dans le monde le même intérêt que l´anglais, bien sûr, mais aussi, à un moindre degré, que le français ou l´espagnol.
L´importance d´une langue peut-elle se mesurer d´ailleurs à l´aune du nombre de personnes dont elle est la langue maternelle ? De ce point de vue-là, le chinois, le bengali ou le portugais (grâce surtout au Brésil) seraient des langues plus importantes que le français qui est la langue officielle de plus d´une vingtaine de pays, mais où dans la plupart des cas, il est langue seconde et non pas langue maternelle. Quoiqu´il en soit, il faut avoir, avant tout, une politique de la langue qui soit ouverte sur le monde et non pas frileuse et repliée sur elle-même. Pour cela, il faut considérer que la littérature française n´est pas que la littérature des écrivains nés en France, mais aussi celle de tous ceux qui de par le monde l´enrichissent et contribuent à sa réputation.
Considérations sur la langue française de Pierre Encrevé et Michel Braudeau est un livre fort intéressant, non seulement par la richesse des dialogues et les idées véhiculées par les deux auteurs, mais également par le nombre de réflexions qu´il suscite.


«La nuit turque»-Philippe Videlier




L´historien Philippe Videlier, chercheur au CNRS, s´était fait remarquer en 2001 avec un récit- genre où il excelle- intitulé Les jardins de Bakounine et autres nouvelles de l´Histoire.
L´année dernière, il a publié un autre récit, toujours chez Gallimard, qui vient de reparaître en poche, ayant pour cadre un pays tiraillé entre militarisme laïcisant et islamisme et qui défraye régulièrement la chronique, étant donné la polémique autour de sa candidature en Union Européenne. Nous parlons bien entendu de la Turquie qui, il y a mois d´un siècle, était le noyau central de l´Empire Ottoman.
Pierre Videlier nous fait replonger dans les années troubles que ce pays entre Occident et Orient a vécues avant et pendant la première guerre mondiale. Jusqu´en 1909, c´était le Sultan qui faisait la loi et tant les nouvelles véhiculées par la presse et par les voyageurs que ce pays a toujours su attirer que les courriers diplomatiques des différentes légations et ambassades se rejoignaient sur un point essentiel : on y faisait régner, sous les ordres du Sultan Abdul Hamid, suivis par ses sbires, laquais ou acolytes, la terreur la plus crue. Des voix se sont alors levées en Europe- discrètement d´abord- s´insurgeant contre les massacres perpétrés en Turquie. En France, Jean Jaurès a pointé le doigt accusateur : « C´est le Sultan qui a voulu, qui a organisé, qui a dirigé les massacres.». Le Sultan était en outre affublé, toujours par Jean Jaurès, des pires épithètes comme «l´égorgeur» et «le grand assassin».Dans le même temps, Clemenceau s´indignait, dans les colonnes de L´Écho de Paris, d´un monde qui permettait cela : «Quand on lit le récit des scènes de folle sauvagerie racontées par des hommes dignes de foi, on se demande dans quels temps nous vivons, et ce que vaut au juste la civilisation raffinée dont nous vantons à toute heure les bienfaits.»(pages 19-20)
Ce fut donc avec un énorme soulagement que les chancelleries européennes ont reçu les nouvelles de la révolution menée par les Jeunes Turcs du Comité Union et Progrès, une révolution qui a renversé, en 1909, le dernier sultan de l´empire ottoman. On a salué ce que certains appelaient un mouvement libéral. Toutefois, on s´est tôt rendu compte que ces Jeunes Turcs ne portaient pas la démocratie dans leur cœur. Les conditions de vie ne se sont pas améliorées et les aspirations des innombrables minorités de l´empire n´ont pas été exaucées. En 1914, alors que la première guerre mondiale éclate, les Jeunes Turcs penchent pour le Kaiser Guillaume II. Les regards du monde étant concentrés sur la guerre, les Jeunes Turcs en ont profité pour «faire le ménage»chez eux et déchaîner, en 1915, leur fureur exterminatrice contre les Arméniens. Les rapports d´observateurs étrangers-y compris celui du baron allemand Hans von Wangenheim, ambassadeur de Guillaume II à Constantinople, donc un allié des Turcs- n´y ont rien pu. À la fin de la guerre, l´empire ottoman s´est effrité, nombre de nouveaux pays ont vu le jour et Mustapha Kemal, dit Atatürk, en abolissant le califat et en introduisant l´alphabet latin pour la langue turque, a inauguré la nouvelle république turque moderne, quoique sous la férule d´un régime militaire qui faisait fi des règles démocratiques élémentaires.
Aujourd´hui, malgré les indiscutables progrès accomplis par l´État turc ces derniers temps pour s´approcher de l´Europe, il est toujours une question taboue : le génocide arménien.
Espérons qu´un jour Turcs et Arméniens pourront se réconcilier et refermer ainsi les plaies d´un passé qui peine à s´estomper.


«De ville en ville»- Nedim Gürsel




On sait, de tout temps, que voyage et littérature font bon ménage. La liste des écrivains voyageurs est énorme et l´on n´a aucune intention de la reproduire ici, aussi incomplète fût-elle. Ce n´est pourtant pas une tâche aisée que celle d´ inviter un lecteur à découvrir des villes à travers leurs écrivains ou leur côté artistique et littéraire. Certains y parviennent néanmoins : c´est le cas de l´écrivain turc Nedim Gürsel avec son livre De ville en ville- ombres et traces, paru en mars aux éditions du Seuil.
Directeur de recherche au CNRS (encore un de cette institution ce mois-ci) et enseignant à l´Ecole des Langues Orientales, Nedim Gürsel, né en 1951 à Istanbul, est l´auteur d´une trentaine d´ouvrages parmi lesquels on se permet de citer Le roman du conquérant, Un long été à Istanbul, La première femme, Le dernier tramway ou Mirages du Sud. Habitant depuis plusieurs années à Paris, il n´a jamais voulu, contrairement à d´autres écrivains étrangers résidant en France, échanger le turc contre le français comme langue littéraire. Il écrit donc toujours ses livres dans sa langue maternelle, peut-être pour garder vivant en lui ce doux sentiment mélancolique teinté de nostalgie que les Turcs appellent hüzün et que le prix Nobel de littérature 2006 Orhan Pamuk évoque magistralement dans son dernier livre Istanbul.
Dans De ville en ville, Nedim Gürsel rassemble une série d´articles qu´il a écrits pendant ces dernières années sur des villes de latitudes diverses comme Bâle, Bruxelles, Prague, Rotterdam, Saint-Pétersbourg, Tirana, Buenos Aires, Tanger ou Istanbul. Dans ces portraits, on croise le plus souvent l´ombre des écrivains qui ont fait la réputation des villes. De Bruxelles, on ne peut en parler sans évoquer un grand poète qui n´a pas à proprement parler porté la ville dans le cœur, mais dont le destin et le souvenir sont intimement liés à la capitale belge : Baudelaire, bien entendu. Gürsel a cherché en vain l´hôtel du Grand Miroir où le poète a séjourné, mais s´il a bel et bien existé comme tel jusqu´en 1914, il fut, par la suite, transformé en bureau et, lors d´un réaménagement de la ville, le bâtiment a disparu en 1959. Ironie du sort : à sa place, on avait érigé un grand immeuble dont un étage était occupé par un cabinet notarial, comme pour narguer le poète et rappeler ses ennuis financiers, notamment le souvenir du notaire Ancelle, qui a mesquinement reversé à Baudelaire l´héritage paternel.
À Prague, il y a inévitablement l´ombre de Kafka, mais aussi l´histoire de la ville, de Jean Népomucène à Jan Palach, la mélancolie baroque en parcourant la Mala Strana ou en longeant la Vltava, le séjour du grand poète turc communiste Nazim Hikmet(une ombre qui traverse tout le livre) et la découverte, pour moi du moins, du roman Marche dans les ténèbres de Paul Leppin, un auteur pragois oublié qui s´est isolé dans un faubourg de Prague après que les nazis eurent occis son fils pendant l´occupation. Leppin est mort d´une maladie vénérienne qu´il avait contractée au temps de sa jeunesse lorsqu´il courait le guilledou.
À Buenos Aires, on se promène dans la ville de Borges, la ville la plus européenne d´Amérique latine, celle où serait né le tango dans les bordels ou dans les quartiers malfamés du port qu´on appelait La Boca, grouillant d´immigrés italiens et espagnols. Le tango ne serait rien d´autre qu´«une pensée triste qui se danse»selon un de ses plus grands créateurs Enrique Santos Discepolo. Astor Piazzolla fut un des noms qui ont immortalisé le tango, comme, dans un autre registre Carlos Gardel, une légende dans l´esprit des Argentins, lui qui serait né à Toulouse, serait parti avec sa mère à Montevideo, à l´âge de deux ans et puis aurait émigré à Buenos Aires. En 1935, un accident d´avion lui a fauché la vie, à l´âge de quarante-cinq ans.
Enfin, il fallait que ce livre s´achève sur Istanbul, la ville de l´auteur, la ville cosmopolite qui a toujours enchanté les voyageurs et là il ne pourrait manquer un hommage au plus Turc des écrivains français : Pierre Loti. En évoquant Loti- qui s´appelait en fait Julien Viaud et était officier de marine- à Istanbul, Gürsel fait quand même un détour par la maison de l´auteur à Rochefort.
Aragon, Gogol, Ivo Andric, ils sont nombreux les auteurs que Nedim Gürsel convoque dans ce livre qui vous fera sûrement voyager, ne serait-ce qu´assis sur un canapé ou autour de votre chambre…


Bohumil Hrabal




Le récent concours international des sept merveilles du monde moderne que l´Unesco n´a pas –et pour cause- ratifié, a déclenché une idée saugrenue dans mon esprit : et si quelqu´un aurait eu l´idée d´élire les sept villes les plus littéraires? Ce concours aurait sûrement suscité très peu d´enthousiasme de par le monde, mais quel qu´en fût le résultat, je pense que très difficilement on verrait Prague, la capitale tchèque, absente de cet éventuel choix. Prague est, sans l´ombre d´un doute, une des villes les plus littéraires qui soient, non seulement grâce à la qualité de ses écrivains, mais aussi par l´atmosphère baroque, mélancolique et mystérieuse qui s´en dégage. Un des écrivains qui ont le plus contribué à la réputation de Prague- quoiqu´il fût né (en 1914) à Brno- fut, sans conteste, Bohumil Hrabal, mort dans la capitale tchèque le 2 février 1997.
Enfant, il ne rêvait pas d´être écrivain. Une belle journée de 1914, sa mère a annoncé à ses parents qu´elle étaient enceinte et que le père de son futur enfant ne serait pas en mesure de l´épouser. L´attitude du grand-père du futur écrivain fut on ne peut plus violente : «Mets-toi à genoux que je te tue»a-t-il crié à sa fille, en empoignant un fusil et après l´avoir traînée dans la cour. Heureusement, sa femme, plus sereine, est sortie dans la cour et a mis fin à la scène lamentable qui était en train de se produire, en disant tout simplement : «Venez manger, la soupe va refroidir.»
Hrabal a toujours été un enfant timide et un piètre élève, ayant même redoublé à deux reprises. Néanmoins, il est un fait qui aura peut-être éveillé son intérêt pour la littérature : sa fréquentation de la brasserie de la ville de Nymburk où son père (en fait, le mari de sa mère) était comptable et où il a souvent entendu les histoires d´oncle Pépine, qu´il allait immortaliser dans ses écrits. À vingt ans, quand même, Hrabal ne lisait pratiquement que des romans policiers, et il lui a fallu exercer un tas de métiers- clerc de notaire, cheminot, emballeur de vieux papiers, figurant de théâtre, avant de devenir docteur en droit- pour que naisse enfin une vocation d´écrivain. Sa vie d´écrivain, malgré la réputation croissante de ses livres, ne fut pas une partie de plaisir. Dès 1963 et ses premiers écrits publiés, il fut censuré pour grossièreté et pornographie, et après le triste dénouement du printemps de Prague et l´intervention des chars du Pacte de Varsovie, il fut interdit de publication.
Cette interdiction qui a duré de 1970 jusqu´en 1976, puis de 1982 jusqu´en 1985, ne l´a pourtant pas empêché d´écrire et c´est même d´ailleurs pendant ces deux périodes qu´il aura écrit ses chefs-d´œuvre. L´écrivain Vaclav Jamek, dans un texte d´introduction à la traduction française de Une trop bruyante solitude, s´interroge même si «sans la terrible régression et l´expérience de l´anéantissement que produisit dans la société tchèque l´invasion russe de 1968» Hrabal aurait bel et bien écrit tous les grands livres des années 1970-1980. Toujours est-il que l´œuvre de Hrabal est aujourd´hui tenue pour une des plus importantes de la littérature tchèque de la deuxième moitié du vingtième siècle. Toujours selon Vaclav Jamek, «avec son humour, son art narratif qui récupère au profit de la littérature les affabulations fantastiques qui ont cours dans les brasseries populaires, Hrabal est un nouveau fleuron du génie plébéien tchèque ; il réussit l´exploit, un de plus, de faire entrer dans l´imaginaire populaire, à travers son œuvre, non seulement de bonnes doses d´avant-gardisme surréaliste (…)mais aussi l´héritage de l´expressionnisme«existentiel»tchèque beaucoup plus désespéré et considéré comme marginal, qu´il revendique haut et clair.»
Une trop bruyante solitude, écrit en 1976, est le roman qui l´a fait connaître en France. Hrabal a même confié un jour qu´il n´était venu au monde que pour écrire ce roman-là. C´était peut-être une boutade, mais ce roman est effectivement une œuvre magistrale. C´est l´histoire de Hanta qui depuis trente-cinq ans écrase de vieux livres sous une presse hydraulique. Dans l´avalanche de livres amoncelés dans sa cave, il décide quels sont ceux qui méritent d´être sauvés, dérogeant ainsi aux normes qui lui étaient imposées.
D´autres livres ont contribué à asseoir sa réputation comme Moi qui ai servi le roi d´Angleterre,La chevelure sacrifiée,Trains étroitement surveillés et La petite ville où le temps s´arrêta. Mais Les noces dans la maison est peut-être le roman qui l´a rendu célèbre dans le monde entier. C´est une trilogie autobiographique où, pour mieux se livrer, Hrabal a choisi- stratagème malicieux,selon Le Seuil, son éditeur français- de faire parler sa femme.
La mort de Hrabal, il y a dix ans, reste toujours un mystère : serait-il accidentellement tombé de la fenêtre de sa chambre, dans la clinique où il séjournait, ou se serait-il suicidé ?
Quoiqu´il en soit, c´est cet homme- qui, enfant, n´avait jamais pensé devenir écrivain- qui a déclaré un jour à Christian Salmon du magazine télévisé français Océaniques :«Pour le vrai lecteur, il faut dégainer toutes les phrases sans hésiter, abattre toutes les barrières. C´est la seule façon de procurer de l´étonnement ou de l´indignation au vrai lecteur, de lui donner le désir de tailler une bavette dans un café avec l´auteur ou alors d´aller l´attendre pour lui allonger une dérouillée à le rendre méconnaissable.»*
Bohumil Hrabal est, sans doute, un de ces écrivains que l´on regrette sûrement de ne pas avoir connus dans la vie…

*Ces affirmations, je les ai recueillies dans un article de Vaclav Richter disponible sur le site de la Radio nationale tchèque (service international en français)

Günter Grass: Pelures d´oignon ou la mémoire qui dérange


Le 12 août 2006, le monde littéraire fut frappé de stupeur : Günter Grass, prix Nobel de littérature 1999, conscience morale de l´Allemagne, faisait, dans une interview au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, un aveu dérangeant. Lui, intellectuel probe et jouissant d´une énorme respectabilité de par le monde, avait fait partie, à l´âge de dix-sept ans, de la redoutable Waffen S.S ! Ces affirmations confiées à Frank Schirrmacher, journaliste vedette du quotidien conservateur, étaient le prélude à la parution de son autobiographie Pelures d´oignon que, face au tollé suscité par l´entretien, l´éditeur Steidl a avancée de deux semaines. En trois jours, les cent trente mille exemplaires de ce premier tirage étaient épuisés. Les débats ont été assez vifs un peu partout, soit en Allemagne, soit à l´étranger. L´Allemagne était, semble-t-il, de retour à ses vieux démons.
Ils ont été, cela va sans dire, assez nombreux ceux qui en ont profité pour tirer à boulets rouges sur quelqu´un qu´ils trouvaient insupportable, certains allant jusqu´à proposer que l´Académie Nobel lui retire le prix octroyé en 1999. Un des critiques les plus acharnés de Grass fut l´historien Joachim Fest(décédé entre-temps), auteur d´une biographie sur Hitler et d´une autobiographie intitulée Ich nicht(Moi pas) et qui s´est toujours opposé à la virulence de Günter Grass à l´égard de ses compatriotes. Il y eut quand même des voix en Allemagne et ailleurs pour défendre Günter Grass, dont José Saramago, Vargas Llosa, John Berger, John Irving ou Juan Goytisolo entre autres. Quoi qu´il en soit, ce qui a laissé les gens perplexes, ce n´est pas tant le fait qu´il ait appartenu aux Waffen S.S (il a déclaré qu´il y a été incorporé un an après qu´il se fut porté volontaire pour une autre unité, les U-Boote, unité de sous-marins), mais qu´il l´ait tu pendant soixante ans alors qu´il s´érigeait en conscience critique et accusait ses compatriotes de n´avoir pas fait leur travail de deuil devant la mémoire du nazisme. Sans oublier, bien entendu, que toute son œuvre repose sur la dénonciation de la complicité ou le mutisme des Allemands devant la barbarie nazie.
Quoique Günter Grass eût dit dans l´entretien cité plus haut que c´est la honte qui l´avait empêché de parler plus tôt et que, malgré tout, il n´a jamais joué-il n´avait alors que dix-sept ans- un rôle actif dans l´unité d´élite allemande (il n´a pas tiré un seul coup de revolver), on s´interroge toujours sur les raisons de son long mutisme.
Dans un essai fort intéressant paru dans le numéro 144(mars -avril 2007) de la revue Le Débat, Thomas Serrier, professeur à l´Université européenne Viadrina à Francfort-sur-l´Oder, réfléchit sur les raisons du silence prolongé de Grass. Il n´y a pas de conclusions tranchantes sur le sujet, mais certaines possibilités sont admises pour que la confession n´eût surgi que maintenant, comme, entre autres, une détente générale dans le rapport au passé allemand. En effet, malgré le tollé suscité par ses déclarations, le scandale aurait été plus fort si Grass avait fait ses aveux, par exemple, avant la chute du mur de Berlin, au temps de la guerre froide, où l´Allemagne n´était pas unifiée. En plus, on ne peut passer sous silence –et l´on épouse là une autre réflexion de Thomas Serrier-le fait que Grass est né en 1927 à Dantzig, aujourd´hui Gdansk en Pologne, et qu´il a été le symbole vivant de la réconciliation germano –polonaise. Je vous rappelle que le maire de Gdansk a même voulu ériger une statue de l´écrivain lors de son soixante-quinzième anniversaire en 2002 et qu´il fut nommé citoyen honoraire de la ville. Malgré la déception des Polonais en apprenant que Grass- quoique sans y avoir pris une part active- a appartenu à Waffen S.S, eût-on imaginé ce qu´il en serait advenu si l´aveu de la honte avait été produit avant 1989, par exemple, au moment où Solidarité consolidait son pouvoir contre l´État communiste polonais ?
Il est un dernier aspect –que vous trouverez peut-être peu significatif- à mettre au crédit de Günter Grass : contrairement à d´autres personnages, dans ce cas-ci, c´est l´auteur lui-même, quoique tardivement, qui a décidé de parler. Eût-il décidé de garder toujours le silence là-dessus, et aujourd´hui on ignorerait probablement encore cet épisode de la vie de l´écrivain qu´il a mis sous le boisseau soixante années durant.
De toute façon, malgré la polémique que l´on sait, si vous attendez impatiemment la traduction française de l´autobiographie de Günter Grass (Pelures d´oignon), à paraître le 11 octobre aux éditions du Seuil, pour y dénicher des descriptions extraordinaires sur l´ incorporation de l´auteur dans les Waffen S.S, détrompez-vous : l´espace qu´il y consacre est plutôt réduit et la presse en a déjà pratiquement fourni tous les détails. Grass s´interroge quand même sur les raisons de l´indifférence vis –à- vis de certains signes qui auraient dû le faire réfléchir sur le bien-fondé de la propagande nazie. Déjà auparavant, dans un entretien, il avouait le désarroi provoqué par la disparition d´un camarade de classe, fils d´un opposant du régime. Pourtant, quand il raconte que, à l´âge de onze ans,à Dantzig et ailleurs, des synagogues brûlaient et des affaires tenues par des Juifs étaient détruites,il reconnaît qu´il assistait à tout cela en spectateur curieux. D´autre part, quand, à la fin de la guerre, prisonnier des Alliés qui en avaient fini avec le Troisième Reich, il tombe sur les premières photos sur les camps d´extermination, montrées par des soldats américains, lui et ses camarades crient à la propagande alliée. En fait, la réaction de Grass n´est pas à proprement parler très différente de celle qu´ont éprouvée la plupart des Allemands au sortir de la guerre. D´autant plus que, malgré les photos et les procès de Nuremberg qui ont eu lieu par la suite, les témoignages des survivants n´étaient pas aussi nombreux que ça. L´indicible a paralysé les survivants de l´Holocauste qui, pour la plupart, n´ont commencé à raconter leur expérience que bien plus tard. Günter Grass a au moins le mérite de reconnaître que son âge n´était pas une excuse pour son attitude un tant soit peu indifférente. Quoi qu´il en soit, Pelures d´oignon- littérairement, un cran en dessous, il est vrai, des meilleures œuvres de l´auteur- est néanmoins un document exceptionnel sur un écrivain hors de pair qui a joué un rôle primordial dans la littérature allemande et européenne de la deuxième moitié du vingtième siècle. L´enfance d´un garçon pauvre qui avait douze ans lorsque la guerre a éclaté, les années d´apprentissage à Paris après la guerre ( où il a retrouvé un certain Paul Antschel, connu en pays littéraire sous le nom de Paul Celan, poète roumain juif de langue allemande dont la famille avait péri dans les camps d´extermination) et la consécration d´une œuvre littéraire, tout est raconté avec un talent auquel Grass nous a déjà habitués depuis son premier grand succès en 1959, Le Tambour.
Après avoir lu ce livre, plusieurs zones d´ombre subsistent, peut-être, dans le passé de Günter Grass. Pourtant, on a tout lieu de s´interroger : y a-t-il quelqu´un- surtout parmi ceux qui ont connu la guerre ou vécu sous une dictature- qui n´ait pas la moindre zone d´ombre- quelle qu´elle soit- dans son passé ? Qu´il jette alors la première pierre…

P.S-À lire sur Pelures d´oignon, l´article de Timothy Garton Ash dans le numéro 13(volume 54) du 16 août 2007 de l´excellent journal américain The New York Review of Books

vendredi 14 décembre 2007

Chroniques d´octobre 2007

Pierre Reverdy
«Je ne connais pas d´exemple d´une œuvre qui ait inspiré moins de confiance à son auteur que la mienne». Cette phrase est-elle une boutade ou celui qui l´a tenue était-il vraiment sincère ? À en juger par les témoignages de tous ceux qui l´ont connu, Pierre Reverdy livrait bel et bien le fond de son âme en proférant ces paroles-là. Des paroles qui à vrai dire n´ont rien d´étonnant. En fait, le doute n´a-t-il pas nourri l´œuvre d´un nombre considérable d´écrivains, a fortiori de poètes ? Ceux qui s´émerveillent en lisant les œuvres lumineuses que les poètes enfantent ne s´interrogent peut-être jamais sur le labeur qui a précédé l´enchaînement de mots qui les éblouissent. Mais, contrairement à ce que l´on croit, n´est pas poète qui veut et il y a loin entre le poète et celui qui écrit simplement des vers.
Pierre Reverdy est naturellement (j´emploie le présent, parce que l´œuvre ne meurt jamais) un poète et pas des moindres. Né le 13 septembre 1889 à Narbonne, Reverdy est issu d´une famille de tailleurs de pierre et de sculpteurs. Il passe sa jeunesse entre ville et campagne : la ville est synonyme d´études plutôt médiocres et la campagne est le domaine familial, situé au pied de la Montagne Noire, dont les paysages allaient plus tard marquer son œuvre. Lecteur précoce de Balzac, des Symbolistes et de Rimbaud, Reverdy se sent naître une vocation d´artiste et part à Paris en octobre 1910, quelques mois avant la mort brutale de son père, un homme d´une énorme sensibilité artistique,ruiné par la crise viticole. Reverdy s´installe, cela va sans dire, dans le quartier mythique de Montmartre, quartier des artistes et de la bohème, où il devient correcteur d´imprimerie et se lie d´amitié avec une cohorte de noms qui ont marqué de leur empreinte le Paris du premier quart de siècle : Max Jacob, Apollinaire, Picasso, Juan Gris, Braque, Fernand Léger entre autres.
Les peintres cubistes- ainsi que des sculpteurs comme Henri Laurens- vont illustrer la plupart de ses livres de poésie, dès les tout premiers comme Poèmes en Prose,La lucarne ovale ou Les ardoises du toit. La vie de Reverdy devient intense dans l´entre- deux –guerres : fondation de la revue Nord-Sud (1), parrainée par le mécène Jacques Doucet, nouvelles publications (La balle au bond, Sources du vent, Écumes de la mer, Pierre blanche,Ferraille)et crise spirituelle vers 1926 qui l´a conduit à vivre un temps avec sa femme auprès de l´abbaye de Solesmes. Une parenthèse dans sa vie que le poète regrettera plus tard. Pendant l´occupation, le poète ne fait rien paraître et ne peut s´empêcher de juger sévèrement ceux qui n´ont jamais cessé de publier alors que le pays était occupé. Vénéré par toutes générations de poètes, de Aragon et Breton qui ont collaboré avec lui avant la seconde guerre, à Dupin et Du Bouchet qui faisaient leur premiers pas dans les années cinquante, Pierre Reverdy meurt le 17 juin 1960, laissant une œuvre qui compte parmi les plus importantes que la poésie française ait connues pendant le vingtième siècle.
La poésie de Reverdy, comme nombre d´observateurs l´ont reconnu, est d´une étonnante simplicité, une poésie où passent- comme l´a écrit Claude Bonnefoy(2)- tout le tremblement du réel et l´insolite du quotidien. En outre, la lumière qui rejaillit de ses poèmes est si intense qu´elle en devient quasiment aveuglante. Poussé par un corps de femme, la mer, le soleil, la détresse ou tout autre sujet, la verve de Reverdy s´étale au grand jour avec un éclat sans pareil. Ainsi dans le poème Le temps est moi écrit-il : «Dans le sous-sol le plus secret de ma détresse/où le vice a reçu la trempe de la mort/Je redonne le ton au disque/Le refrain à la vie/Un terme à mon remords…»Ou encore dans ce court poème du Chant des morts : «À la lueur de la guerre/Au refus des condamnés/Toutes les prisons de verre/L´amour les a refermées».
Mais si sa poésie enchante les lecteurs, ses essais n´en sont pas pour autant moins brillants. Cette émotion appelée poésie,Circonstances de la poésie ou La fonction poétique sont des textes où il expose ses idées et ses interrogations sur le sujet auquel il tenait le plus dans sa vie.
Vingt-sept ans après la mort de l´auteur, la poésie de Pierre Reverdy est toujours vivante et l´intérêt qu´elle suscite auprès du grand public va en croissant. Lire Pierre Reverdy vous marquera-j´en suis sûr- à jamais.
1) La revue Nord-Sud empruntait son titre à la dénomination de la ligne de métro joignant Montmartre à Montparnasse, les deux foyers de l´art. Apollinaire, Max Jacob, Aragon, Soupault, André Breton et Tristan Tzara comptaient parmi ses collaborateurs.
(2) In La poésie française, éditions du Seuil, Paris, 1975

P.S- La plupart des livres de Reverdy sont disponibles chez Gallimard


 
Thérèse et Isabelle et Correspondance 1945-1972 de Violette Leduc


Elle est née en 1907, il y a cent ans donc, et toute sa vie elle a traîné une réputation de femme trop libérée et licencieuse quoiqu´elle eût été, surtout dans les années soixante, un auteur culte. Aujourd´hui, alors que des romans frôlant la pornographie se vendent librement un peu partout et sans susciter le moindre tollé, on a du mal à s´imaginer qu´en 1954 un livre comme Thérèse et Isabelle de Violette Leduc ait été censuré par Gaston Gallimard de crainte qu´il ne fût l´objet de poursuites pénales. Certes, il s´agit bien d´un roman à forte dose érotique, mais bien moins choquant, sans doute, pour les esprits puritains que, par exemple, les romans signés par une certaine Virginie Despentes.
Violette Leduc était fille illégitime, puisque son père, André Debarelle, ne l´a jamais reconnue. Elle a fréquenté le Tout -Paris littéraire, comptant parmi le cercle de fidèles de Jean Genet, Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir dont elle fut, un temps, amoureuse. Violette Leduc n´a d´ailleurs jamais caché ses aventures lesbiennes et elle a même vécu avec une enseignante, avant de se marier à un homme qu´elle aurait vraiment aimé. Tous ses «frasques», malgré l´esprit moins libéral de l´époque, ne l´ont quand même pas empêchée d´être publiée par les très respectables éditions Gallimard. Pourtant, en 1954- comme je l´ai écrit plus haut- Gaston Gallimard, sentant venir le danger d´une interdiction pénale, s´est permis de faire des coupures dans le manuscrit original de Thérèse et Isabelle qui n´aurait été que le premier volet d´un roman qui aurait dû s´intituler Ravages. Au début des années soixante, Violette Leduc greffe une partie du roman censuré dans la troisième partie d´un autre roman La Bâtarde. L´autre partie ne paraîtra qu´en 1966. Ce n´est néanmoins qu´en septembre 2000, vingt-huit ans après la mort de Violette Leduc (décédée en 1972) que Thérèse et Isabelle voit le jour dans sa cohérence initiale.
D´un ton libre et parfois violent, l´action de Thérèse et Isabelle se déroule dans un pensionnat de province pour jeunes filles. La narratrice, Thérèse et sa voisine de dortoir, Isabelle, qui dans un premier temps, semblent se méfier l´une de l´autre, vont finir par s´aimer éperdument, d´une fureur inouïe, trois jours et trois nuits durant, en secret, sans que les surveillantes et les autres pensionnaires s´en aperçoivent. Dans un endroit où le silence est la règle d´or et où le puritanisme religieux épouse la discipline militaire, Thérèse et Isabelle vont donner libre cours à leurs ébats amoureux, des ébats que le goût de l´interdit-la violence de la passion charnelle entre deux jeunes femmes- ne faisait qu´aiguiser.
Si le sujet paraît, toutefois, peu original, le style est un des plus lumineux qui soient : une écriture haletante, lyrique, suggestive et métaphorique et où l´érotisme se teint parfois d´un doux mysticisme, une caractéristique assez intéressante que nombre de critiques n´ont pas manqué de mettre en exergue.
Avec ce roman, Violette Leduc visait, de son propre aveu, à rendre le plus exactement et le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l´amour physique. Comme on peut d´ailleurs le lire dans la quatrième de couverture:«Je ne cherche pas le scandale mais seulement à décrire avec précision ce qu´une femme éprouve alors. J´espère que cela ne semblera pas plus scandaleux que les réflexions de Madame Bloom à la fin de l´Ulysse de Joyce. Toute analyse psychologique sincère mérite, je pense, d´être entendue.»
À mon avis, Violette Leduc a bel et bien réussi son pari : chez elle, le sexe n´est pas séparé du sentiment et Thérèse et Isabelle est là pour le prouver.
Les éditions Gallimard ont également fait paraître tout récemment la Correspondance (1945-1972) de Violette Leduc, établie et présentée par son biographe Carlo Jansiti. Ce volume comprend des lettres adressées à des figures inconnues comme, par exemple, trois collégiens de Rennes, mais aussi à des noms importants dans sa vie comme Simone de Beauvoir à qui elle vouait une admiration et une passion sans bornes ou Jacques Guérin, industriel, bibliophile, homosexuel dont elle est tombée amoureuse. Cet homme lui fut présenté par l´écrivain Jean Genet, un ami que Violette Leduc vénérait et qu´elle tenait pour «le seul être marqué par le génie» qu´elle eût rencontré.
En lisant ces lettres, on peut se faire une idée du tempérament violent et tourmenté d´une figure dont les attitudes ont le plus souvent été poussées par une passion effrénée pour la vie et les êtres humains en particulier.
C´est peut-être le moment- cette année où l´on signale le centenaire de sa naissance- de découvrir finalement l´œuvre de Violette Leduc.

Ap.J.-C. de Vassilis Alexakis

 

« Le choix entre deux langues, deux pays, n´est pas tant la question de savoir où on va vivre que celle de savoir où on va mourir». Vassilis Alexakis a le goût de ces phrases où l´on se demande, après les avoir entendues, si elles sont prononcées sérieusement ou si l´auteur veut joyeusement se moquer de nous. Dans un long entretien qu´il a accordé en juillet au magazine de Montpellier Le Matricule des anges, Alexakis revient sur les problèmes qui se posent à un écrivain lorsqu´il est tiraillé entre deux langues. Né en 1943 à Athènes, il étudie le journalisme à Lille où il débarque à l´âge de dix-sept ans. En concomitance avec l´apprentissage des techniques journalistiques,Alexaxis peaufine aussi son habileté pour le dessin, un domaine où il excelle. En 1966, il rentre chez soi pour y accomplir son service militaire mais le coup d´état perpétré par les colonels en 1967 provoque l´ exode des intellectuels grecs. Un an plus tard Alexakis décide lui aussi de partir et c´est naturellement la France qu´il choisit comme pays d´accueil. Petit à petit, il fait sa percée dans le milieu journalistique français et commence aussi à écrire des romans soit en grec, soit en français. Parfois, il écrit lui-même les deux versions. Pourtant, si son premier roman, Le Sandwich (chez Julliard), date de 1974, il ne parviendra à asseoir définitivement sa réputation d´écrivain que vers les années quatre-vingt avec Talgo,(1983), Contrôle d´identité( 1985) et Paris –Athènes(1989) publiés aux éditions du Seuil avec des rééditions plus récentes chez Fayard et le Stock. La consécration lui arrive néanmoins en 1995 avec La langue maternelle (chez Fayard) pour lequel il se voit décerner- ex-aequo avec Le testament français de Andrei Makine-le prix Médicis. Vassilis Alexakis aime bien d´ailleurs ces histoires gravitant autour de problèmes linguistiques. Si dans La langue maternelle,le protagoniste Pavlos prétend résoudre une énigme posée par la lettre E, dans Les mots étrangers(Stock, 2002), l´histoire tournera autour de l´apprentissage par l´auteur du sango, langue parlée en Centrafrique, un livre délicieux et plein d´humour.
Pour la rentrée 2007, Vassilis Alexakis nous a réservé une nouvelle surprise. Son dernier roman, paru le 22 août, s´intitule Ap.J.-C et le sujet est assez original et un tant soit peu bizarre. Un jeune étudiant commence à enquêter, à la demande de sa logeuse Nausicaa Nicolaïdis, une femme respectable de 89 ans, sur les monastères du Mont- Athos, où vit une communauté religieuse aux mœurs de la Grèce byzantine. La vieille dame nourrit un intérêt particulier pour cette communauté auprès de laquelle s´est réfugié son frère dans les années cinquante. La dame envisage même de tout léguer à cette communauté excentrique où les femmes ne sont pas acceptées. Au fur et à mesure que le jeune étudiant découvre l´histoire du Mont –Athos, on plonge dans les méandres d´une communauté qui représente un État à part à l´intérieur de l´État grec, avec des privilèges fiscaux inconcevables et des prébendes auxquelles aucun gouvernement n´ose toucher. Avant que le jeune étudiant ne se déplace au Mont –Athos, on assiste à une foule de péripéties qui ne font que nourrir l´énigme autour du mont sacré. Encore une fois, Alexakis déploie tout le long du roman cette faculté rare qu´il a de nous révéler, mine de rien, des pans entiers de l´histoire de son pays d´une façon à la fois sérieuse et enjouée. Les livres de Alexakis ont, en outre, une caractéristique qui ne passe sûrement pas inaperçue à un lecteur attentif : la qualité des dialogues. Alexakis maîtrise on ne peut mieux la technique du dialogue, une aptitude qui, de nos jours, n´est pas aussi courante que ça. Sa carrière de cinéaste- quoique assez courte-y a peut-être été pour quelque chose.
Entre-temps, Alexakis attend avec une certaine curiosité la réaction que son dernier roman pourra susciter en Grèce- où il devait paraître également ces jours-ci- car on n´y touche pas aux intérêts des moines* L´auteur a fait part de ses inquiétudes dans l´entretien accordé au Matricule des anges cité plus haut : «J´espère qu´on ne va pas me casser la gueule (…) Il y a un fanatisme autour de ça. Personne n´ose parler de la fortune des monastères, de leur pouvoir politique, de leurs magouilles. C´est un monde assez sordide (…)J´ai déjà changé mon numéro de téléphone à Athènes sous la proposition de mon fils Dimitris. Mon éditeur grec a déjà reçu quelques appels téléphoniques au sujet de ce livre.»
Pour l´instant, ces inquiétudes n´ont pas encore quitté le sourire à Vassilis Alexakis…
*Il n´y a pas si longtemps, les cartes d´identité grecques faisaient encore mention de la religion de chaque citoyen.
P.S- Deux livres de Vassilis Alexakis viennent de paraître en poche, dans la collection Folio, chez Gallimard : La langue maternelle et Paris- Athènes.

Les dix doigts des jours de Erwin Mortier

 

Ce n´est nullement un secret que c´est dans l´enfance que nous puisons les raisons de nos petites obsessions ou que s´ébauchent les caractéristiques qui façonnent notre personnalité. Mais l´enfance est surtout le moment de notre vie où l´on découvre le monde, où l´on s´interroge sur la complexité des adultes, où l´on crée son propre univers avant d´être dévoré par le train-train quotidien. Le plaisir de la découverte est un des moments les plus fascinants de notre enfance.
Le dernier livre du belge d´expression flamande Erwin Mortier-Les dix doigts des jours- nous plonge dans le petit univers d´un enfant de cinq ans, Marcus, qui observe la mort et la vie, au cours d´une chaude semaine d´été dans une grande maison de campagne flamande. Il cherche à saisir tous les bruits, à déchiffrer, peut-être sans en avoir bien conscience, la grille d´interprétation d´un monde qui le laisse parfois un peu hébété. Ce qu´il ne comprend pas ne l´exaspère pourtant aucunement. Au fond, la vie n´est pas aussi compliquée que l´on croit, ce sont peut-être les adultes qui la rendent ainsi. Les adultes, pour lui, ce sont papa, maman, grand-maman, la tante et des visiteuses, l´histoire de l´arrière-grand-père et les cousins «français» Mais, pour le petit Marcus, il y a aussi la communion avec la nature, un monde inouï qui ne peut que le fasciner : «Quand papa vient m´éveiller, je rêve de grands papillons de nuit dans la haie de troènes. Ils frétillent sur le drap quand je m´assieds et frotte les fils de mes yeux»(page 53). Et puis il y a le rêve et la réalité qui parfois se confondent dans l´esprit d´un enfant.
Il n´y a aucun indice de la période où se déroule l´histoire mais on se rend bien compte que c´est l´époque révolue où l´on jouait aux billes et aux autos et où le consumérisme effréné n´avait pas encore fait des petits enfants de potentiels consommateurs. Le petit Marcus fait l´apprentissage de la vie, mais il apprend aussi qu´il y a un mot exprimant une autre réalité à laquelle les gens ne sont pas indifférents : la mort. À ce sujet, on peut lire à la page 66 : « La mort a tout son temps, plus que les dix doigts des jours. Pour elle, l´ennui ce n´est que de l´oxygène. La mort est l´absence grisante de mouvement qui se répand après-midi sur les meubles et te chatouille le nez quand tu es au lit, allongé sur le dos, pendant que maman ou tante veille à ce que tu te reposes»
À part cela, on s´emballe avec un récit plein de poésie, de sons harmonieux comme une musique magique que l´on entend au loin et qui petit à petit devient plus audible, tout en conservant cette mesure douce qui nous enivre.
Après les trois livres précédents –Marcel (2003), Ma deuxième peau (2004) et Temps de pose (2005)*- portant sur la mémoire et la fin de l´innocence, Erwin Mortier revient avec un récit où il renoue avec certains thèmes qui lui sont chers comme l´émerveillement de la jeunesse devant sa découverte du monde ou encore, en rappelant les paroles de Sean James Rose dans l´édition du 3 mai du quotidien Libération, cette «Flandre petite –bourgeoise qui a peur du qu´en dira-t-on et égraine son chapelet tout en se méfiant de l´étranger.»
Né en 1965 dans la banlieue gantoise, poète, romancier et journaliste, Erwin Mortier est décidément un nom à suivre de très près et qui séduira sûrement un nombre croissant de lecteurs.

*Tous publiés chez Fayard, tout comme le récit suggéré aujourd´hui.


 
Juan Goytisolo


On ne peut pas s´imaginer aujourd´hui comme il a été pénible et souffrant pour toute une génération d´Espagnols nés comme Juan Goytisolo au début des années trente (à Barcelone, en1931) de devoir grandir dans l´Espagne franquiste. C´était un pays grisâtre et bigot qui s´appuyait sur la peur et le militarisme cocardier. C´était un peu comme ça aussi au Portugal, à part le penchant militariste, moins incisif dans le régime de Salazar. Les Portugais de cette génération-là n´ont quand même pas vécu une guerre civile atroce comme les Espagnols entre 1936 et 1939. Juan Goytisolo a vu mourir sa mère sous les bombardements des troupes réactionnaires et a assisté au déclenchement de la barbarie franquiste (et aussi à des excès, il faut le dire, du camp républicain).Le triomphalisme de Franco et de ses ouailles après la victoire a muselé tous ceux qui aimaient la liberté. Les journalistes et les écrivains ne pouvaient plus s´exprimer librement et plusieurs intellectuels ont dû s´exiler, surtout au Mexique. La littérature filait décidément un mauvais coton en Espagne. Malgré ces conditions difficiles, la littérature allait jouer un rôle essentiel dans la famille Goytisolo. À part Juan, son frère José Agustin et le cadet Luis (1) deviendraient eux aussi écrivains.
Après des études de droit, Juan Goytisolo a publié son premier roman Jeu de mains en 1953, mais il s´est tôt rendu compte que s´il voulait s´affirmer comme un écrivain à part entière, l´Espagne étoufferait son talent. Aussi est-il parti en France en 1956 où il est devenu attaché littéraire aux éditions Gallimard, ayant fréquenté le gratin du milieu littéraire français de l´époque comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (2). Ses premiers livres publiés en France ont été fort remarqués mais suivaient des procédés narratifs traditionnels. Les années soixante, où le régime franquiste a interdit de parution en Espagne toutes ses œuvres, ont été des années d´engagement en des combats qui ont mobilisé l´intelligentsia européenne. Goytisolo a effectué des voyages à Cuba, en Urss, au Sahara et ces séjours à l´étranger, en concomitance avec des lectures qu´il avait faites et d´autres informations qu´il avait rassemblées, ont définitivement dessillé ses yeux quant au bien-fondé des propositions communistes de changement de société. Les années soixante-dix ont représenté un tournant dans sa vie et dans sa carrière d´écrivain. D´une part il avoue son homosexualité,(lui qui avait eu une liaison conjugale avec l´écrivaine Monique Lange), d´autre part il rompt avec le réalisme critique qui avait marqué ses premières œuvres pour créer son propre monde romanesque et littéraire, réinventant la langue et se tournant, le plus souvent, vers des sujets ayant trait à l´héritage mudéjar de la culture espagnole, un héritage bafoué pendant des siècles. La revendication du comte Don Julian (1970) paru au Mexique, est, peut-être le livre qui signale la première étape de ce tournant. D´autres romans se sont succédé comme Juan sans terre, où l´auteur livre pour la première fois son option sexuelle, Paysages après la bataille,Makbara,Les vertus de l´oiseau solitaire ou La longue vie des Marx,(il s´agit bel et bien de Karl Marx et de sa famille), ces deux derniers publiés dans les années quatre-vingt-dix. À part les romans, il a également écrit des livres autobiographiques comme Chassé gardée et Les royaumes déchirés et plusieurs essais et recueils de chroniques tels Chroniques sarrasines ou Cogitus interruptus .
Si son œuvre est assez vaste, elle ne l´a pas néanmoins empêché de mener parallèlement des combats politiques et humanitaires comme au temps de la guerre des Balkans. Il s´est notamment déplacé à Sarajevo,où il a retrouvé son amie Susan Sontag(décédée en 2004) et d´où il a ramené des impressions qu´il nous a livrées dans ses Carnets de Sarajevo.
Sa conscience civique l´interpelle constamment et il est régulièrement appelé à se prononcer dans la presse sur les conflits entre musulmans et occidentaux et sur la terrible condition des immigrés africains qui risquent leur vie en essayant d´entrer clandestinement en Europe.
Professeur invité aux universités américaines de Californie, Boston et New -York au début des années soixante-dix, il a pourtant vécu la plupart de sa vie- on l´a vu- à Paris, avant de se fixer à Marrakech, au Maroc. On lui a donc demandé un jour, pour quelle raison, contrairement à nombre d´intellectuels ayant fixé résidence à Paris, il n´avait jamais éprouvé la tentation de choisir le français comme langue littéraire. Juan Goytisolo a tout simplement répondu : «Nous ne choisissons pas la langue, c´est la langue qui nous choisit.»
Indépendamment de la langue que l´on choisit pour écrire des livres (au fond une affaire privée des écrivains), l´important c´est la qualité de l´œuvre produite. De ce point de vue-là, Juan Goytisolo est sans l´ombre d´un doute un des meilleurs écrivains contemporains et, de par sa lucidité et le caractère humaniste de ses combats, un intellectuel hors de pair.
(1)José Agustin Goytisolo (1928-1999) était poète et Luis Goytisolo, né en 1935, est romancier.
(2)Juan Goytisolo a également fréquenté Violette Leduc, dont on parle dans ces chroniques d´octobre.
P.S- La plupart des livres de Goytisolo sont disponibles en français chez Fayard.