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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 28 décembre 2013

Chronique de janvier 2014







Le rat Ferdinand, en fin observateur.

Cette année 2014, on signale, on le sait, le centenaire de l´éclatement de la première guerre mondiale. La mobilisation citoyenne et les conditions de vie inhumaines des tranchées resteront à jamais dans la mémoire collective comme les symboles du premier grand conflit à l´échelle mondiale du vingtième siècle, mais aussi la «désolation absolue» selon les paroles de la romancière américaine Edith Wharton qui, habitant Paris à l´époque et écrivant des chroniques pour le Scribner´s Magazine, a suivi de près la guerre et en a livré ses impressions dans son livre Fighting France. La «désolation absolue» décrivait l´air que l´on respirait à Reims, toute la région de Champagnes-Ardennes ayant été particulièrement touchée. Cette expérience française d´Edith Warthon(qui a collaboré avec la Croix Rouge et s´est vu décerner la Légion d´Honneur) fut récemment rappelée par l´intellectuel espagnol César Antonio Molina, ancien ministre de la Culture d´ Espagne, dans une tribune intitulée «1914 y los fantasmas del pasado» publiée le 15 décembre par le quotidien El País.
Ce n´est donc pas une surprise si en France la parution(ou reparution, dans certains cas) de livres-romans, essais, témoignages-allusifs au conflit s´intensifie, des journaux y consacrant déjà un espace assez considérable à sa mémoire. Par contre, au Portugal, où j´écris ces lignes, l´évocation du conflit est assez ténue alors que le pays y a lui aussi participé, quoique seulement, à vrai dire, à partir de 1917*(contrairement à la seconde guerre mondiale où le gouvernement du dictateur Salazar a opté –du moins officiellement-pour la neutralité jusqu´à la fin du conflit). Je me rappelle bien ces jours de mon enfance où, à l´école, des camarades de classe évoquaient encore les histoires racontées à la maison par des aïeuls anciens combattants et transmises aux générations les plus jeunes. Les raisons qui peuvent justifier ce relatif désintérêt c´est que le Portugal n´a pas vécu  la guerre sur son territoire. Quoi qu´il en soit, la participation portugaise s´est quand même soldée par un épisode traumatique, traduit par la cuisante déconvenue dans la bataille de la Lys le 9 avril 1918 où ont péri autour de 2.000 combattants portugais, le nombre de blessés, prisonniers ou disparus s´élevant à plus de 5.000. Le corps expéditionnaire portugais fut la principale force militaire que le pays a envoyée à la guerre des tranchées en France (autour de 30.000 hommes), bien qu´une autre unité – plus petite- y eût aussi combattu, le Corps d´artillerie lourde portugaise, sous le commandement de l´armée française.
Mais quand à la guerre tout court,  le hasard a voulu qu´il me  fût tombé entre les mains il y a peu un des livres les plus originaux concernant ce premier grand conflit du vingtième siècle : Mémoires d´un rat, suivis de Commentaires du rat Ferdinand, ancien rat de tranchées, reparu en 2008 et réimprimé en 2012(collection Texto, éditions Tallandier), écrit par  Pierre Chaine.
Pierre Chaine est né en à Tenay, dans l´Aine, en 1882. Dramaturge et romancier, il s´est fait remarquer dès 1908, en publiant la pièce de théâtre Au rat mort, cabinet 6. Cette année-là, il a fondé avec José de Bérys et Robert de Beauplan la Revue du Temps Présent. Lorsque la Grande Guerre eut éclaté, en 1914, il fut mobilisé au 158ème régiment d´infanterie de ligne. C´est cette expérience de guerre qui lui a inspiré la fiction satyrique dont il est question ici, une fiction qu´il a commencé à rédiger en 1915 alors qu´il était lieutenant mitrailleur au 370ème régiment d´infanterie et qui fut d´abord publiée en feuilleton dans L´Œuvre, un journal d´opposition de tendance radicale -socialiste qui prônait une paix  rapide. Le livre de Pierre Chaîne épousait donc on ne peut mieux  la ligne éditoriale du journal, en dénonçant notamment la culture de guerre officielle.
Comme mes chers lecteurs se seront déjà rendu compte, le narrateur est bel et bien un rat des tranchées, le rat Ferdinand, qui raconte les tribulations de la guerre en tant que témoin privilégié de la vie des tranchées. Il vit ses années  de rat combattant sous la protection d´un poilu, le soldat Juvenet, qui l´a pris sous sa protection. Le ton est d´ordinaire narquois et nourri de réflexions sur la guerre, ses absurdités et son horreur.  
Le rat se présente naturellement dans les toutes premières lignes. De son propre aveu, il n´est ni un rat d´opéra («n´attendez pas de moi des récits polissons ni des contes égrillards») ni un rat de cave «dont les lumières pourraient être utiles aux amateurs de pinard». Son rôle dans la guerre, comme celui de tous les autres rats des tranchées, revêt une importance primordiale que l´histoire impartiale sera forcée de reconnaître un jour. Les soldats- qui, pour la plupart, se seraient laissé surprendre par l´ennemi si l´activité nocturne des rats n´avait stimulé leur vigilance- étaient on ne peut plus ingrats, oubliant jusqu´aux services que les rats leur rendaient en fournissant un prétexte pour le renouvellement constant des vivres de réserve !
Par contre, le haut commandement reconnaît mieux le mérite des rats, puisque les chefs n´ont eu qu´à imiter leurs travaux pour porter à la perfection ce qu´on dénommait «la guerre des taupes», les chiens ratiers n´étant qu´une satisfaction accordée à l´opinion publique. 
Le rat Ferdinand- je l´ai écrit plus haut- a  un protecteur, le soldat Juvenet, figure centrale de l´histoire. Ferdinand suit de près les humeurs de Juvenet pour lequel il finit par éprouver une certaine tendresse. Juvenet qui au début voulait le noyer, finit par suivre les conseils du colonel, le garde- comme avertisseur en cas d´attaque par les gaz--et lui procure même une nouvelle cage. Son attachement au rat pousse Juvenet à le baptiser (Ferdinand) et, alors qu´il est permissionnaire, à l´emporter à la maison. Si dans le métro Ferdinand, à moitié dissimulé par la capote de son maître, passe plutôt inaperçu, dans le wagon de première, par contre, sa présence provoque un barouf du diable ! Deux «pimbêches» montent debout dans leur banquette en poussant des cris d´épouvante. Juvenet a beau insister que Ferdinand est apprivoisé, le scandale ne s´amenuise pas pour autant, bien au contraire, les cris fusent, des «mijaurées» se trouvent mal ou s´écroulent, l´indignation est à son comble et Juvenet, sa femme qui l´avait rejoint et Ferdinand sont sommés par le chef de station d´abandonner le train.
En guise de conclusion à cette première partie-Mémoires d´un rat-Pierre Chaine met dans la bouche de Ferdinand des considérations sur la différence entre les hommes et les rats qui sont à vrai dire des remarques critiques sur la guerre : «La grande différence entre les hommes et les rats, c´est que ces derniers ne se battent jamais que volontairement et par goût, tandis que je n´ai rencontré aucun homme qui fît la guerre pour son plaisir. Chacun d´eux paraissait céder à la nécessité, aussi bien parmi les agresseurs que chez les autres. Il faut donc supposer que ceux qui veulent la guerre ne sont pas ceux qui la font. Le chef d´œuvre de l´organisation consiste alors à faire accomplir par la collectivité ce à quoi chacun de ses membres en particulier répugne le plus» Et il poursuit : «C´est pourquoi il est nécessaire qu´il y ait dans une nation une certaine masse d´individus qui soient dispensés d´exposer leur vie, afin qu´ils soient mieux excités à poursuivre la victoire par l´assurance d´en risquer seulement le profit. Ils gardent ainsi l´esprit libre pour suggérer les mesures les plus sanglantes et pour en exiger l´exécution. Trop près du danger, ils pourraient être enclins à moins d´énergie. La force principale des armées, c´est le réseau des forces protégées qui attendent derrière elles et qui sont prêtes à leur demander des comptes» (page 108).    
Ces  lucides réflexions sur la guerre, teintées d´ironie, ouvrent la deuxième partie du livre intitulée Commentaires de Ferdinand (ancien rat de tranchées), dédiée à Anatole France.
Le rat Ferdinand questionne derechef les fondements de la guerre, notamment pour ce qui est des différentes sortes de fuites, qui selon le cas-ou peut-être au gré des humeurs de certains observateurs- peuvent être vues soit comme une retraite stratégique, donc comme un signe de prudence, soit comme une retraite tactique et, à ce moment, il s´agirait d´une lâcheté : «La retraite tactique n´est pas admise pour les isolés et l´on fusille un soldat qui lâche pied sur un champ de bataille. Mais la retraite stratégique, celle qui n´attend pas l´ennemi et qu´on exécute par principe, celle-là ln´a jamais empêché un militaire d´être décoré». La frontière est assez mince comme on affirme plus loin : «On peut reculer avant le danger mais pas devant, et il ne manque à la lâcheté pour devenir prudence qu´un plus grand intervalle entre le péril et la fuite». À quel point précis la prudence devient-elle lâcheté ? s´interroge Ferdinand. Il avance lui-même la réponse : «Attendre la veille d´un engagement pour se faire évacuer à l´occasion d´une entorse ou d´un mal de dent serait s´exposer au mépris de ceux qui restent et à la réprobation tacite des médecins. Mais un rappel régulier à l´arrière pendant une période de repos n´excite que la jalousie des camarades» (pages 118-119).
Le livre est émaillé d´autres histoires cocasses comme celle du train que j´ai citée plus haut, la plus hilarante étant peut-être celle où Mme Juvenet use d´un stratagème (un déguisement) pour rejoindre son mari devenu cuistot.  Un mari qui entre-temps en pince pour une certaine Marie-Louise et, en guise de confidence, philosophe un peu devant Ferdinand : «(…) l´habitude et l´accoutumance ont fini par engourdir en moi cette conscience du néant ; l´espoir de revenir s´est enraciné dans mon cœur ; et j´ai connu alors seulement l´impatience du temps perdu et la rancœur des années que la guerre m´aura volées. Oui, volées !...mes jours consumés dans la solitude des cantonnements ou dans le désert des tranchées sont les plus précieux de ma vie, les derniers de ma jeunesse et je ne les retrouverai jamais plus.»(page 190).
Au fond, à coup de mots d´ordre sur l´héroïsme, l´honneur de servir l´armée, la gloire de la nation, l´espoir faisait vivre les militaires. Si d´aucuns néanmoins se rendaient compte plus tard qu´ils avaient perdu à tort ou à raison les meilleurs années de leur vie, il leur restait le sentiment du devoir accompli. Aujourd´hui, où le temps de la conscription est révolu (heureusement, à mon avis) dans plusieurs pays, où  l´armée est professionnelle et où les nouvelles générations ont une autre approche de la guerre, les sentiments souvent exprimés par les anciens conscrits et a fortiori par les anciens combattants relèvent d´un certain romantisme. Et pourtant, la guerre est encore présente dans de nombreux pays où l´on devient soldat dès l´enfance, une triste réalité qui nous arrache le cœur. Malgré notre colère devant cette situation honteuse, il y a quand même au bout du tunnel l´espoir qui nous fait vivre comme naguère il faisait vivre  les conscrits. Et par-dessus le marché, pour nous combler de joie, des livres qui racontent la guerre d´une façon singulière comme celui écrit il y a quasiment un siècle par Pierre Chaine à qui je rends hommage en rédigeant cette chronique.


 *Le Portugal avait quand même envoyé avant des troupes en Afrique(en Angola et au Mozambique) pour protéger ses colonies des visées allemandes. 
 
Pierre Chaine, Mémoires d´un rat suivis de Commentaires de Ferdinand, ancien rat de tranchées, collection Texto, éditions Tallandier, Paris, 2008(réimpression 2012).