Pierre Reverdy
«Je ne connais pas d´exemple d´une œuvre qui ait inspiré moins de confiance à son auteur que la mienne». Cette phrase est-elle une boutade ou celui qui l´a tenue était-il vraiment sincère ? À en juger par les témoignages de tous ceux qui l´ont connu, Pierre Reverdy livrait bel et bien le fond de son âme en proférant ces paroles-là. Des paroles qui à vrai dire n´ont rien d´étonnant. En fait, le doute n´a-t-il pas nourri l´œuvre d´un nombre considérable d´écrivains, a fortiori de poètes ? Ceux qui s´émerveillent en lisant les œuvres lumineuses que les poètes enfantent ne s´interrogent peut-être jamais sur le labeur qui a précédé l´enchaînement de mots qui les éblouissent. Mais, contrairement à ce que l´on croit, n´est pas poète qui veut et il y a loin entre le poète et celui qui écrit simplement des vers.
Pierre Reverdy est naturellement (j´emploie le présent, parce que l´œuvre ne meurt jamais) un poète et pas des moindres. Né le 13 septembre 1889 à Narbonne, Reverdy est issu d´une famille de tailleurs de pierre et de sculpteurs. Il passe sa jeunesse entre ville et campagne : la ville est synonyme d´études plutôt médiocres et la campagne est le domaine familial, situé au pied de la Montagne Noire, dont les paysages allaient plus tard marquer son œuvre. Lecteur précoce de Balzac, des Symbolistes et de Rimbaud, Reverdy se sent naître une vocation d´artiste et part à Paris en octobre 1910, quelques mois avant la mort brutale de son père, un homme d´une énorme sensibilité artistique,ruiné par la crise viticole. Reverdy s´installe, cela va sans dire, dans le quartier mythique de Montmartre, quartier des artistes et de la bohème, où il devient correcteur d´imprimerie et se lie d´amitié avec une cohorte de noms qui ont marqué de leur empreinte le Paris du premier quart de siècle : Max Jacob, Apollinaire, Picasso, Juan Gris, Braque, Fernand Léger entre autres.
Les peintres cubistes- ainsi que des sculpteurs comme Henri Laurens- vont illustrer la plupart de ses livres de poésie, dès les tout premiers comme Poèmes en Prose,La lucarne ovale ou Les ardoises du toit. La vie de Reverdy devient intense dans l´entre- deux –guerres : fondation de la revue Nord-Sud (1), parrainée par le mécène Jacques Doucet, nouvelles publications (La balle au bond, Sources du vent, Écumes de la mer, Pierre blanche,Ferraille)et crise spirituelle vers 1926 qui l´a conduit à vivre un temps avec sa femme auprès de l´abbaye de Solesmes. Une parenthèse dans sa vie que le poète regrettera plus tard. Pendant l´occupation, le poète ne fait rien paraître et ne peut s´empêcher de juger sévèrement ceux qui n´ont jamais cessé de publier alors que le pays était occupé. Vénéré par toutes générations de poètes, de Aragon et Breton qui ont collaboré avec lui avant la seconde guerre, à Dupin et Du Bouchet qui faisaient leur premiers pas dans les années cinquante, Pierre Reverdy meurt le 17 juin 1960, laissant une œuvre qui compte parmi les plus importantes que la poésie française ait connues pendant le vingtième siècle.
La poésie de Reverdy, comme nombre d´observateurs l´ont reconnu, est d´une étonnante simplicité, une poésie où passent- comme l´a écrit Claude Bonnefoy(2)- tout le tremblement du réel et l´insolite du quotidien. En outre, la lumière qui rejaillit de ses poèmes est si intense qu´elle en devient quasiment aveuglante. Poussé par un corps de femme, la mer, le soleil, la détresse ou tout autre sujet, la verve de Reverdy s´étale au grand jour avec un éclat sans pareil. Ainsi dans le poème Le temps est moi écrit-il : «Dans le sous-sol le plus secret de ma détresse/où le vice a reçu la trempe de la mort/Je redonne le ton au disque/Le refrain à la vie/Un terme à mon remords…»Ou encore dans ce court poème du Chant des morts : «À la lueur de la guerre/Au refus des condamnés/Toutes les prisons de verre/L´amour les a refermées».
Mais si sa poésie enchante les lecteurs, ses essais n´en sont pas pour autant moins brillants. Cette émotion appelée poésie,Circonstances de la poésie ou La fonction poétique sont des textes où il expose ses idées et ses interrogations sur le sujet auquel il tenait le plus dans sa vie.
Vingt-sept ans après la mort de l´auteur, la poésie de Pierre Reverdy est toujours vivante et l´intérêt qu´elle suscite auprès du grand public va en croissant. Lire Pierre Reverdy vous marquera-j´en suis sûr- à jamais.
1) La revue Nord-Sud empruntait son titre à la dénomination de la ligne de métro joignant Montmartre à Montparnasse, les deux foyers de l´art. Apollinaire, Max Jacob, Aragon, Soupault, André Breton et Tristan Tzara comptaient parmi ses collaborateurs.
(2) In La poésie française, éditions du Seuil, Paris, 1975
P.S- La plupart des livres de Reverdy sont disponibles chez Gallimard
Thérèse et Isabelle et Correspondance 1945-1972 de Violette Leduc
*Tous publiés chez Fayard, tout comme le récit suggéré aujourd´hui.
Elle est née en 1907, il y a cent ans donc, et toute sa vie elle a traîné une réputation de femme trop libérée et licencieuse quoiqu´elle eût été, surtout dans les années soixante, un auteur culte. Aujourd´hui, alors que des romans frôlant la pornographie se vendent librement un peu partout et sans susciter le moindre tollé, on a du mal à s´imaginer qu´en 1954 un livre comme Thérèse et Isabelle de Violette Leduc ait été censuré par Gaston Gallimard de crainte qu´il ne fût l´objet de poursuites pénales. Certes, il s´agit bien d´un roman à forte dose érotique, mais bien moins choquant, sans doute, pour les esprits puritains que, par exemple, les romans signés par une certaine Virginie Despentes.
Violette Leduc était fille illégitime, puisque son père, André Debarelle, ne l´a jamais reconnue. Elle a fréquenté le Tout -Paris littéraire, comptant parmi le cercle de fidèles de Jean Genet, Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir dont elle fut, un temps, amoureuse. Violette Leduc n´a d´ailleurs jamais caché ses aventures lesbiennes et elle a même vécu avec une enseignante, avant de se marier à un homme qu´elle aurait vraiment aimé. Tous ses «frasques», malgré l´esprit moins libéral de l´époque, ne l´ont quand même pas empêchée d´être publiée par les très respectables éditions Gallimard. Pourtant, en 1954- comme je l´ai écrit plus haut- Gaston Gallimard, sentant venir le danger d´une interdiction pénale, s´est permis de faire des coupures dans le manuscrit original de Thérèse et Isabelle qui n´aurait été que le premier volet d´un roman qui aurait dû s´intituler Ravages. Au début des années soixante, Violette Leduc greffe une partie du roman censuré dans la troisième partie d´un autre roman La Bâtarde. L´autre partie ne paraîtra qu´en 1966. Ce n´est néanmoins qu´en septembre 2000, vingt-huit ans après la mort de Violette Leduc (décédée en 1972) que Thérèse et Isabelle voit le jour dans sa cohérence initiale.
D´un ton libre et parfois violent, l´action de Thérèse et Isabelle se déroule dans un pensionnat de province pour jeunes filles. La narratrice, Thérèse et sa voisine de dortoir, Isabelle, qui dans un premier temps, semblent se méfier l´une de l´autre, vont finir par s´aimer éperdument, d´une fureur inouïe, trois jours et trois nuits durant, en secret, sans que les surveillantes et les autres pensionnaires s´en aperçoivent. Dans un endroit où le silence est la règle d´or et où le puritanisme religieux épouse la discipline militaire, Thérèse et Isabelle vont donner libre cours à leurs ébats amoureux, des ébats que le goût de l´interdit-la violence de la passion charnelle entre deux jeunes femmes- ne faisait qu´aiguiser.
Si le sujet paraît, toutefois, peu original, le style est un des plus lumineux qui soient : une écriture haletante, lyrique, suggestive et métaphorique et où l´érotisme se teint parfois d´un doux mysticisme, une caractéristique assez intéressante que nombre de critiques n´ont pas manqué de mettre en exergue.
Avec ce roman, Violette Leduc visait, de son propre aveu, à rendre le plus exactement et le plus minutieusement possible les sensations éprouvées dans l´amour physique. Comme on peut d´ailleurs le lire dans la quatrième de couverture:«Je ne cherche pas le scandale mais seulement à décrire avec précision ce qu´une femme éprouve alors. J´espère que cela ne semblera pas plus scandaleux que les réflexions de Madame Bloom à la fin de l´Ulysse de Joyce. Toute analyse psychologique sincère mérite, je pense, d´être entendue.»
À mon avis, Violette Leduc a bel et bien réussi son pari : chez elle, le sexe n´est pas séparé du sentiment et Thérèse et Isabelle est là pour le prouver.
Les éditions Gallimard ont également fait paraître tout récemment la Correspondance (1945-1972) de Violette Leduc, établie et présentée par son biographe Carlo Jansiti. Ce volume comprend des lettres adressées à des figures inconnues comme, par exemple, trois collégiens de Rennes, mais aussi à des noms importants dans sa vie comme Simone de Beauvoir à qui elle vouait une admiration et une passion sans bornes ou Jacques Guérin, industriel, bibliophile, homosexuel dont elle est tombée amoureuse. Cet homme lui fut présenté par l´écrivain Jean Genet, un ami que Violette Leduc vénérait et qu´elle tenait pour «le seul être marqué par le génie» qu´elle eût rencontré.
En lisant ces lettres, on peut se faire une idée du tempérament violent et tourmenté d´une figure dont les attitudes ont le plus souvent été poussées par une passion effrénée pour la vie et les êtres humains en particulier.
C´est peut-être le moment- cette année où l´on signale le centenaire de sa naissance- de découvrir finalement l´œuvre de Violette Leduc.
Ap.J.-C. de Vassilis Alexakis
« Le choix entre deux langues, deux pays, n´est pas tant la question de savoir où on va vivre que celle de savoir où on va mourir». Vassilis Alexakis a le goût de ces phrases où l´on se demande, après les avoir entendues, si elles sont prononcées sérieusement ou si l´auteur veut joyeusement se moquer de nous. Dans un long entretien qu´il a accordé en juillet au magazine de Montpellier Le Matricule des anges, Alexakis revient sur les problèmes qui se posent à un écrivain lorsqu´il est tiraillé entre deux langues. Né en 1943 à Athènes, il étudie le journalisme à Lille où il débarque à l´âge de dix-sept ans. En concomitance avec l´apprentissage des techniques journalistiques,Alexaxis peaufine aussi son habileté pour le dessin, un domaine où il excelle. En 1966, il rentre chez soi pour y accomplir son service militaire mais le coup d´état perpétré par les colonels en 1967 provoque l´ exode des intellectuels grecs. Un an plus tard Alexakis décide lui aussi de partir et c´est naturellement la France qu´il choisit comme pays d´accueil. Petit à petit, il fait sa percée dans le milieu journalistique français et commence aussi à écrire des romans soit en grec, soit en français. Parfois, il écrit lui-même les deux versions. Pourtant, si son premier roman, Le Sandwich (chez Julliard), date de 1974, il ne parviendra à asseoir définitivement sa réputation d´écrivain que vers les années quatre-vingt avec Talgo,(1983), Contrôle d´identité( 1985) et Paris –Athènes(1989) publiés aux éditions du Seuil avec des rééditions plus récentes chez Fayard et le Stock. La consécration lui arrive néanmoins en 1995 avec La langue maternelle (chez Fayard) pour lequel il se voit décerner- ex-aequo avec Le testament français de Andrei Makine-le prix Médicis. Vassilis Alexakis aime bien d´ailleurs ces histoires gravitant autour de problèmes linguistiques. Si dans La langue maternelle,le protagoniste Pavlos prétend résoudre une énigme posée par la lettre E, dans Les mots étrangers(Stock, 2002), l´histoire tournera autour de l´apprentissage par l´auteur du sango, langue parlée en Centrafrique, un livre délicieux et plein d´humour.
Pour la rentrée 2007, Vassilis Alexakis nous a réservé une nouvelle surprise. Son dernier roman, paru le 22 août, s´intitule Ap.J.-C et le sujet est assez original et un tant soit peu bizarre. Un jeune étudiant commence à enquêter, à la demande de sa logeuse Nausicaa Nicolaïdis, une femme respectable de 89 ans, sur les monastères du Mont- Athos, où vit une communauté religieuse aux mœurs de la Grèce byzantine. La vieille dame nourrit un intérêt particulier pour cette communauté auprès de laquelle s´est réfugié son frère dans les années cinquante. La dame envisage même de tout léguer à cette communauté excentrique où les femmes ne sont pas acceptées. Au fur et à mesure que le jeune étudiant découvre l´histoire du Mont –Athos, on plonge dans les méandres d´une communauté qui représente un État à part à l´intérieur de l´État grec, avec des privilèges fiscaux inconcevables et des prébendes auxquelles aucun gouvernement n´ose toucher. Avant que le jeune étudiant ne se déplace au Mont –Athos, on assiste à une foule de péripéties qui ne font que nourrir l´énigme autour du mont sacré. Encore une fois, Alexakis déploie tout le long du roman cette faculté rare qu´il a de nous révéler, mine de rien, des pans entiers de l´histoire de son pays d´une façon à la fois sérieuse et enjouée. Les livres de Alexakis ont, en outre, une caractéristique qui ne passe sûrement pas inaperçue à un lecteur attentif : la qualité des dialogues. Alexakis maîtrise on ne peut mieux la technique du dialogue, une aptitude qui, de nos jours, n´est pas aussi courante que ça. Sa carrière de cinéaste- quoique assez courte-y a peut-être été pour quelque chose.
Entre-temps, Alexakis attend avec une certaine curiosité la réaction que son dernier roman pourra susciter en Grèce- où il devait paraître également ces jours-ci- car on n´y touche pas aux intérêts des moines* L´auteur a fait part de ses inquiétudes dans l´entretien accordé au Matricule des anges cité plus haut : «J´espère qu´on ne va pas me casser la gueule (…) Il y a un fanatisme autour de ça. Personne n´ose parler de la fortune des monastères, de leur pouvoir politique, de leurs magouilles. C´est un monde assez sordide (…)J´ai déjà changé mon numéro de téléphone à Athènes sous la proposition de mon fils Dimitris. Mon éditeur grec a déjà reçu quelques appels téléphoniques au sujet de ce livre.»
Pour l´instant, ces inquiétudes n´ont pas encore quitté le sourire à Vassilis Alexakis…
*Il n´y a pas si longtemps, les cartes d´identité grecques faisaient encore mention de la religion de chaque citoyen.
P.S- Deux livres de Vassilis Alexakis viennent de paraître en poche, dans la collection Folio, chez Gallimard : La langue maternelle et Paris- Athènes.
Les dix doigts des jours de Erwin Mortier
Ce n´est nullement un secret que c´est dans l´enfance que nous puisons les raisons de nos petites obsessions ou que s´ébauchent les caractéristiques qui façonnent notre personnalité. Mais l´enfance est surtout le moment de notre vie où l´on découvre le monde, où l´on s´interroge sur la complexité des adultes, où l´on crée son propre univers avant d´être dévoré par le train-train quotidien. Le plaisir de la découverte est un des moments les plus fascinants de notre enfance.
Le dernier livre du belge d´expression flamande Erwin Mortier-Les dix doigts des jours- nous plonge dans le petit univers d´un enfant de cinq ans, Marcus, qui observe la mort et la vie, au cours d´une chaude semaine d´été dans une grande maison de campagne flamande. Il cherche à saisir tous les bruits, à déchiffrer, peut-être sans en avoir bien conscience, la grille d´interprétation d´un monde qui le laisse parfois un peu hébété. Ce qu´il ne comprend pas ne l´exaspère pourtant aucunement. Au fond, la vie n´est pas aussi compliquée que l´on croit, ce sont peut-être les adultes qui la rendent ainsi. Les adultes, pour lui, ce sont papa, maman, grand-maman, la tante et des visiteuses, l´histoire de l´arrière-grand-père et les cousins «français» Mais, pour le petit Marcus, il y a aussi la communion avec la nature, un monde inouï qui ne peut que le fasciner : «Quand papa vient m´éveiller, je rêve de grands papillons de nuit dans la haie de troènes. Ils frétillent sur le drap quand je m´assieds et frotte les fils de mes yeux»(page 53). Et puis il y a le rêve et la réalité qui parfois se confondent dans l´esprit d´un enfant.
Il n´y a aucun indice de la période où se déroule l´histoire mais on se rend bien compte que c´est l´époque révolue où l´on jouait aux billes et aux autos et où le consumérisme effréné n´avait pas encore fait des petits enfants de potentiels consommateurs. Le petit Marcus fait l´apprentissage de la vie, mais il apprend aussi qu´il y a un mot exprimant une autre réalité à laquelle les gens ne sont pas indifférents : la mort. À ce sujet, on peut lire à la page 66 : « La mort a tout son temps, plus que les dix doigts des jours. Pour elle, l´ennui ce n´est que de l´oxygène. La mort est l´absence grisante de mouvement qui se répand après-midi sur les meubles et te chatouille le nez quand tu es au lit, allongé sur le dos, pendant que maman ou tante veille à ce que tu te reposes»
À part cela, on s´emballe avec un récit plein de poésie, de sons harmonieux comme une musique magique que l´on entend au loin et qui petit à petit devient plus audible, tout en conservant cette mesure douce qui nous enivre.
Après les trois livres précédents –Marcel (2003), Ma deuxième peau (2004) et Temps de pose (2005)*- portant sur la mémoire et la fin de l´innocence, Erwin Mortier revient avec un récit où il renoue avec certains thèmes qui lui sont chers comme l´émerveillement de la jeunesse devant sa découverte du monde ou encore, en rappelant les paroles de Sean James Rose dans l´édition du 3 mai du quotidien Libération, cette «Flandre petite –bourgeoise qui a peur du qu´en dira-t-on et égraine son chapelet tout en se méfiant de l´étranger.»
Né en 1965 dans la banlieue gantoise, poète, romancier et journaliste, Erwin Mortier est décidément un nom à suivre de très près et qui séduira sûrement un nombre croissant de lecteurs.
*Tous publiés chez Fayard, tout comme le récit suggéré aujourd´hui.
Juan Goytisolo
On ne peut pas s´imaginer aujourd´hui comme il a été pénible et souffrant pour toute une génération d´Espagnols nés comme Juan Goytisolo au début des années trente (à Barcelone, en1931) de devoir grandir dans l´Espagne franquiste. C´était un pays grisâtre et bigot qui s´appuyait sur la peur et le militarisme cocardier. C´était un peu comme ça aussi au Portugal, à part le penchant militariste, moins incisif dans le régime de Salazar. Les Portugais de cette génération-là n´ont quand même pas vécu une guerre civile atroce comme les Espagnols entre 1936 et 1939. Juan Goytisolo a vu mourir sa mère sous les bombardements des troupes réactionnaires et a assisté au déclenchement de la barbarie franquiste (et aussi à des excès, il faut le dire, du camp républicain).Le triomphalisme de Franco et de ses ouailles après la victoire a muselé tous ceux qui aimaient la liberté. Les journalistes et les écrivains ne pouvaient plus s´exprimer librement et plusieurs intellectuels ont dû s´exiler, surtout au Mexique. La littérature filait décidément un mauvais coton en Espagne. Malgré ces conditions difficiles, la littérature allait jouer un rôle essentiel dans la famille Goytisolo. À part Juan, son frère José Agustin et le cadet Luis (1) deviendraient eux aussi écrivains.
Après des études de droit, Juan Goytisolo a publié son premier roman Jeu de mains en 1953, mais il s´est tôt rendu compte que s´il voulait s´affirmer comme un écrivain à part entière, l´Espagne étoufferait son talent. Aussi est-il parti en France en 1956 où il est devenu attaché littéraire aux éditions Gallimard, ayant fréquenté le gratin du milieu littéraire français de l´époque comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir (2). Ses premiers livres publiés en France ont été fort remarqués mais suivaient des procédés narratifs traditionnels. Les années soixante, où le régime franquiste a interdit de parution en Espagne toutes ses œuvres, ont été des années d´engagement en des combats qui ont mobilisé l´intelligentsia européenne. Goytisolo a effectué des voyages à Cuba, en Urss, au Sahara et ces séjours à l´étranger, en concomitance avec des lectures qu´il avait faites et d´autres informations qu´il avait rassemblées, ont définitivement dessillé ses yeux quant au bien-fondé des propositions communistes de changement de société. Les années soixante-dix ont représenté un tournant dans sa vie et dans sa carrière d´écrivain. D´une part il avoue son homosexualité,(lui qui avait eu une liaison conjugale avec l´écrivaine Monique Lange), d´autre part il rompt avec le réalisme critique qui avait marqué ses premières œuvres pour créer son propre monde romanesque et littéraire, réinventant la langue et se tournant, le plus souvent, vers des sujets ayant trait à l´héritage mudéjar de la culture espagnole, un héritage bafoué pendant des siècles. La revendication du comte Don Julian (1970) paru au Mexique, est, peut-être le livre qui signale la première étape de ce tournant. D´autres romans se sont succédé comme Juan sans terre, où l´auteur livre pour la première fois son option sexuelle, Paysages après la bataille,Makbara,Les vertus de l´oiseau solitaire ou La longue vie des Marx,(il s´agit bel et bien de Karl Marx et de sa famille), ces deux derniers publiés dans les années quatre-vingt-dix. À part les romans, il a également écrit des livres autobiographiques comme Chassé gardée et Les royaumes déchirés et plusieurs essais et recueils de chroniques tels Chroniques sarrasines ou Cogitus interruptus .
Si son œuvre est assez vaste, elle ne l´a pas néanmoins empêché de mener parallèlement des combats politiques et humanitaires comme au temps de la guerre des Balkans. Il s´est notamment déplacé à Sarajevo,où il a retrouvé son amie Susan Sontag(décédée en 2004) et d´où il a ramené des impressions qu´il nous a livrées dans ses Carnets de Sarajevo.
Sa conscience civique l´interpelle constamment et il est régulièrement appelé à se prononcer dans la presse sur les conflits entre musulmans et occidentaux et sur la terrible condition des immigrés africains qui risquent leur vie en essayant d´entrer clandestinement en Europe.
Professeur invité aux universités américaines de Californie, Boston et New -York au début des années soixante-dix, il a pourtant vécu la plupart de sa vie- on l´a vu- à Paris, avant de se fixer à Marrakech, au Maroc. On lui a donc demandé un jour, pour quelle raison, contrairement à nombre d´intellectuels ayant fixé résidence à Paris, il n´avait jamais éprouvé la tentation de choisir le français comme langue littéraire. Juan Goytisolo a tout simplement répondu : «Nous ne choisissons pas la langue, c´est la langue qui nous choisit.»
Indépendamment de la langue que l´on choisit pour écrire des livres (au fond une affaire privée des écrivains), l´important c´est la qualité de l´œuvre produite. De ce point de vue-là, Juan Goytisolo est sans l´ombre d´un doute un des meilleurs écrivains contemporains et, de par sa lucidité et le caractère humaniste de ses combats, un intellectuel hors de pair.
(1)José Agustin Goytisolo (1928-1999) était poète et Luis Goytisolo, né en 1935, est romancier.
(2)Juan Goytisolo a également fréquenté Violette Leduc, dont on parle dans ces chroniques d´octobre.
P.S- La plupart des livres de Goytisolo sont disponibles en français chez Fayard.
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