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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 29 août 2015

Chronique de septembre 2015






L´art littéraire de Matéi Visniec.


Quand en septembre 1987 Matéi Visniec a demandé l´asile politique en France, il a emboîté le pas à nombre d´autres écrivains roumains qui, tiraillés souvent entre la tradition et le cosmopolitisme, étouffaient dans un pays où l´espoir se conjuguait d´ordinaire en un temps indéfini que même la grammaire ne pouvait dénicher. On raconte que le poète Benjamin Fondane-né Wechsel, puis adoptant le patronyme Fundoianu qu´il a plus tard francisé-avant de partir en France à la fin des années vingt aurait avoué dans une lettre adressée à un ami qu´il en avait assez de vivre dans une colonie française, préférant donc s´en aller à la métropole, concrètement à Paris. À part la boutade, la passion de la Roumanie pour la culture française est légendaire et ils sont assez nombreux –je ne cesse d´ailleurs de le rappeler- les écrivains roumains qui ont adopté le français comme langue littéraire (il faudrait faire un jour l´inventaire de l´apport incontournable des auteurs roumains à l´enrichissement du patrimoine littéraire français). Or, outre l´engouement traditionnel des Roumains pour la France, les raisons ne manquaient pas dans les années quatre-vingt pour quitter la Roumanie, un pays muselé et tyrannisé par la dictature de Nicolae Ceascescu. Le conducator a sacrifié tout un peuple à ses délires ubuesques de grandeur. Si tous les pays communistes n´étaient pas à proprement parler égaux, malgré une idéologie commune et la même soumission aux diktats de Moscou, la Roumanie était sans l´ombre d´un doute le cas le plus singulier, non seulement parce que le pays des Carpates fut celui qui s´est le moins aligné sur les oukases de l´Union Soviétique- devenant ainsi l´«enfant choyé» de l´Europe occidentale et des États-Unis -, mais aussi parce que paradoxalement il fut celui qui a poussé le plus loin, surtout dans les dix ou quinze dernières années du régime, l´ignominie et la terreur.
C´est donc en septembre 1987, deux ans et trois mois avant la chute du conducator- fusillé avec sa femme Elena dans la mascarade de procès que l´on sait- que Matéi Visniec a pu commencer une nouvelle vie en France. Dans la patrie des Droits de l´Homme, il a rédigé une thèse sur la résistance culturelle dans les pays de l´Europe de l´Est à l´époque communiste, thèse soutenue à l´École de Hautes Études en Sciences Sociales, et il fut embauché en 1990 à Radio France Internationale où il travaille toujours. Dès cette époque, datent aussi ses premières pièces de théâtre écrites directement en français, lui qui avait déjà entamé une carrière de dramaturge en Roumanie, écrivant donc en roumain, langue qu´il n´a pas complètement abandonnée après le départ en France, surtout pour la poésie et pour le roman.
 Pour comprendre la généalogie de l´œuvre de Matéi Visniec, il faut remonter aux années de ses premières lectures et de son apprentissage littéraire.
Matéi Visniec est né le 29 janvier 1956 à Radauti (Radautz, en allemand ; Radóc en hongrois, Radevits en yiddish), ville multiculturelle, près de Suceava, dans la région de Bucovine. Sous le communisme c´est dans la littérature qu´il a pu trouver un espace de liberté, en découvrant des auteurs qui allaient façonner son parcours littéraire ultérieur, comme Beckett, Kafka, Dostoïevski, Lautréamont, Camus ou son compatriote Eugène Ionesco. Il a étudié l´Histoire et la Philosophie à l´Université de Bucarest et a fait partie d´un cénacle littéraire coordonné par Nicolae Manolescu. Dès le début de sa carrière d´écrivain, il a cru en la résistance culturelle et au pouvoir de la littérature pour renverser les murs dressés par le totalitarisme. Son arme contre la grisaille communisme et la monotonie du réalisme socialiste fut son imagination nourrie par le surréalisme, le dadaïsme (mouvement fondé à Zurich par un Roumain, Tristan Tzara), le théâtre de l´absurde, le théâtre réaliste anglo-saxon ou les récits fantastiques et la poésie onirique. S´il est devenu très actif dès les années quatre-vingt au travers de sa poésie et de ses premières pièces de théâtre qui circulaient dans les milieux littéraires mais restaient pour la plupart interdites sur scène, l étau, du fait même de toutes les interdictions, s´est  resserré et dès que l´occasion s´est présentée il est parti en France. Dans la patrie des Lumières-il est devenu citoyen français en 1993-, il a donc entamé une carrière à tous titres remarquable. Il est aujourd´hui un des auteurs les plus joués par les compagnies de théâtre au Festival d´Avignon et aussi dans son pays, en Roumanie. Au Brésil, il jouit d´un énorme prestige, pratiquement toutes ses pièces y sont traduites, abondamment jouées et de grands actrices et acteurs brésiliens ont témoigné à maintes reprises de leur admiration pour l´œuvre de celui qu´ils tiennent pour un des plus grands dramaturges européens.

Une des pièces les plus géniales de Matéi Visniec est sans l´ombre d´un doute L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux, écrite donc en français et publiée en 2000 aux éditions Lansman. L´intrigue se déroule à Moscou en 1953, quelques semaines avant la mort de Staline. On sait que dans les pays communistes, a fortiori en Union Soviétique, la dissidence était vue comme une perversion ou un trouble psychique. Etre opposant au communisme signifiait être contre le sens de l´histoire. Les écrivains en particulier étaient censés glorifier l´édification du socialisme et les lendemains qui chantent. Tout ce qui échappait au canon traditionnel établi par le Parti, tout produit de l´imagination qui n´était pas au service de la révolution n´avait pas de place dans la société ouvrière et prolétarienne. Mais, reprenant la pièce dont il est question, le directeur de l´Hôpital central des Malades Mentaux accueille un écrivain-Iouri Petrovski- envoyé par l´Union des écrivains et qui doit séjourner parmi les «malades».On lui demande de réécrire l´histoire du communisme et de la Révolution d´Octobre 1917 et l´expliquer aux débiles légers, moyens et profonds. On était pleinement convaincu que cette tâche pourrait se traduire par une thérapie de choix afin de guérir les malades internés dans l´hôpital fussent-ils de vrais malades ou des opposants au régime. Bien sûr que ceci était tout à fait impossible, mais le communisme est souvent alimenté par un discours utopique selon lequel on fait aujourd´hui des sacrifices pour que l´avenir soit radieux. Le problème c´est quand le présent vire au cauchemar et que l´on n´entrevoit jamais la lumière au bout du tunnel. José Gomes Ferreira (1900-1985), un grand et admirable poète portugais, qui croyait en l´utopie, a écrit un jour un poème intitulé «O sonho ao poder» («Le rêve au pouvoir»). C´était  à la fois un cri d´indignation, mais aussi un cri d´espoir. Pourtant, on pourrait peut-être se demander s´il faut bien que le rêve soit au pouvoir, puisque le rêve n´est-il pas plutôt- et par nature- contre-pouvoir ? 
Dans un article publié en 2009 intitulé «Matéi Visniec, «L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux» et l´espace utopique», le poète et essayiste Petru Sebastian Hamat écrit: «Ce qui est remarquable dans cette pièce c´est la présence de l´utopie, mot qui gouverne le discours dramatique et qui met en évidence la condition humaine, l´homme qui devient dans l´écriture de Matéi Visniec non seulement un simple corps physique, mais aussi un objet qui se soumet à l´utopie ; l´homme chez  Visniec  est le corps physique utopique qui peut être manipulé. L´homme n´est pas un vrai malade dans «L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux», il est une utopie, il doit se soumettre à une idéologie que le communisme a apportée».
Petru Sebastian Hamat cite d´ailleurs une interview accordée par Matéi Visniec lui-même où, à un moment donné, il affirme : «L´utopie communiste s´est propagée dans le monde entier, des générations d´hommes se sont lancés dans cette bataille extraordinaire à travers toute la planète, et tout ça pour arriver à quoi ? Des millions de morts et un paysage défiguré ! Ç´a été un échec incroyable ! Et on peut maintenant se poser la question : est-ce qu´on a réfléchi assez autour de cet échec ?» Je  crains bien que non…

Si Matéi Visniec a choisi le français, surtout pour ses pièces de théâtre, il n´a pas néanmoins abandonné la langue roumaine qu´il emploie pour la poésie et le roman, comme j´en ai fait mention plus haut. Au fond, comme il l´a écrit un jour, il est un homme qui vit entre deux cultures, deux sensibilités, il a ses racines en Roumanie et ses ailes en France.  C´est donc en roumain qu´il a écrit le roman Monsieur K. libéré dont la traduction en français  (de Faustine Vega) est parue en 2013 chez Non –Lieu, un éditeur qui publie pas mal d´écrivains roumains. Monsieur K.libéré pourrait être interprété comme un hommage à Franz Kafka, mais ici il s´agit d´un univers kafkaïen à rebours. Dans Le Procès, Josef K est arrêté sans que l´on sache jamais quels sont les chefs d´accusation qui lui sont imputés et il veut se libérer à tout prix du cauchemar qu´il est en train de vivre. Dans Monsieur K libéré, on ignore également de quoi le personnage principal Kosef J est accusé, mais dès le début du roman, on lui communique en prison qu´il sera libéré. Le problème c´est que le directeur peine à le recevoir (la réunion est constamment reportée sine die) et Kosef J  n´a pas vraiment envie de partir. Il fait des déplacements en ville avec les geôliers, se prend d´affection pour des gens qui travaillent en prison, prend contact avec le monde extérieur et faillit être impliqué contre son gré dans une révolte qu´il ne souhaite pas. Contrairement à Josef K, son acronyme, qui vit le drame de l´arrestation, Kosef J vit celui de la libération. Être libéré pour quoi faire ? En prison, il coule malgré tout des jours plutôt heureux, mais est-ce que ce serait pareil en liberté ? Ce roman pose des questions importantes d´un point de vue philosophique dont la servitude volontaire. Au fond, cela fait partie de la nature humaine. Nous avons en effet une nette propension à l´inertie. C´est commode de ne pas se poser des questions. Or, Kosef J, il s´en posait : «Durant quelques jours, Kosef J resta assez tourmenté. Il se passait quelque chose qui le troublait profondément. Des questions l´assaillaient, et persistaient dans sa tête, le torturant, lui demandant une réponse, même provisoire. Mais ce qui accentuait son émotion, c´est qu´ il ne trouvait aucune réponse à ces questions, ou bien, une réponse trop rapide. Ou enfin, à la même question se succédaient plusieurs réponses, ce qui l´obligeait à la retourner dans tous les sens, augmentant ainsi l´agitation de la question, vrai serpent angoissé et venimeux.» (page 145)
Dans cette perspective, le communisme-tel que l´expérience nous l´a prouvé jusqu´à présent- convient même parfois à ceux qui ne veulent pas trop se poser des questions. Dans certains pays de l´Europe de l´Est, quelques années après l´écroulement du socialisme scientifique et des soi-disant démocraties populaires, des gens en éprouvaient une certaine nostalgie, puisque un minimum social était souvent assuré alors que dans les démocraties dites occidentales, on tombe parfois dans le chômage, par exemple. Au bout du compte, l´écrivain dissident cubain Reinaldo Arenas qui s´est suicidé en 1990 en phase terminale du sida n´a pas eu tort quand il a affirmé lors de ses premières déclarations en sortant de Cuba (reproduites dans son livre autobiographique Antes que anochezca, en français Avant la nuit) ce qui suit : « La différence entre le système communiste et le capitaliste c´est que quoique dans les deux, on te donne un coup de pied au cul, dans le communiste, on te le donne et tu dois en plus l´applaudir ; dans le capitaliste, on te le donne mais tu peux crier ; je suis venu ici pour crier».

Quoi qu´il en soit, peut-être la meilleure façon de sortir de l´impasse c´est le sarcasme, la satire, le rire. Ces caractéristiques ne sont pas absentes des deux ouvrages cités de Matéi Visniec, bien qu´elles y soient présentes en filigrane (comme elles traversaient aussi subtilement les œuvres de Kafka). Ces caractéristiques sont par contre étalées au grand jour dans un autre livre -le dernier de la série de trois lectures récentes que j´ai faites de l´œuvre de Matéi Visniec- écrit en français et intitulé Le Cabaret des mots (éditions Non-Lieu, 2014). Il s´agit d´un livre inclassable, inventaire surréaliste, poèmes en prose, saynètes. Il n´y a pas de mots inventés, puisque, comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture, cela ne sert à rien, le langage est déjà si riche. Nous découvrons ou redécouvrons des mots vus sous un nouvel éclairage, sous une perspective que vous auriez du mal à imaginer. Avec la verve satirique, versant d´ordinaire dans l´ironie et le grotesque, de Matei Visniec vous êtes entrainé dans une danse inouïe où les mots se présentent devant vous comme les artistes ou les personnages d´un cabaret. Je vous en reproduis des exemples qui illustrent bien de quoi il retourne. Ainsi dans l´entrée «Mal», on peut lire, par exemple : «Le mot mal me fait pleurer. Tout ce qu´il fait est mal vu. Dès qu´il sort de chez lui et se met à arpenter les rues de la ville, on remarque sa maladresse maladive. Dès qu´il ouvre la bouche pour saluer un autre mot ou demander quoi que ce soit, on voit bien qu´il est mal élevé. Et pourtant, il n´est pas malhonnête, loin de là…il est seulement mal dans sa peau et d´ailleurs il le  reconnaît. Il dit souvent aux autres mots ; c´est parce que je suis malade de moi-même que je vous maltraite». Sur le mot «Rien» ce qui suit : «Rien est mot solitaire, assez égocentrique, pas très causant.-Monsieur rien, je vous imagine un peu funambule, en équilibre sur une corde raide. Toujours amusé à scruter l´abîme, mais jamais en proie au vertige. Ce vide fragile autour de vous vous met bien en valeur. C´est vrai que vous n´avez aucun message à nous délivrer ?» et le texte continue. Les mots ou les personnages défilent devant vous plus humbles ou plus intrépides. En voilà une partie de la liste : Bouche et langue, Grammaire, Poésie, Révolte, Pute, Lettre du mot caca aux humains, Bal, Ambiguïté, Utopie, Cheval, Sabre, Résurrection, Bonheur, Progrès…
Écrivain éclectique, excellant dans plusieurs registres-poésie, théâtre, roman-Matéi Visniec est souvent classé, côté dramaturgie, comme un représentant du théâtre de l´absurde, dans la lignée de Beckett ou Ionesco, puisant aussi dans Camus ou Kafka pour la richesse de son univers. C´est peut-être vrai, mais c´est plutôt réducteur car on pourrait à juste titre et sans concessions inventer l´adjectif visniequien pour caractériser une œuvre originale, puissante, à nulle autre pareille dans le cadre, par exemple, des dramaturgies française et roumaine contemporaines. Je redis ce que j´ai écrit plus haut, il faudrait faire un jour l´inventaire de la contribution indiscutable des écrivains roumains à l´enrichissement du patrimoine littéraire français. En pensant à Matéi Visniec et à beaucoup d´autres auteurs roumains, j´ajouterai qu´il faudrait réfléchir aussi à leur apport à la culture européenne et universelle.


Livres cités de Matéi Visniec :
L´histoire du communisme racontée aux malades mentaux, Éditions Lansman, Paris, 2000.
Monsieur K.libéré, traduction de Faustine Vega, Éditions Non Lieu, Paris, 2013.
Le cabaret des mots, Éditions  Non Lieu, Paris, 2014.


 

P.S- En juin, la pièce de Matéi Visniec L´Histoire des Ours Panda racontée par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort fut jouée à Lisbonne au Théâtre A Comuna et à Coïmbra au Théâtre Cerca de São Bernardo, par la Compagnie roumaine Unteatru. Matéi Visniec lui –même a assisté aux deux spectacles. À Coïmbra, avait déjà été jouée au mois de mai par le groupe Escola da Noite la pièce De la sensation d´élasticité lorsqu´on marche sur des cadavres. 

vendredi 21 août 2015

La mort de Rafael Chirbes


 La littérature espagnole a perdu la semaine dernière, à l´âge de 66 ans, un de ses écrivains les plus emblématiques: Rafael Chirbes. Né le 27 juin 1949 à Tavernes de la  Valdigna, à une cinquantaine de kilomètres de Valence, et mort le 15 août dans la même ville, d´un cancer du poumon foudroyant, Rafael Chirbes-qui a également été critique littéraire- s´est singularisé ces dernières années comme un des écrivains espagnols qui ont su le mieux traduire la crise économique et les excès de l´euphorie post -transition. Dans son roman Crematorio(Crématoire), publié en Espagne en 2007, il brosse un portrait exemplaire de la spéculation immobilière et en 2013, avec En la Orilla( Sur le Rivage),il  décrit on ne peut mieux l´Espagne en crise. Ces deux romans ont été couronnés du Prix de la Critique et le deuxième également du Prix National de Littérature espagnole. 
On peut aussi citer comme titres de référence de l´auteur: Mimoun, La larga marcha(La longue marche), La caída de Madrid(La chute de Madrid) et Los viejos amigos(Les vieux amis). La plupart de ses oeuvres sont traduites en français aux Éditions Payot & Rivages.
Peu avant son décès, il avait remis à son éditeur Herralde le manuscrit de son dernier roman Paris-Austerlitz qui paraîtra en Espagne en 2016.
La mort prématurée de Rafael Chirbes a, cela va sans dire, plongé le monde littéraire espagnol dans la consternation.