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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 28 décembre 2012

Chronique de janvier 2013





                   
Le mystère Francisco Tario.
 

On dit qu´au Mexique il est une société secrète formée par des gens qui offrent des livres de Francisco Tario. Ses membres ignorent qu´ils en font partie et le moment où ils le découvrent  ils en sont expulsés. Toujours est-il qu´au-delà de la légende ou de la boutade, il y a un véritable mystère autour de cet écrivain mexicain dont l´œuvre - contrairement à celle de la plupart de ses contemporains-  ne plonge pas ses racines dans la réalité du Mexique, l´indigénisme ou les mythes qui sous-tendent sa formation en tant que nation. L´essayiste Christopher Domínguez Michael a ainsi pu écrire que l´originalité de Francisco Tario est celle de ces écrivains qui auraient pu naître maintenant ou il y a cinq siècles et écrire en espagnol ou dans toute autre langue.
Né à Mexico le 9 décembre 1911, Francisco Peláez  Vega a pris le nom de plume de Francisco Tario qui lui fut inspiré par la langue tarasque où le mot «tario» signifie «lieu d´idoles». Il était issu d´une famille d´origine espagnole, ce qui lui a permis de passer dans son enfance de longs séjours à Llanes dans la côte asturienne. Mais si Tario est encore de nos jours un nom relativement inconnu, c´est essentiellement parce qu´il s´est toujours placé en marge de tout courant ou coterie littéraire au Mexique quoiqu´il eût connu Carlos Fuentes-dont il admirait les toutes premières œuvres-et fut voisin du couple Octavio Paz-Elena Garro. Tout en le tenant, paraît-il, en haute estime, Octavio  Paz ne l´a cité qu´une fois presque en passant dans ses écrits alors qu´il a consacré un  essai à son frère, le peintre Antonio Peláez. Tario eut d´autre part une vie assez éclectique ayant exercé divers métiers. Dans les années trente, il fut-figurez-vous !gardien de but du  Club Asturias avec un énorme succès selon les chroniques de l´époque. Surnommé Paco Peláez, «l´élégant Peláez» voire «l´adonis Peláez», il fut souvent comparé à Zamora, le mythique gardien de but espagnol. Sa carrière fut prématurément close une soirée de septembre 1934 où une blessure l´a définitivement éloigné des terrains. À part le football, il aimait aussi la musique et le cinéma. Aussi fut-il un temps pianiste – de là également en partie l´analogie que d´aucuns établissent entre Tario et l´Uruguayen Felizberto Hernández dont les écrits ont une certaine parenté avec ceux de son confrère mexicain- et fut-il propriétaire de salles de cinéma à Acapulco.
Dans les années soixante, il est parti vivre en Espagne, menant une vie paisible et tranquille jusqu´à la mort de son épouse Carmen Farell-une  femme admirablement belle- survenue en mars 1967. Ce fut un coup très dur pour Francisco Tario qui aimait sa femme d´un amour fou. Elle fut toujours une compagne fidèle et une lectrice attentive de ses fictions. Il ne publiait rien sans que Carmen se fût prononcée et n´eût rendu son verdict. Francisco Tario a encore survécu dix ans à Carmen Farell. Le 31 décembre 1977, dans la très opulente calle Serrano à Madrid, il s´est éteint à l´âge de soixante- six ans.  
 À quoi tient donc le mystère Francisco Tario ? J´ai choisi cette phrase comme titre de cet article étant donné que l´œuvre est tributaire d´une tradition ou d´un genre littéraire qui, à vrai dire, n´a pratiquement jamais fait école au Mexique : le fantastique. Certains d´entre vous, en lisant ces lignes, pourront s´interroger si je n´oublie pas que quelques œuvres de la littérature mexicaine tiennent elles aussi du fantastique dès lors Aura, entre autres titres, de Carlos Fuentes et bien entendu une des œuvres majeures du vingtième siècle mexicain : Pedro Páramo de Juan Rulfo. Certes, ces œuvres peuvent se réclamer de cette tradition, mais le fantastique de Francisco Tario prend ses racines ailleurs. Il se singularise par son pouvoir imaginatif de doter les objets et les animaux d´une âme et d´un esprit, des caractéristiques que l´œuvre de Francisco Tario partage avec celle de Felizberto Hernández, comme je l´ai insinué plus haut.  Alejandro Toledo, un des spécialistes de l´œuvre de Francisco Tario, nous rappelle (1) que les œuvres des deux auteurs grandissent en marge des courants littéraires  dominants (qui les voient comme extravagantes) et seront découvertes par les nouvelles générations. Toujours selon Alejandro Toledo : «l´univers de Felizberto se meut à travers la sensualité et le regard ; chez Tario, le moteur de la narration est un dialogue incessant entre le présent et la mémoire, la veillée et le rêve, le romantique et le grotesque, le monde des vivants et celui des morts»(2).
Si Felizberto Hernández est un des auteurs que l´on évoque d´ordinaire pour dresser la généalogie de l´œuvre de Francisco Tario, d´autres noms fusent de la plume de ceux qui se sont penchés sur son œuvre.  Le grand intellectuel mexicain José Luís Martinez  a établi un jour  une parenté entre Tario- surtout à partir de ses contes rassemblés dans le recueil La noche- et  Villiers de l´Isle-Adam (voir ses Contes cruels), Barbey d´Aurevilly(celui des Diaboliques), Marcel Schwob, Huysmans ou Le Marquis de Sade. D ´autres avancent les noms d´Edgar Allan Poe, Horace Walpole, Arthur Machen, Lautréamont, Maupassant, ou Kafka, comme inspirateurs de l´œuvre tariosienne- si je puis me permettre d´employer ce néologisme-, ce qui la place en partie sous les auspices-à en juger par le nom de quelques –uns des auteurs mentionnés-  d´une certaine littérature gothique.  Dans un article récent paru dans le quotidien espagnol El País(3), l´écrivain Alberto Manguel incluait Tario dans un lot d´écrivains hispaniques tributaires d´une tradition littéraire fantastique en langue espagnole -qui conjugue le meilleur de tout le genre fantastique-aux côtés de Gustavo Adolfo Bécquer(le précurseur),Ruben Dario, Armonia Somers, Virgilio Piñera, Virginia Ocampo, Max Aub, Salvador Garmendia et, bien entendu, Felizberto Hernández. D´autre part, des traces borgésiens sont souvent décelés dans les livres de Tario quoique Borges (4)- tout comme Cortázar, d´ailleurs--soit souvent cité en ce sens que, comme nous le rappelle encore une fois Alejandro Toledo, les contes de Tario ont été lus sous un autre jour après Borges (et Cortázar). Pour ma part, j´ajouterai d´autres noms qui par certains côtés –surtout par la transfiguration du réel – on pourrait rapprocher de Francisco Tario, je pense notamment au Polonais Bruno Schulz ou au Roumain Max Blecher(voir sur le blog la chronique de septembre 2009). C´est que dans  la littérature de Tario, les objets inanimés prennent vie comme s´ils étaient devenus des êtres humains. Ou peut-être ne sont-ils que des fantômes. Les fantômes et les monstres comptent parmi les principaux personnages des fictions de Tario. Comme nous l´explique encore une fois Alejandro Toledo(5), la présence constante du fantôme représente le souvenir et sa lutte tenace pour se maintenir, celle du monstre représente la ressemblance  informe qui  nous effare quand on se regarde devant le miroir. Entre les deux, il y a le rêve, moteur de la fantaisie.  Pour Tario le fantôme est toujours vivant, ce n´est que l´oubli qui le tue. Un jour, José Luís Chiverto, pour le compte de El oriente de Asturias lui a posé la question suivante : «Qu´est-ce qu´un fantôme pour toi ?». La réponse de Tario est des plus géniales qui soient : « Écoutons mieux l´opinion qu´en donne un des personnages de mes livres : « La  petite fille demande : «Qu´est-ce qu´un homme vulgaire ?» Et le garçon lui répond : «Celui qui ne sera jamais un fantôme»».
Ses personnages appartenaient  -de l´aveu de l´auteur dans la même interview-à une famille complexe et riche dont les membres oscillent entre la folie et la candeur, l´étonnement, la fatalité et le purement ridicule. Des êtres qui, pour une raison ou une autre, communiquent avec l´insolite.  Des êtres comme un cercueil qui attend un corps, le bateau qui raconte son propre naufrage, le chien qui égrène l´agonie de son maître, le costume gris qui parle lui aussi ou l´homme qui finit persécuté et dévoré par les personnages grotesques des livres qu´il avait écrits du conte «La noche de los cinquenta libros»(«La nuit des cinquante livres»). On pourrait citer encore, entre autres, le conte «La noche de Margaret Rose» («La nuit de Margaret Rose»)- que Gabriel Garcia Márquez a considéré un jour comme un des meilleurs du vingtième siècle-  où le narrateur, qui est invité à participer dans une partie d´échecs à Londres avec la belle et énigmatique Margaret Rose, se rend compte, en même temps qu´il découvre que la dame est morte, qu´il est lui-même un fantôme.    
Si le fantastique était l´héritage dont il se réclamait, il ne voulait nullement qu´on le confonde avec la science-fiction devant laquelle il renâclait. Dans une interview plus ancienne accordée au même journal et toujours à José Luís Chiverto, il s´en explique : «La science –fiction n´a rien à voir avec ma littérature. Elle manque de contenu spirituel et  ne nous procure que de bons moments de bonheur. Mon propos est différent et je prétends établir une unité  avec les quatre éléments qui constituent le fondement de mon travail : la poésie, la mort, l´amour et la folie». 
Dans le genre fantastique qu´il affectionnait, il tenait Kafka pour son représentant majeur, surtout dans le roman tandis que dans le récit il choisissait Jules Supervielle et dans le théâtre c´était avec Eugène Ionesco qu´il s´identifiait le plus.   
L´œuvre de Francisco Tario est composée de quelques titres significatifs, des contes, rassemblés dans Cuentos Completos(6) -et dont un choix fut publié en avril 2012 en Espagne grâce à Jacobo Siruela et à son excellente maison d´édition Atalanta, sous le titre de La noche, nom d´un des recueils de contes, paru en 1943-, des contes donc, des pièces de théâtre réunies dans le volume El caballo asesinado(Le cheval assassiné) et deux romans : Aqui abajo(Ici-bas) qui a vu le jour en 1943 et Jardín secreto(Jardin secret), publié à titre posthume en 1993.
Prochainement, il devrait paraître au Mexique un livre assez original concernant Francisco Tario. L´auteur Alberto Arriaga prépare une «biographie imaginaire hétérodoxe» où la vie de l´auteur sera racontée par les personnages de ses contes eux-mêmes.  L´idée part de la prémisse selon laquelle la vie de l´auteur est mystérieuse comme celle de ses personnages. «Ceux-ci nous donneront  des tuyaux sur sa personnalité, un homme mystérieux,  tout le temps silencieux, qui n´aime pas tellement les gens, mais qui est à la fois très aimable avec ceux qu´il ne connaît pas, bien qu´il préfère les éviter»-a-t-il déclaré à la journaliste Virgínia Bautista du quotidien mexicain El Excelsior(7).
Malheureusement, les traductions des livres de Francisco Tario sont pratiquement inexistantes, ce qui est bien dommage et l´on espère bien que cette lacune sera bientôt colmatée.
Cet écrivain ne peut pas rester longtemps encore un illustre méconnu, lui, à l´imagination si pétillante et qui, néanmoins, ne s´est pas privé d´affirmer un jour que la vie était la meilleure œuvre qui lui était tombée entre les mains…   
 
(1)Prologue à La noche, ediciones Atalanta,Girona, Espagne, 2012.

(2)Op. Cit.

(3)El unicornio es tímido, in El País, le 17 mars 2012.

(4)Francisco Tario aurait été un lecteur assidu de l´Anthologie de la littérature fantastique de Jorge Luís Borges, Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo.

(5)Op. cit.

(6) Ces Cuentos Completos(publiés au Mexique par les éditions Lectorum) incluent des livres importants comme Una violeta de más et Tapioca inn : mansión para fantasmas.
(7) El Excelsior, le 29 janvier 2012.  

mardi 27 novembre 2012

Chronique de décembre 2012




Elisabeth Taylor, cette inconnue.


Il y a de cela quelques années un ami, très peu au fait d´un certain genre de subtilités et imbu d´une prétendue découverte, me posait de but en blanc une question bizarre : «Sais-tu qu´Elizabeth Taylor écrit aussi des livres ?». Bien sûr, je n´ignorais pas qu´Elizabeth Taylor était un écrivain anglais du vingtième siècle, mais contrairement à cet ami qui m´avait lancé cette interrogation croyant avoir découvert la poudre, je savais qu´ Elizabeth Taylor actrice (1932-2011) et Elizabeth Taylor écrivain (1912-1975) étaient deux personnes et non pas la même et qui plus est- et quoique nées toutes les deux en Angleterre- aucun lien de parenté ne les rapprochait. Le seul lien que l´on pourrait peut-être établir entre les deux c´est que la célébrité de l´actrice a offusqué celle de l´écrivain. Cette année où l´on signale le centenaire de la naissance d´Elisabeth Taylor écrivain il est grand temps de l´évoquer.
Elizabeth Taylor est née en fait  Elisabeth Coles le 3 juillet 1912 à Reading, dans le comté de Berkshire. Fille d´Oliver Coles un inspecteur des assurances et d´Elsie May Fewtrell, elle a suivi des études secondaires dans The Abbey School et puis a travaillé comme préceptrice et bibliothécaire. En 1936, elle a épousé l´homme d´affaires John William Kendall Taylor,  devenant ainsi Elizabeth Taylor. Elle a vécu jusqu´à sa mort (des suites d´un cancer) le 19 novembre 1975 à Penn, dans le comté de Buckinghamshire, menant une vie relativement  discrète de femme au foyer, une vie qui lui a permis de se consacrer à sa grande passion, la littérature.  Elle a très peu bougé et a affirmé un jour qu´elle détestait les voyages et les changements constants et préférait la monotonie des jours se suivant paisiblement les uns après les autres. Malgré donc une certaine discrétion, elle n´était pas une femme insensible à ce qui se produisait dans le monde et on lui connaît même une certaine activité politique, elle fut pendant une brève période membre du Parti Communiste britannique avant de soutenir le Labour Party(le parti travailliste anglais).  Dans les milieux littéraires, elle a toujours eu un succès d´estime, nombre de critiques la plaçaient très haut dans le panthéon littéraire anglais et Kingsley Amis l´a considérée comme un des plus grands écrivains britanniques du vingtième siècle. Elizabeth Taylor, en dépit de sa sobriété, s´est liée d´amitié avec des noms qui comptaient dans la littérature anglaise de l´époque comme  Ivy Compton-Burnett,  Robert Liddell and Elizabeth Jane Howard. En outre, Anne Tyler l´a comparée à Jane Austen, Barbara Pym et Elizabeth Bowen, excusez du peu ! 
Elizabeth Taylor a publié pendant ses trente ans de carrière littéraire onze romans (le douzième, Blaming-en français, Un cœur lourd-, fut publié en 1976, à titre posthume), quatre recueils de contes ou nouvelles (ce que l´on dénomme en anglais «short stories») et un livre pour enfants. Dans ses fictions, elle racontait les heurs et malheurs de la société britannique.
Rarement aura-t-on vu dans la littérature anglaise du vingtième siècle- et pourtant, elle est riche et diversifiée- un écrivain brosser des portraits aussi fins, fidèles et rigoureux, non seulement des femmes et des hommes de la haute-bourgeoisie mais aussi des gens plutôt prolétarisés comme des gouvernantes, des cuisiniers, des serveurs et servantes.  Des portraits remarquablement bien écrits et qui étaient souvent empreints d´une ironie assez raffinée, en somme, «very british». Ses détracteurs tenaient ses livres pour des romans langoureux écrits à l´intention de femmes désoeuvrées, mais ses admirateurs ripostaient qu´écrire ce genre de considérations c´était ignorer des pans entiers de la société anglaise et l´intériorité de l´univers féminin. J´ajouterais que la subtilité psychologique des personnages décrits est un des atouts de l´écriture de Elizabeth Taylor, ce qui place ses romans et ses «short stories» au rang de  littérature de haute volée.
Son premier roman, At Mrs Lippincote´s (Chez Mrs.Lippincote), fut publié en 1945. Il raconte une histoire qui commence un soir de 1940 où Julia, son fils Oliver et Éleanor, une cousine enseignante et célibataire, arrivent dans une maison d´une ville campagnarde  mise en location par Madame Lippincote après le décès de son mari. La famille arrive donc dans la ville pour y rejoindre Roddy, le mari de Julia, aviateur basé dans les alentours. La vie coule doucement dans une ambiance paisible mais peu à peu l´hypocrisie, les tensions permanentes, les écarts de conduite et les questions d´identité fissurent un quotidien mensonger et assez étriqué. 
 A game of hide and  seek(Une partie de cache-cache) est un autre roman important, publié en 1951 et qui met en scène  la  passion de Harriet pour Vesey, sur un fond de Hauts de Hurlevent moderne. Harriet est une jeune fille qui mène une vie sans intérêt et qui éprouve une sorte de complexe vis-à-vis de sa mère et de ses amies qui lui semblent plus cultivées qu´elle ne l´est. Elle trouve néanmoins des moments de bonheur aux côtés de Vesey beau, intelligent mais d´un tempérament violent qui part étudier à Oxford et ne donne plus signe de vie. Harriet épouse entre-temps  Charles un homme riche et plus  âgé dont elle aura une fille.  Enfin, Vesey revient un jour et  tout bascule dans un roman qui a pour cadre l´Angleterre rurale des années cinquante.
The real life of Angel Deverell ou simplement Angel, paru en 1957, est un des sommets de l´œuvre d´Elizabeth Taylor, adapté cinématographiquement  par François Ozon en 2007. Angel est une fille qui aide sa mère à tenir une épicerie mais rêve tout le temps de  la maison nommée Paradis où sa tante travaille comme servante. Jeune fille à l´imagination fertile, sa famille a du mal à la comprendre, mais Angel devient écrivain et connaît enfin la maison Paradis où toute une foule de péripéties se déclenche. La jeune fille Angel est indiscutablement, de par sa complexité et  son originalité,  un des personnages les plus forts de l´œuvre d´Elizabeth Taylor.
In a summer season(Une saison d´été), de 1961, est certainement le livre le plus sensuel de l´auteur où l´on  découvre la passion entre Kate, veuve et mère de deux enfants, et Dermot, jeune insouciant, de dix ans son cadet. Ce livre a suscité lors de la parution de la traduction française de ce roman (disponible chez Rivages, comme tous les autres livres d´Elizabeth Taylor en français) un commentaire élogieux et curieux sorti de la plume d´André Rollin pour le Canard Enchaîné : «Elizabeth Taylor sait que le soleil de l'été n'est qu'un leurre, que ses rayons peuvent être des poignards. Elizabeth Tavlor déchire en douceur Griffe. Elle utilise le pastel. Mais du pastel empoisonné.»
Enfin,  Mrs Palfrey at the Claremont (Mrs Palfrey Hôtel Claremont), qui a vu le jour en 1971,   fut salué par la critique et sélectionné pour le Booker Prize. Il raconte l´histoire d´une dame veuve qui s´installe dans une résidence pour personnes âgées. Un jour, elle rencontre un jeune écrivain, Ludo, qu´elle fait passer pour son petit-fils et cette situation, qui change sa vie, fera de Mrs Palfrey «une vieille dame indigne». Un roman qui  pourrait être vu comme la quintessence de l´humour délicieusement «british».
L´éditeur anglais Virago a fait un effort ces dernières années, dans la perspective de la commémoration du centenaire de la naissance d´Elizabeth Taylor, pour promouvoir son œuvre et la presse soit en Angleterre soit aux États-Unis ne s´est pas privée de lui consacrer quelques articles qui rappellent l´importance de cet écrivain majeur de langue anglaise. Ces efforts sont toutefois, à mon avis,  insuffisants pour faire connaître les romans et les «short stories» d´un  des écrivains qui ont su le mieux portraiturer les milieux campagnards aussi bien que la haute bourgeoisie anglaise du vingtième siècle et les domestiques qui la rendent tellement originale.

mercredi 7 novembre 2012

Le Goncourt 2012 décerné à Jérôme Ferrari

 
 L´écrivain Jérôme Ferrari vient de remporter le prix Goncourt 2012 grâce à son roman Sermon sur la chute de Rome, publié chez Actes Sud. Patrick Deville l´a raté d´un cheveu, lui qui a eu quatre voix des jurés de l´Académie Goncourt contre cinq voix pour Jérôme Ferrari. Patrick Deville a dû se contenter du Prix Femina attribué lundi dernier pour son roman Peste & Choléra(éditions du Seuil). La liste complète des prix littéraires de cet automne est celle qui suit:

 Prix Goncourt: Jérôme Ferrari  pour Le Sermon sur la chute de Rome (Actes Sud).
 Prix Renaudot : Scholastique Mukasonga pour Notre-Dame du Nil(Gallimard).
 Prix Renaudot essai: Franck Maubert pour Dernier Modèle(Mille et une nuits).
 Prix Médicis : Emmanuelle Pireyre pour Féerie générale (L'Olivier). 
 Prix Médicis étranger: Avraham Yehoshua pour Rétrospective(Grasset).
 Prix Médicis essai : David Van Reybrouck, pour Congo, une histoire(Actes Sud). 
 Prix Femina: Patrick Deville pour Peste & Choléra(Le Seuil).
 Prix Femina étranger : Julie Otsuka pour Certaines n´avaient jamais vu la mer(Phébus).
 Prix Femina essai: Tobie Nathan pour Ethno-roman(Grasset).
 Grand Prix du roman métis: Tierno Monénembo pour Le terroriste noir(Le Seuil)-voir notre dernière chronique(novembre 2012).
Prix Virilo: Pierre  Jourde pour Maréchal absolu(Gallimard).
Prix du roman de l´Académie Française: Joël Dicker pour La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert(De Fallois).
 

dimanche 28 octobre 2012

Chronique de novembre 2012


  Tierno Monénembo
   

Addi Bâ, un Guinéen, héros de la France.


Il faudra bien qu´un jour l´histoire honore les hommes qui dans les anciennes colonies se sont battus pour les couleurs de la France. Souvent oubliés, grâce ne leur fut rendue qu´à titre posthume. L´épopée d´un de ces héros nous est racontée par un des romans les plus surprenants de cette rentrée littéraire 2012, Le terroriste noir (éditions du Seuil), sorti de la plume d´un écrivain guinéen dont l´audience ces dernières années ne cesse de croître et pour cause : Tierno Monénembo.
De son vrai nom Thierno Saïdou Diallo, il est né le 21 juillet 1947 à Porédaka, en République de Guinée (que l´on dénomme d´ordinaire Guinée – Conakry, histoire de ne pas confondre avec soit la Guinée – Bissau soit la Guinée Équatoriale). En 1969, à l´âge de vingt-deux ans, ce fils de fonctionnaire a rejoint le Sénégal à pied, fuyant un pays mis en coupe réglée par le régime dictatorial d´ Ahmed Sekou Touré. Après son séjour au Sénégal, il est parti en Côte d´Ivoire où il a poursuivi ses études avant de rejoindre la France en 1973 où il a obtenu un doctorat en biochimie. Il a enseigné au Maroc et en Algérie et depuis 2007, il est visiting professor au Middlebury College dans le Vermont aux États-Unis.
Son premier roman, Les crapauds-brousse, est paru en 1979 et, au fil des années, il s´est taillé une place de choix dans le cadre de la littérature africaine d´expression française notamment avec des livres comme Les écailles du ciel(1986), Pelourinho(1995), L´aîné des orphelins (2000, Prix Tropiques), Peuls(2004) ou Le roi de Kahel(2008, Prix Renaudot). Ses livres portent, entre autres sujets, sur l´impuissance des intellectuels en Afrique, les difficultés des Africains en exil en France, l´histoire coloniale et la geste des Peuls, peuple de la région sahelo –saharienne minoritaire dans pratiquement tous les pays où ils habitent (une quinzaine d´États, surtout en Afrique de l´Ouest) mais constituant le principal groupe ethnique en Guinée (environ quarante pour cent de la population).
Le terroriste noir donc, le dernier roman de Tierno Monénembo, paru le 23 août, retrace le parcours singulier et véridique d´Addi Bâ, un Guinéen élevé en France dès l´âge de 13 ans, qui, enrôlé dans l´armée française lors de la seconde guerre mondiale, devient ce qu´on appelait à l´époque un tirailleur sénégalais. Retrouvé affalé dans un fourré d´alisiers dans un village des Vosges, en Lorraine, par le petit Étienne et son père Hubert Valdenaire alors qu´il venait de s´évader d´une garnison à Neufchâteau, Addi Bâ est caché dans l´appartement de fonction de l´école primaire grâce à Madame Yolande Valdenaire, la Directrice, justement la mère d´Étienne et épouse d´Hubert.
Devant pourtant s´enfuir une nouvelle fois en raison de la présence d´une brigade allemande dans les alentours de l´école, il est repris, mais parvient à s´évader derechef et s´installe dans le village de Romaincourt(nom de fiction, en fait Tollaincourt), pas loin du premier village des Vosges où il avait été retrouvé par les Valdenaire qui renouent contact avec lui. Addi Bâ, aidé par des villageois, commence alors à se promener en vélo (tout en prenant certaines précautions à cause des Allemands) et à fréquenter toute une foule de personnages hauts en couleur qui animent le village et tissent la trame du roman : un colonel qui habite un château et qui était à vrai dire le seul habitant de Romaincourt qui avait vu un Nègre jusqu´alors, le maire, Huguette dont le mari avait été arrêté par les Boches ou Germaine Tergoresse, la narratrice de l´histoire qui la raconte- des décennies après les faits- soit sous la forme d´un monologue intérieur, soit en s´adressant à un neveu de notre héros.
Romaincourt est un village typiquement français, mais qui parfois semble se transmuer en village africain. Au fond c´est un village universel, puisque tous les villages à vrai dire se ressemblent un peu avec leurs radotages, leurs rivalités-comme l´inimitié ancestrale entre les Rapanne et les Tergoresse-mais aussi leurs complicités, leur tendre insouciance et les liens de camaraderie qui se nouent dans la douleur. C´était de toute façon- et par-dessus le marché- un village sous occupation, qui plus est situé dans les Vosges, en Lorraine, dans une zone grise ou rouge, puisque ne faisant partie à vrai dire ni de la zone soi-disant libre ni da la zone occupée étant donné que les Allemands considéraient que La Lorraine et l´Alsace qui leur avaient appartenu entre 1870 et 1918 faisaient naturellement partie du territoire tudesque.
Addi Bâ enchante les femmes et se lie d´amitié avec les gens du village tant et si bien qu´il entre en contact avec la Résistance et crée un des premiers maquis de la région, le maquis de la Délivrance. Ce maquisard que les Allemands appellent « der schwarze Terrorist»(Le terroriste noir) est enfin dénoncé et fusillé en 1943. Qui l´aura mouchardé ? Nul ne l´a jamais su, mais l´on sait que quand un pays est occupé tous les habitants ne sont pas forcément des héros ou de braves résistants-ou, comme on nous le rappelle dans le roman, des imans de mosquées qui ont aidé des Juifs à Paris- les collabos sont toujours là et pas si minoritaires qu´on pourrait le croire…
Si le roman nous emballe par l´intrigue et le talent de conteur de Tierno Monénembo, on se doit aussi de réserver un mot au travail de la langue, l´intonation vosgienne, de l´aveu même de l´auteur (qui s´est déplacé dans de petits villages de la région) dans une interview accordée le 12 septembre à l´émission La danse des mots sur Radio France Internationale. L´auteur, imprégné de ce parler patoisant des Vosges, nous sert quelques pépites de cette délicieuse langue régionale qu´on lit dans la bouche des personnages, comme le «pâquis» (rue principale du village), «hachepailler» (le parler ou le baragouin des Allemands), les «zézesses»(Les SS), la «mâmiche» (grand-mère, vieille dame) ou «couarail» (veillée, réunion campagnarde).
Si le roman Le terroriste noir est une fiction, le héros et la plupart des événements qui nous sont racontés sont bel et bien réels. Addi Bâ Mamadou est arrêté le 15 juillet 1943 et conduit à la prison de la Vierge, à Epinal, avec quelques autres maquisards raflés. Des habitants de Tollainville suspectés d´avoir aidé les maquisards sont eux aussi arrêtés quoique relâchés peu après, pour la plupart. En vain des amis essayent- ils de lui rendre visite, les Allemands étaient irréductibles. Addi Bâ Mamadou n´a rien lâché malgré les tortures qui lui ont été infligées. Aujourd´hui à Tollainville et dans d´autres villages des Vosges, des rues portent à juste titre son nom. Un hommage tardif mais tout à fait mérité, rendu à un homme qui fut un véritable héros.
On ne peut que remercier Tierno Monénembo de nous l´ avoir fait connaître grâce à son admirable roman.

Tierno Monénembo, Le terroriste noir, éditions du Seuil, Paris, 2012.

P.S- Si vous voulez vous renseigner davantage sur la figure d´Addi Bâ Mamadou, vous pourrez consulter le site http://addiba.free.fr


lundi 22 octobre 2012

Présentation du nouveau roman de Deana Barroqueiro



Demain aura lieu à 18h30 au «Padrão dos descobrimentos»,à Lisbonne, la présentation du dernier roman de Deana Barroqueiro  O Corsário dos Sete Mares(Le Corsaire des sept mers) inspiré par des épisodes de la vie du grand aventurier portugais du seizième siècle Fernão Mendes Pinto. La présentation sera faite par Eduardo Marçal Grilo, ancien ministre de l´Education, et Miguel Real, professeur et  chercheur dans le domaine de la culture portugaise.  Un événement à ne pas rater.

vendredi 19 octobre 2012

La mort de Manuel António Pina


C´était avant tout un homme généreux et un grand poète. Manuel António Pina, né à Sabugal en 1943, est mort aujourd´hui à l´âge de 68 ans à Porto où il habitait depuis plus de cinquante ans. Lauréat du prix Camões(le prix littéraire le plus important de la langue portugaise) en 2011, il était poète, bien sûr, mais aussi  auteur de livres pour enfants, dramaturge, journaliste, traducteur et un remarquable chroniqueur(ses chroniques dans le quotidien de Porto Jornal de Notícias étaient d´une élégance hors de pair). 
Sa poésie a été rassemblée tout récemment en un seul volume(Todas as palavras) par les éditions Assírio e Alvim et son oeuvre est traduite dans une douzaine de langues, à savoir le français(éditions L´ Escampette),l´allemand, l´anglais,le russe ou l´espagnol mais aussi le néerlandais, le bulgare, le danois, le croate, le catalan, le galicien et le corse.
Grâce à la richesse incomparable de son oeuvre,mais aussi à sa clairvoyance et à son intelligence, Manuel António Pina va  indiscutablement nous manquer. 

jeudi 11 octobre 2012

Mo Yan est le lauréat du Prix Nobel de Littérature 2012






Ça y est! L´Académie suédoise vient d´annoncer le lauréat du Prix Nobel de Littérature 2012: il s´ agit de l´écrivain chinois Mo Yan, 57 ans, dont les livres-picaresques et à l´imagination truculente- sont disponibles en français aux éditions du Seuil et aussi chez Philippe Picquier. Son oeuvre, abondante(autour de quatre-vingt titres) et composée de contes, nouvelles et romans a été récompensée essentiellement pour son«réalisme hallucinatoire».
Le pouvoir, la corruption et le sexe sont les principaux sujets de ses livres parmi lesquels on se permet de relever Beau seins, belles fesses, La mélopée de l´ail paradisiaque,Le radis de cristal, La dure loi du Karma ou Clan du Sorgho(qui fut l´objet d´une adaptation cinématographique par  Zhang Yimou sous le titre Le sorgho rouge).
L´attribution du prix à Mo Yan fait déjà jaser. D´aucuns s´interrogent s´il ne s´agit pas d´une tentative de réconciliation de l´Académie Nobel avec les autorités chinoises après les consécrations des dissidents Gao Xingjian(Prix Nobel de Littérature 2000) et Liu Xiaobo(Prix Nobel de la Paix 2010). En effet, Mo Yan est un ancien militaire- qui, à un moment donné, a quitté l´armée pour se consacrer à l´écriture-qui n´a guère manifesté de solidarité avec les dissidents et qui occupe en plus le poste de vice-président de la très officielle Association des écrivains chinois.
Pierre Assouline nous rappelle, dans un article de son blog La république des Livres, que Mo Yan(en fait, nom de plume de Guan Mo)signifie «ne pas dire» ou encore «celui qui ne parle pas», mais d´autres voient dans ses livres une critique métaphorique très fine du régime communiste chinois.
Quoi qu´il en soit, à chaque lecteur de découvrir «son» Mo Yan...  

vendredi 28 septembre 2012

Chronique d´octobre 2012



                                                          Patrick Roegiers



Le malheur des Belges ?
 

Un des livres les plus intéressants de la rentrée littéraire 2012 ne concerne pas directement les Français mais leurs voisins d´Outre –Quiévrain.  L´ouvrage signé Patrick Roegiers s´ intitule Le bonheur des Belges, est publié chez Grasset, et on pourrait l´envisager en guise de contrepoint du célèbre Chagrin des Belges de l´énorme écrivain de langue néerlandaise Hugo Claus, euthanasié à sa demande le 19 mars 2008. Or, le roman a défrayé la chronique dès les premiers jours de sa parution(le 5 septembre) pour des raisons autres que purement littéraires. C´est que, en effet- comme s´il s´agissait encore d´une blague belge- un écrivain vierviétois de 56 ans répondant au nom de Christian Janssen Déderix accuse, par le biais de son avocat Maître Luc Noirhomme, Patrick Roegiers et les éditions Grasset  de plagiat. Selon lui, les éditions Grasset, qui ont refusé son manuscrit –La lignée Dorval- à deux reprises, en 2009 puis en 2010, sous prétexte qu´un récit autour de la Belgique n´entrait pas dans leur ligne éditoriale, auraient préféré demander à un auteur plus réputé que lui de «piller son texte sans vergogne». Dans la lettre recommandée que l´avocat de M. Janssen aurait envoyée aux éditions Grasset et dont des extraits sont reproduits par l´hebdomadaire Le Vif-L´Express, on y dresse les prétendues comparaisons entre les deux livres : « Dans les deux, c’est un personnage qui ne meurt jamais, qui traverse l’histoire de la Belgique, de façon anachronique, qui rencontre Victor Hugo, qui assiste au théâtre à l’opéra La Muette en 1830, qui visite l’Expo 58, qui est envoyé dans les tranchées de 14-18, qui croise Léon Degrelle, etc ».
Pour nombre d´observateurs, ces accusations ne tiennent pas debout puisqu´elles sont tout à fait infondées. Si le contexte historique est probablement le même, la caractérisation des personnages, les anecdotes, la trame du récit ne se ressemblent nullement. M. Janssen d´ailleurs n´aurait même pas lu le roman de Patrick Roegiers lorsque-alerté par les premières annonces de la presse belge, fin août, sur la prochaine parution du roman-il a commencé à remplir de courriels l´adresse électronique de bon nombre de journalistes belges. 
Ces accusations de plagiat en littérature sont monnaie courante surtout quand un auteur méconnu découvre qu´un autre beaucoup plus réputé a ourdi une intrigue qui peut peu ou prou ressembler à celle d´un de ses livres. Avant sa mort, le grand écrivain portugais José Saramago, Prix Nobel de Littérature en 1998, a fait lui aussi l´objet d´accusations ridicules de la part de Teofilo Huerta Moreno, un modeste auteur mexicain.  Pour ce qui est du Bonheur des Belges, ces accusations ne font à mon avis qu´accentuer encore davantage la qualité de  cet ouvrage de haute volée de Patrick Roegiers, plein de verve, d´inventivité, de panache. 
Patrick Roegiers, né à Bruxelles en 1947 mais établi en France depuis 1983, est l´auteur de plusieurs romans fort remarqués- tous publiés aux éditions du Seuil - dont Beau regard(1990) ; Hémisphère Nord (1995 ; Prix Rossell) ; La géométrie des sentiments(1998) ; Le cousin de Fragonard (2006 ; Grand Prix du roman de la Société des Gens de Lettres/Prix Verdickt-Rijbans) ou La Nuit du monde(2010), une fantaisie sur un hypothétique rendez-vous entre Marcel Proust et James Joyce. Pourtant, il s´est fait connaître aussi grâce à ses essais plus ou moins polémiques- mais on ne peut plus intéressants – sur la Belgique, surtout Le mal du pays-autobiographie de la Belgique(2003) et La spectaculaire histoire du roi des Belges (2007, chez Perrin).
 Cette fois-ci avec Le bonheur des Belges -son premier roman publié aux éditions Grasset- Patrick Roegiers nous livre un grand roman picaresque sur la Belgique où l´on bouscule et mêle parfois les personnages et les dates, l´histoire et la fiction, l´on voit défiler des Belges renommés mais aussi des célébrités qui ont vécu en Belgique, le tout servi par une langue éblouissante(elle reste à faire la grande étude sur la façon dont les Belges ont contribué à l´enrichissement de la langue française) et tout un tas d´anecdotes qui ressemblent d´ordinaire à autant de blagues belges.
L´histoire - et donc le fil de la narration-  est menée au pas de course par un garçon de onze ans sans prénom ni parents que l´on voit partout et à toutes les époques, même après sa mort dans la guerre de 14-18 ! Dans son itinéraire à travers les personnages, l´histoire et la géographie de la Belgique, il croise Victor Hugo à  Waterloo, Hugo qui enrage qu´on nomme Honoré de Balzac «Le Napoléon des lettres» et qu´on consacre plus d´études au «grand homme» qu´à lui-même. Notre jeune héros suit de près la bataille aux côtés du grand poète, auteur futur de La légende des siècles, la bataille livrée quinze ans avant la naissance de la Belgique et qui a sonné le glas de l´Empire de Napoléon. Napoléon Bonaparte, bien entendu, que l´on regarde souffrant un beau matin d´hémorroïdes et que l´on fait soigner avec des sangsues.  On a droit à la fin de ce chapitre –le tout premier-à une petite reproduction de l´art pictural militaire, un détail du panorama de La bataille de Waterloo du peintre Louis Dumoulin, de 1912, donc il y a cent ans. Ce détail du panoramiste français  suscite une réflexion à notre jeune héros : «La Belgique est alors «la nation des panoramas», un divertissement inédit, prisé des citadins qui aiment que la vie ne soit qu´une représentation et que la réalité ressemble au décor que dévoile un rideau de théâtre» (page 66). Cette phrase, la dernière du premier chapitre, sert de lever de rideau au deuxième chapitre où l´on croise Jacques Brel chantant la naissance du pays avec- figurez-vous !- la Malibran, la célèbre mezzo-soprano française d´origine espagnole (qui se nommait en fait Maria-Felicia Garcia). Tout le roman est une joyeuse digression sur la Belgique. On côtoie Madame Abts à qui l´on a demandé de coudre les deux premiers drapeaux belges, Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck et quelques autres intellectuels qui, quoique d´origine flamande, ont choisi d´écrire en français et l´on évoque Nicaise de Keyser, le peintre qui a enfanté en 1836 l´éblouissant tableau-malheureusement détruit le 21 juillet 1944 lors du bombardement de la halle aux draps, à Courtrai-  sur la bataille des éperons d´or qui avait opposé en 1302 l´armée du roi Philippe IV de France, appuyée par les Brabançons de Godefroi de Brabant, aux milices communales flamandes, justement à Courtrai. On ne pouvait pas bien sûr passer sous silence la Brabançonne tout en insinuant que le véritable hymne national belge est, au bout du compte, Le Plat Pays de Jacques Brel. On parle des frites bien entendu et aussi des cyclistes. De Charlemagne, de Simenon, de Manneken –Pis. De Verlaine, de James Ensor, de Tintin et de Marc Dutroux enfant. Et, peut-être dans une petite provocation, on écrit quelque part que le Belge est un Français qui a réussi !
Saviez-vous d´autre part que Ludwig van Beethoven avait des ancêtres cultivateurs de betterave  originaires des environs de Louvain et porte donc de ce fait un nom flamand qui se traduit justement par Louis Champ de Betterave ? Que Hugo Claus dans son adolescence  a travaillé comme ouvrier saisonnier dans une râperie de betteraves et qu´il a vendu du sucre au marché noir  (ou encore qu´il a été marié à Sylvie Kristel l´actrice qui a joué le rôle d´Emmanuelle dans le film érotique homonyme, mais ça, on ne nous l´apprend pas dans ce livre) ?
On se promène avec Le bonheur des Belges et l´on se rend compte que la  Belgique étant un pays aussi petit, il est incroyable le nom de ses villes que l´on connaît par cœur (Bruxelles, Anvers, Liège, Charleroi, Namur, Courtrai, Tournai, Louvain, Ostende, Mons et tant d´autres encore, et, bien sûr, -Oh mon cher Jacques Brel et sa belle chanson Marieke ! –Bruges et Gand).En plus, on plonge dans le vocabulaire flamand, des mots qu´on apprend, tels «vierneeringen»(bouchers), «klauw(griffe)»«de wever»(tisserand), «broek»(culotte)ou des maximes que l´on assimile comme «Het is verboden te uitoekken»(il est défendu de blasphémer) ou «Drikende menschen denken niet»(Ceux qui boivent ne pensent pas)et «Denkende menschen drinken niet(Ceux qui pensent ne boivent pas). 
Dans cette fresque, cette féerie, ce roman à l´humour un brin psychanalytique, rien n´échappe à l´œil du jeune héros qui mène la danse et qui, à un moment donné, avoue que son rêve, c´est la Belgique. En prenant cet aveu comme une invitation au rêve, je me suis mis moi-même à rêver alors que j´étais en train de préparer cette chronique. En me rappelant qu´ à Lisbonne, la boutique Godiva Belgium 1926 est curieusement installée à l´édifice où est né le 13 juin 1888 le poète portugais Fernando Pessoa  qui, dans ses  multiples dédoublements hétéronymiques, aurait peut-être été ravi de connaître les singularités belges, je me suis mis à imaginer: qu´en serait-il  si jamais il avait visité le Plat Pays? Peut-être eût-il inventé un nouvel hétéronyme, à la fois mélancolique et mangeur de frites aux relents hugoliens ou plutôt baudelairiens ou verlainiens. Quoi qu´il en soit-et toutes rêveries mises à part-, devant tout ce déchaînement de peinture, de musique, de poésie et d´humour, on ne peut que rester ébloui par la fantaisie de Patrick Roegiers.
On ne cesse d´admirer ce talent- que j´ oserais dire inouï- qu´ont les Belges de ne pas se prendre au sérieux, de brocarder leurs propres mœurs et ce malgré les menaces de scission du pays, tiraillé par les querelles entre Wallons et Flamands. À vrai dire, on lit  Le bonheur des Belges, roman torrentiel ou torrentueux, comme on admire un beau tableau ou l´on entend une belle symphonie.
 La juste mesure de la différence entre la Belgique et la France est peut-être exprimée dans une courte interview que Patrick Roegiers a accordée à France info lors de la parution de ce roman : « La différence entre la langue française et la langue belge qui n´existe pas est que la langue belge est la langue du son alors que la langue française est la langue du sens». 
 Enfin, les lazzis que ces Belges sont toujours en train d´enfanter sont on ne peut plus atypiques. Aussi peut-on comprendre la phrase  du chanteur Arno, en guise de blague belge, reprise en épigraphe, au début de la troisième partie du Bonheur des Belges, lorsqu´il affirme : « La Belgique n´existe pas. Je le sais. J´y habite».

Patrick Roegiers, Le bonheur des Belges,  éditions Grasset, Paris, 2012.


P.S(le 19 octobre 2012)-L´actrice néerlandaise Sylvie Kristel, citée dans l´article, est décédée hier des suites d´un cancer, à l´âge de 60 ans.  


 

mardi 11 septembre 2012

Un article de François Mottier






 


Aujourd´hui, j´accueille sur mon blog l´article d´un ami, l´écrivain François Mottier, auteur du Dictionnaire des verbes oubliés ou délaissés(voir Promenade d´été -juillet 2012). Il s´agit d´une étude intéressante sur les héros populaires que vous allez sûrement apprécier. Bonne lecture!


   L´EUROPE DES HEROS POPULAIRES:MIROIR,MIROIRS...

A l'heure où l'Europe, évidence pour les uns, singulière entité pour les autres, se bat dans l'affirmation d'une mission et d'un avenir communs, seuls dans les mousqueteries des avancées et des certitudes, vivent, survivent, et perdurent les héros populaires, images d'Epinal, bois gravés littéraires, poétiques ou oraux épiques, contrepoints d'une Europe dynamique dans ses blessures, fragile par ses onguents.
   Précisons que l'on traitera ici du héros populaire plébéien, et non du héros populaire politique et national, dans lequel le citoyen solo ne risque guère de reconnaître la fronde de l'esprit et la faconde de sa culture, mais ressent peu ou prou l'exploitation de sa " délivrance" historique au travers de la geste d'une figure patriotique haussée à grands frais, (Garibaldi en Italie, Jeanne d'Arc en France me viennent à l'esprit...)
  Nous sommes tous des héros. Il n'y tient qu'à nous. Ou, à tout le moins, élisons un hérault (sans jeu de mots), émissaire de nos larmes sincères et de nos justes allégresses, parfait Mobilis in Mobili - mobile dans l'élément mobile, (Nemo, impressionnant rebelle populaire planétaire, dixit.)
   Mais la chose n'est pas si simple. Notre " bon élève " européen doit répondre à certaines exigences précises qui feront ou non de lui un héros populaire. Et ce sera bien le seul citoyen qui bâtira ce scanner culturel, et non le pouvoir du moment en place.
   En premier lieu, les défauts et qualités de notre personnage seront sublimés, portés à l'incandescence au coeur de la pochade, et sujets à une représentation hypertrophiée, (souvent bouffonne et épique), de son " excellente santé " nationale.
   En second lieu, notre héros  "collera " à son époque, et montrera les sensibilités de son siècle et de sa classe sociale. Il serait inconcevable que Karagöz, en Turquie, errât, libre de brides, dans les salons istanbuliotes, ou gagnât les cours sultanes. Karagöz, homme du peuple roublard, illettré et obscène, demeurera toujours, et tour à tour la victime ou le tourmenteur du cossu Hacivat, et le  " pourfendeur " convaincu de la différence des autres, suspecte à ses yeux : Kanbur l'opiomane, Neti Karis le nain, Nigâr la belle cruelle, mais aussi de l'Arabe-Ignorant-la-Langue-Turque,  de la souillon circasienne, de l'Arménien, du Grec, du Perse, du Juif, de l'Albanais, etc...Tout comme en Allemagne le Baron de Münchhausen (Baron de Crac, en français), inspiré d'un personnage réel, officier allemand à la solde mercenaire de l'armée Russe, ne peut prétendre à quitter son univers de demi-soldes, d'écuries et de tavernes, de revues militaires et de mirifiques exploits en des périodes troublées, ( entre mille autres, un voyage réussi dans la Lune et retour, juché sur un boulet de canon).
   Le héros populaire doit également se faire devoir d'être un modèle ( ou un anti-modèle !) de vie, ses malheurs servant de morale au lecteur ou au public, et ses nobles oeuvres, d'édification. C'est le cas de nombre d'entre eux : Till l'Espiègle aux Pays-Bas, Peer Gynt en Norvège (créé par le grand dramaturge Henrik Johan Ibsen), Pinocchio en Italie, Pan Twardowski, avatar de Faust, en Pologne, Nils Hölgersson en Suède, Cesky Honza, (Jeannot ), en République Tchèque, Djean de Mady au Luxembourg, ( avec son violon, son gâteau et le loup), Juraj Jonosik, brigand d'honneur, en Slovaquie, Toomas Nipernaadi en Estonie, ou le Gahan de Malte ( le Simplet-à-Ses-Heures ).
   De même, ses exploits n'en seront que plus appréciés, si réalisés dans un clair esprit commun, communautaire et identitaire, toutes classes confondues. Ainsi en est-il de Wilhelm (Guillaume) Tell en Suisse, en lutte contre l'âpre bailli Gessler ( qu'il finira par tuer sans phrases d'un carreau d'arbalète, sur la Hohle Gasse, la sente forestière menant d' Immensee à Küssnacht), de Tirant le Blanc, valeureux et courtois chevalier, création du Catalan Joanot Martorell, lequel Tirant enthousiasma au-delà de toute description Cervantès lui-même,  de Robin Hood (Robin des Bois) et des gestes Arthuriennes avec ses Preux de la Table Ronde en terres anglaises (et bretonnes), ou des Sept Frères finlandais d'Aleksis Kivi, à l'entraide poignante. Cas unique et remarquable d'icône littéraire communautaire et populaire au Portugal, avec l'oeuvre de Luis de Camoes qui, par son chef d'oeuvre Os Lusiadas ( les Lusiades, 1572) dresse en héros national le peuple portugais dans son entier.
   La prouesse brutale ou guerrière, le combat contre la Nature et ses périls ou l'osmose avec celle-ci, le héros chamanique, feront grande figure dans l'accession au statut de héros populaire. On se référera au " cultissime " Ulysse d'Homère, au champion du  roi Louis Ier de Hongrie, Miklos Toldi,  au touchant héros Roumain Alimos Toma, dont je ne peux résister à conter l'ultime aventure : Alimos étant un pur enfant de la Nature, sa bonté et son plaisir à trinquer...avec les arbres les font s'incliner devant lui ! Mais le perfide et jaloux propriétaire terrien Manea tend un piège à Alimos et l'éventre de son sabre. Alimos, maintenant ses entrailles d'une main, décapite promptement Manea de l'autre ; puis, avant de mourir, il prie son cheval de l'enterrer au sein de la forêt profonde, parmi les arbres ses amis, et de préserver sa mémoire...Autres héros solaires, Lacplesis (Tueur d'Ours ), figure centrale de l'épopée nationale lettone, fêté par tout un peuple chaque 11 novembre, " Jour de Lacplesis ", jour de la victoire décisive de la Guerre d'Indépendance Lettone, en 1919 ;  Dhigenis l'Hercule Chypriote, Itar Petar, adulé des Macédoniens et des Bulgares, pauvre laboureur en guerre incessante contre la noblesse égoïste, les moines hypocrites et libertins, les négociants cupides, etc..., le courageux berger slovène Kekec ( invention de l'écrivain Josip Vandot), le bouillonnant guerrier Holger Danske (Ogier le danois), ou Fjaila Eyvindur (Eyvindur des Montagnes), à jamais devenu errant et traqué par les vastes solitudes islandaises pour avoir volé une motte de beurre...
   Demeurent deux " inclassables ", le Quichotte de Cervantès pour l'Espagne, et le jeune Gavroche pour la France. L'Ingénieux Hidalgo de la Manche, sous couvert, (selon les époques), de parodie analytique, d'épopée burlesque ou de critique sociale, se présente aujourd'hui comme un coaching décalé ( les conseils de Sancho). De plus, Don Quichotte, (Alonzo Quixano, dit le Bon, de son nom véritable), vit pour les autres, mais en leur imposant comme standard de vie les angoisses et les fantasmes de son Lui-Même. Selon les circonstances Sauveur (mode dominant) / Bourreau / Victime, (dans l'Analyse Transactionnelle). Le Quichotte : dureté d'une époque sans rêves où se meut un esprit hyper-foisonnant. Son éthique personnelle, éminemment dynamique et romanesque," seul contre tous " fait de lui ( avec Ulysse, déjà cité), l'un des plus grands héros populaires.
   Gavroche, une définition : gouailleur jusqu'à la mort, de peur que celle-ci ne se prenne au sérieux. Citons, à ce sujet, son père littéraire, Victor Hugo : " la gaminerie parisienne est presque une caste. On pourrait dire : n'en est pas qui veut. " Rappelons-nous, par ailleurs, la si troublante chanson de Gavroche : " Je suis tombé par terre / C'est la faute à Voltaire / Le nez dans le ruisseau / C'est la faute à Rousseau ". Gavroche, c'est, lieu commun, l'esprit parisien expédiant un solide " pied au cul " à la misère, et cet esprit a conquis un pays entier, faisant de Gavroche un martyr social, sous le rire, souvent grinçant, de l'innocence. Un authentique, et des plus purs, héros populaire. Depuis, Paris ne nous a pas habitués à d'aussi riches caractères. 
   Il sera dit, ainsi, que le héros d'un peuple vivra, perdra, se noiera en ses songes, conquerra, s'illusionnera, séduira, dérangera, selon ses jours Jean-Qui-Rit-et-Jean-Qui-Pleure sera, indisposera en Matamore, se sacrifiera et se fourvoiera, fuira (se tirera des flûtes !) pointera son époque du doigt et en soulignera ses tendresses, s'indignera et se résignera, aimera, haïra, se vengera, pardonnera, et laissera une mémoire, comme nous tous et chacun d'entre nous, portraits de nous-mêmes, citoyens européens par la géographie et le voeu de nos Princes, de la mer de Barents à Gibraltar.
  
 François Mottier
(Blog de François Mottier:goldyssey.blogspot.com)