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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 16 décembre 2007

Chroniques de septembre

Ces chroniques- tout comme celles d´octobre,novembre et décembre 2007-ont été écrites pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne. Pour des raisons diverses, elles n´ont jamais pu être mises en ligne. J´ai décidé de les récupérer pour ce tout nouveau blog.


Édouard Glissant

En 1992 l´Académie Nobel a décidé de récompenser un écrivain d´expression anglaise, tout à fait inconnu, né aux Caraïbes, dans l´île de Sainte-Lucie, et répondant au nom de Derek Walcott. On a ainsi pu découvrir un poète qui autrement, malgré l´indiscutable qualité littéraire de sa poésie, aurait eu énormément de mal à s´imposer. On ignore toutefois que Derek Walcott a eu un concurrent direct qu´il n´a pu battre qu´au finish. En fait, c´est grâce à une seule voix d´écart qu´il a pu obtenir le prix Nobel. Le perdant n´était autre qu´un grand poète français, le Martiniquais Édouard Glissant…
Né à Sainte-Marie le 21 septembre 1928, Édouard Glissant est, dans la lignée d´Aimé Césaire, un poète de la négritude. Ce genre d´épithète dessert parfois, on le sait, les auteurs qui se la voient coller sur le dos. Cependant, la négritude chez Glissant ne l´a pas poussé vers un ghetto identitaire ou simplement revendicatif. Elle n´a été que le point de départ d´une nouvelle doctrine dont il peut, en quelque sorte, réclamer la paternité. Il a, en effet, fondé le concept d´antillanité dans les années soixante. Ce concept consiste en la réappropriation de l´espace, de l´histoire et de la culture caribéens par ses propres habitants.
Cette doctrine est néanmoins le fait d´une lente maturation d´un homme, issu d´une famille modeste, qui a dû bénéficier d´une bourse pour poursuivre des études littéraires dans le Paris des années quarante. Il y étudie, à la Sorbonne, l´ethnographie, l´ histoire et la philosophie. En 1959, co-fondateur du Front antillo –guyanais, il sera interdit de séjour dans son île, la Martinique, jusqu´en 1965, ses activités étant perçues comme de la propagande séparatiste. Comme nombre d´autres intellectuels français, il se prononce, naturellement, contre la guerre d´Algérie. De retour en Martinique, il y fonde l´institut martiniquais d´études et la revue Acoma et, rentré dans la métropole, il dirige, dans les années quatre-vingt, Le Courrier de l´Unesco. À partir des années quatre-vingt-dix, il vit aux Etats-Unis où il enseigne, d´abord à l´Université de Louisiane, puis à New -York avec le titre de «distinguished professor.»
L´œuvre d´Edouard Glissant est très vaste. Elle est composée d´essais comme Le discours antillais,Poétique de la relation ou Faulkner, Mississipi, de pièces de théâtre comme Monsieur Toussaint, de romans comme La lézarde(prix Renaudot 1958), Le quatrième siècle,Malemort,Tout-monde ou Omerod et surtout de poésie, puisque Glissant est, avant tout, un poète. Le sel noir, la terre inquiète, le sang rivé, Pays rêvé, pays réel, Fastes, Les Grands Chaos ou Les Indes sont les principaux titres (la plupart disponibles chez Gallimard ou Le Seuil) d´une œuvre poétique colorée, où l´on entend les échos de la mer, de rivages lointains, des oiseaux et de la forêt, du chant des esclaves et de la mélancolie, du métissage afro –caribéen. Ce métissage, ou par d´autres mots, la créolisation, est, comme l´auteur l´a dit un jour dans une interview, «cette capacité de se transformer d´une manière continue sans se perdre».
Comme je le fais souvent dans ces chroniques lorsqu´il s´agit d´évoquer des poètes, je termine avec des vers d´Édouard Glissant, retirés du recueil Pays rêvé, pays réel :«L´aveugle dont la main donne grâce de voir/ Loin dans la mort l´hosanna des bateaux/Crie Ata –Eli la nue disgrâce de ma cecité ô Toute-en –nuit/Est de ne dessiner pas autour du globe de mes prunelles/Comme un enfant sertit son doigt dans l´orbite, tire/Et son œil pousse devant avec un crissement d´arbre/La patiente végétation de ton sourire/Elle, rivière blessée, le regarde crie en silence/Ils s´allient par des sens dont nous avons perdu l´usage.»


«Conversations sur la langue française»-Pierre Encrevé et Michel Braudeau


Peu de peuples ont, autant que le français, ce rapport charnel à la langue maternelle, un rapport qui le pousse à ressasser la sempiternelle rengaine du déclin, de la perte d´influence, comme si chaque instant où l´on parle français pourrait être le dernier de la vie d´une langue qui se meurt. Comme si, en parlant français, on jouait une symphonie qui pourrait s´intituler, à l´instar d´un livre peu connu de Guy Dupré, «Comme un adieu dans une langue oubliée». Pourtant, malgré la douce mélancolie qui atteint souvent les locuteurs de la langue française, certaines voix s´élèvent pour clamer que, bien au contraire, la langue est bel et bien vivante, qu´elle n´ a jamais été autant parlée ni écrite, et qu´elle s´enrichit sans cesse. Ces raisons d´espérer, vous les trouvez dans un livre de conversations entre le sociologue Pierre Encrevé et le romancier Michel Braudeau, paru il y a quelques mois chez Gallimard, un livre justement intitulé Conversations sur la langue française.
Les deux écrivains nous rappellent le long parcours du français, dès les origines et le Serment de Strasbourg en 842 jusqu´à nos jours, les heurs et malheurs d´une langue qui s´est imposée au fil des siècles, d´abord en France, où elle a dû affronter la concurrence et du latin (en fait, la langue dont elle tire sa source) dans la littérature et des langues régionales dans le quotidien, puis dans le monde, où elle est devenue la langue de référence, surtout aux dix-huitième et dix-neuvième siècles. Nombre de Français ignorent sûrement que la maîtrise de la langue française par tous les habitants de France est relativement récente et que jusqu´au dix-neuvième siècle, les langues régionales –le breton, le provençal, le catalan, le basque, le corse- étaient fortement enracinées dans le quotidien des gens aussi bien que certains patois locaux. L´ironie du sort a voulu que le français se soit définitivement imposé intra-muros peu avant l´époque où le rayonnement du français dans le monde a commencé à fléchir. C´est que, disent nos deux écrivains, l´influence de la langue française est allée de pair avec la puissance militaire, économique et politique de la France à l´époque, étayée, en plus, par le rayonnement des arts et des lettres français. Ce dernier aspect est très important et il pourrait en partie expliquer, à mon avis, pourquoi l´anglais au dix-neuvième siècle n´était pas encore parvenu à supplanter le français comme langue de référence, alors que l´empire britannique était, à vrai dire, plus large et plus puissant que le français. En fait, les élites en ce temps-là étaient surtout littéraires et artistiques alors qu´à présent elles sont aussi technologiques et financières. En plus, être langue de référence aujourd´hui, dans la société de consommation et de communication qui est la nôtre n´obéit pas aux mêmes canons qu´à l´époque où le français tenait le haut du pavé. Les Américains, après la seconde guerre mondiale, ont su imposer l´anglais comme lingua franca. Certes, le français est toujours une langue qui compte mais elle est concurrencée par d´autres langues tout aussi importantes (ou davantage) telles, selon Pierre Encrevé, l´ anglais bien sûr, mais bientôt, l´espagnol et le chinois. Pour l´espagnol, je suis d´accord, mais quant au chinois je n´y crois pas trop, malgré le potentiel économique de la Chine.
C´est que ce que l´on appelle communément le chinois –à vrai dire, le mandarin- est une langue compliquée(avec tous les idéogrammes que l´on sait) pour un étranger et, en plus, elle n´est parlée qu´en Chine. Le fait qu´une langue soit parlée, en tant que langue officielle ou seconde, dans plusieurs continents est un des critères essentiels pour qu´elle devienne une langue à forte vocation internationale. C´est peut-être la raison pour laquelle l´allemand malgré son importance en Europe, ne suscite pas dans le monde le même intérêt que l´anglais, bien sûr, mais aussi, à un moindre degré, que le français ou l´espagnol.
L´importance d´une langue peut-elle se mesurer d´ailleurs à l´aune du nombre de personnes dont elle est la langue maternelle ? De ce point de vue-là, le chinois, le bengali ou le portugais (grâce surtout au Brésil) seraient des langues plus importantes que le français qui est la langue officielle de plus d´une vingtaine de pays, mais où dans la plupart des cas, il est langue seconde et non pas langue maternelle. Quoiqu´il en soit, il faut avoir, avant tout, une politique de la langue qui soit ouverte sur le monde et non pas frileuse et repliée sur elle-même. Pour cela, il faut considérer que la littérature française n´est pas que la littérature des écrivains nés en France, mais aussi celle de tous ceux qui de par le monde l´enrichissent et contribuent à sa réputation.
Considérations sur la langue française de Pierre Encrevé et Michel Braudeau est un livre fort intéressant, non seulement par la richesse des dialogues et les idées véhiculées par les deux auteurs, mais également par le nombre de réflexions qu´il suscite.


«La nuit turque»-Philippe Videlier




L´historien Philippe Videlier, chercheur au CNRS, s´était fait remarquer en 2001 avec un récit- genre où il excelle- intitulé Les jardins de Bakounine et autres nouvelles de l´Histoire.
L´année dernière, il a publié un autre récit, toujours chez Gallimard, qui vient de reparaître en poche, ayant pour cadre un pays tiraillé entre militarisme laïcisant et islamisme et qui défraye régulièrement la chronique, étant donné la polémique autour de sa candidature en Union Européenne. Nous parlons bien entendu de la Turquie qui, il y a mois d´un siècle, était le noyau central de l´Empire Ottoman.
Pierre Videlier nous fait replonger dans les années troubles que ce pays entre Occident et Orient a vécues avant et pendant la première guerre mondiale. Jusqu´en 1909, c´était le Sultan qui faisait la loi et tant les nouvelles véhiculées par la presse et par les voyageurs que ce pays a toujours su attirer que les courriers diplomatiques des différentes légations et ambassades se rejoignaient sur un point essentiel : on y faisait régner, sous les ordres du Sultan Abdul Hamid, suivis par ses sbires, laquais ou acolytes, la terreur la plus crue. Des voix se sont alors levées en Europe- discrètement d´abord- s´insurgeant contre les massacres perpétrés en Turquie. En France, Jean Jaurès a pointé le doigt accusateur : « C´est le Sultan qui a voulu, qui a organisé, qui a dirigé les massacres.». Le Sultan était en outre affublé, toujours par Jean Jaurès, des pires épithètes comme «l´égorgeur» et «le grand assassin».Dans le même temps, Clemenceau s´indignait, dans les colonnes de L´Écho de Paris, d´un monde qui permettait cela : «Quand on lit le récit des scènes de folle sauvagerie racontées par des hommes dignes de foi, on se demande dans quels temps nous vivons, et ce que vaut au juste la civilisation raffinée dont nous vantons à toute heure les bienfaits.»(pages 19-20)
Ce fut donc avec un énorme soulagement que les chancelleries européennes ont reçu les nouvelles de la révolution menée par les Jeunes Turcs du Comité Union et Progrès, une révolution qui a renversé, en 1909, le dernier sultan de l´empire ottoman. On a salué ce que certains appelaient un mouvement libéral. Toutefois, on s´est tôt rendu compte que ces Jeunes Turcs ne portaient pas la démocratie dans leur cœur. Les conditions de vie ne se sont pas améliorées et les aspirations des innombrables minorités de l´empire n´ont pas été exaucées. En 1914, alors que la première guerre mondiale éclate, les Jeunes Turcs penchent pour le Kaiser Guillaume II. Les regards du monde étant concentrés sur la guerre, les Jeunes Turcs en ont profité pour «faire le ménage»chez eux et déchaîner, en 1915, leur fureur exterminatrice contre les Arméniens. Les rapports d´observateurs étrangers-y compris celui du baron allemand Hans von Wangenheim, ambassadeur de Guillaume II à Constantinople, donc un allié des Turcs- n´y ont rien pu. À la fin de la guerre, l´empire ottoman s´est effrité, nombre de nouveaux pays ont vu le jour et Mustapha Kemal, dit Atatürk, en abolissant le califat et en introduisant l´alphabet latin pour la langue turque, a inauguré la nouvelle république turque moderne, quoique sous la férule d´un régime militaire qui faisait fi des règles démocratiques élémentaires.
Aujourd´hui, malgré les indiscutables progrès accomplis par l´État turc ces derniers temps pour s´approcher de l´Europe, il est toujours une question taboue : le génocide arménien.
Espérons qu´un jour Turcs et Arméniens pourront se réconcilier et refermer ainsi les plaies d´un passé qui peine à s´estomper.


«De ville en ville»- Nedim Gürsel




On sait, de tout temps, que voyage et littérature font bon ménage. La liste des écrivains voyageurs est énorme et l´on n´a aucune intention de la reproduire ici, aussi incomplète fût-elle. Ce n´est pourtant pas une tâche aisée que celle d´ inviter un lecteur à découvrir des villes à travers leurs écrivains ou leur côté artistique et littéraire. Certains y parviennent néanmoins : c´est le cas de l´écrivain turc Nedim Gürsel avec son livre De ville en ville- ombres et traces, paru en mars aux éditions du Seuil.
Directeur de recherche au CNRS (encore un de cette institution ce mois-ci) et enseignant à l´Ecole des Langues Orientales, Nedim Gürsel, né en 1951 à Istanbul, est l´auteur d´une trentaine d´ouvrages parmi lesquels on se permet de citer Le roman du conquérant, Un long été à Istanbul, La première femme, Le dernier tramway ou Mirages du Sud. Habitant depuis plusieurs années à Paris, il n´a jamais voulu, contrairement à d´autres écrivains étrangers résidant en France, échanger le turc contre le français comme langue littéraire. Il écrit donc toujours ses livres dans sa langue maternelle, peut-être pour garder vivant en lui ce doux sentiment mélancolique teinté de nostalgie que les Turcs appellent hüzün et que le prix Nobel de littérature 2006 Orhan Pamuk évoque magistralement dans son dernier livre Istanbul.
Dans De ville en ville, Nedim Gürsel rassemble une série d´articles qu´il a écrits pendant ces dernières années sur des villes de latitudes diverses comme Bâle, Bruxelles, Prague, Rotterdam, Saint-Pétersbourg, Tirana, Buenos Aires, Tanger ou Istanbul. Dans ces portraits, on croise le plus souvent l´ombre des écrivains qui ont fait la réputation des villes. De Bruxelles, on ne peut en parler sans évoquer un grand poète qui n´a pas à proprement parler porté la ville dans le cœur, mais dont le destin et le souvenir sont intimement liés à la capitale belge : Baudelaire, bien entendu. Gürsel a cherché en vain l´hôtel du Grand Miroir où le poète a séjourné, mais s´il a bel et bien existé comme tel jusqu´en 1914, il fut, par la suite, transformé en bureau et, lors d´un réaménagement de la ville, le bâtiment a disparu en 1959. Ironie du sort : à sa place, on avait érigé un grand immeuble dont un étage était occupé par un cabinet notarial, comme pour narguer le poète et rappeler ses ennuis financiers, notamment le souvenir du notaire Ancelle, qui a mesquinement reversé à Baudelaire l´héritage paternel.
À Prague, il y a inévitablement l´ombre de Kafka, mais aussi l´histoire de la ville, de Jean Népomucène à Jan Palach, la mélancolie baroque en parcourant la Mala Strana ou en longeant la Vltava, le séjour du grand poète turc communiste Nazim Hikmet(une ombre qui traverse tout le livre) et la découverte, pour moi du moins, du roman Marche dans les ténèbres de Paul Leppin, un auteur pragois oublié qui s´est isolé dans un faubourg de Prague après que les nazis eurent occis son fils pendant l´occupation. Leppin est mort d´une maladie vénérienne qu´il avait contractée au temps de sa jeunesse lorsqu´il courait le guilledou.
À Buenos Aires, on se promène dans la ville de Borges, la ville la plus européenne d´Amérique latine, celle où serait né le tango dans les bordels ou dans les quartiers malfamés du port qu´on appelait La Boca, grouillant d´immigrés italiens et espagnols. Le tango ne serait rien d´autre qu´«une pensée triste qui se danse»selon un de ses plus grands créateurs Enrique Santos Discepolo. Astor Piazzolla fut un des noms qui ont immortalisé le tango, comme, dans un autre registre Carlos Gardel, une légende dans l´esprit des Argentins, lui qui serait né à Toulouse, serait parti avec sa mère à Montevideo, à l´âge de deux ans et puis aurait émigré à Buenos Aires. En 1935, un accident d´avion lui a fauché la vie, à l´âge de quarante-cinq ans.
Enfin, il fallait que ce livre s´achève sur Istanbul, la ville de l´auteur, la ville cosmopolite qui a toujours enchanté les voyageurs et là il ne pourrait manquer un hommage au plus Turc des écrivains français : Pierre Loti. En évoquant Loti- qui s´appelait en fait Julien Viaud et était officier de marine- à Istanbul, Gürsel fait quand même un détour par la maison de l´auteur à Rochefort.
Aragon, Gogol, Ivo Andric, ils sont nombreux les auteurs que Nedim Gürsel convoque dans ce livre qui vous fera sûrement voyager, ne serait-ce qu´assis sur un canapé ou autour de votre chambre…


Bohumil Hrabal




Le récent concours international des sept merveilles du monde moderne que l´Unesco n´a pas –et pour cause- ratifié, a déclenché une idée saugrenue dans mon esprit : et si quelqu´un aurait eu l´idée d´élire les sept villes les plus littéraires? Ce concours aurait sûrement suscité très peu d´enthousiasme de par le monde, mais quel qu´en fût le résultat, je pense que très difficilement on verrait Prague, la capitale tchèque, absente de cet éventuel choix. Prague est, sans l´ombre d´un doute, une des villes les plus littéraires qui soient, non seulement grâce à la qualité de ses écrivains, mais aussi par l´atmosphère baroque, mélancolique et mystérieuse qui s´en dégage. Un des écrivains qui ont le plus contribué à la réputation de Prague- quoiqu´il fût né (en 1914) à Brno- fut, sans conteste, Bohumil Hrabal, mort dans la capitale tchèque le 2 février 1997.
Enfant, il ne rêvait pas d´être écrivain. Une belle journée de 1914, sa mère a annoncé à ses parents qu´elle étaient enceinte et que le père de son futur enfant ne serait pas en mesure de l´épouser. L´attitude du grand-père du futur écrivain fut on ne peut plus violente : «Mets-toi à genoux que je te tue»a-t-il crié à sa fille, en empoignant un fusil et après l´avoir traînée dans la cour. Heureusement, sa femme, plus sereine, est sortie dans la cour et a mis fin à la scène lamentable qui était en train de se produire, en disant tout simplement : «Venez manger, la soupe va refroidir.»
Hrabal a toujours été un enfant timide et un piètre élève, ayant même redoublé à deux reprises. Néanmoins, il est un fait qui aura peut-être éveillé son intérêt pour la littérature : sa fréquentation de la brasserie de la ville de Nymburk où son père (en fait, le mari de sa mère) était comptable et où il a souvent entendu les histoires d´oncle Pépine, qu´il allait immortaliser dans ses écrits. À vingt ans, quand même, Hrabal ne lisait pratiquement que des romans policiers, et il lui a fallu exercer un tas de métiers- clerc de notaire, cheminot, emballeur de vieux papiers, figurant de théâtre, avant de devenir docteur en droit- pour que naisse enfin une vocation d´écrivain. Sa vie d´écrivain, malgré la réputation croissante de ses livres, ne fut pas une partie de plaisir. Dès 1963 et ses premiers écrits publiés, il fut censuré pour grossièreté et pornographie, et après le triste dénouement du printemps de Prague et l´intervention des chars du Pacte de Varsovie, il fut interdit de publication.
Cette interdiction qui a duré de 1970 jusqu´en 1976, puis de 1982 jusqu´en 1985, ne l´a pourtant pas empêché d´écrire et c´est même d´ailleurs pendant ces deux périodes qu´il aura écrit ses chefs-d´œuvre. L´écrivain Vaclav Jamek, dans un texte d´introduction à la traduction française de Une trop bruyante solitude, s´interroge même si «sans la terrible régression et l´expérience de l´anéantissement que produisit dans la société tchèque l´invasion russe de 1968» Hrabal aurait bel et bien écrit tous les grands livres des années 1970-1980. Toujours est-il que l´œuvre de Hrabal est aujourd´hui tenue pour une des plus importantes de la littérature tchèque de la deuxième moitié du vingtième siècle. Toujours selon Vaclav Jamek, «avec son humour, son art narratif qui récupère au profit de la littérature les affabulations fantastiques qui ont cours dans les brasseries populaires, Hrabal est un nouveau fleuron du génie plébéien tchèque ; il réussit l´exploit, un de plus, de faire entrer dans l´imaginaire populaire, à travers son œuvre, non seulement de bonnes doses d´avant-gardisme surréaliste (…)mais aussi l´héritage de l´expressionnisme«existentiel»tchèque beaucoup plus désespéré et considéré comme marginal, qu´il revendique haut et clair.»
Une trop bruyante solitude, écrit en 1976, est le roman qui l´a fait connaître en France. Hrabal a même confié un jour qu´il n´était venu au monde que pour écrire ce roman-là. C´était peut-être une boutade, mais ce roman est effectivement une œuvre magistrale. C´est l´histoire de Hanta qui depuis trente-cinq ans écrase de vieux livres sous une presse hydraulique. Dans l´avalanche de livres amoncelés dans sa cave, il décide quels sont ceux qui méritent d´être sauvés, dérogeant ainsi aux normes qui lui étaient imposées.
D´autres livres ont contribué à asseoir sa réputation comme Moi qui ai servi le roi d´Angleterre,La chevelure sacrifiée,Trains étroitement surveillés et La petite ville où le temps s´arrêta. Mais Les noces dans la maison est peut-être le roman qui l´a rendu célèbre dans le monde entier. C´est une trilogie autobiographique où, pour mieux se livrer, Hrabal a choisi- stratagème malicieux,selon Le Seuil, son éditeur français- de faire parler sa femme.
La mort de Hrabal, il y a dix ans, reste toujours un mystère : serait-il accidentellement tombé de la fenêtre de sa chambre, dans la clinique où il séjournait, ou se serait-il suicidé ?
Quoiqu´il en soit, c´est cet homme- qui, enfant, n´avait jamais pensé devenir écrivain- qui a déclaré un jour à Christian Salmon du magazine télévisé français Océaniques :«Pour le vrai lecteur, il faut dégainer toutes les phrases sans hésiter, abattre toutes les barrières. C´est la seule façon de procurer de l´étonnement ou de l´indignation au vrai lecteur, de lui donner le désir de tailler une bavette dans un café avec l´auteur ou alors d´aller l´attendre pour lui allonger une dérouillée à le rendre méconnaissable.»*
Bohumil Hrabal est, sans doute, un de ces écrivains que l´on regrette sûrement de ne pas avoir connus dans la vie…

*Ces affirmations, je les ai recueillies dans un article de Vaclav Richter disponible sur le site de la Radio nationale tchèque (service international en français)

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