Qui êtes-vous ?

Ma photo
Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 28 septembre 2012

Chronique d´octobre 2012



                                                          Patrick Roegiers



Le malheur des Belges ?
 

Un des livres les plus intéressants de la rentrée littéraire 2012 ne concerne pas directement les Français mais leurs voisins d´Outre –Quiévrain.  L´ouvrage signé Patrick Roegiers s´ intitule Le bonheur des Belges, est publié chez Grasset, et on pourrait l´envisager en guise de contrepoint du célèbre Chagrin des Belges de l´énorme écrivain de langue néerlandaise Hugo Claus, euthanasié à sa demande le 19 mars 2008. Or, le roman a défrayé la chronique dès les premiers jours de sa parution(le 5 septembre) pour des raisons autres que purement littéraires. C´est que, en effet- comme s´il s´agissait encore d´une blague belge- un écrivain vierviétois de 56 ans répondant au nom de Christian Janssen Déderix accuse, par le biais de son avocat Maître Luc Noirhomme, Patrick Roegiers et les éditions Grasset  de plagiat. Selon lui, les éditions Grasset, qui ont refusé son manuscrit –La lignée Dorval- à deux reprises, en 2009 puis en 2010, sous prétexte qu´un récit autour de la Belgique n´entrait pas dans leur ligne éditoriale, auraient préféré demander à un auteur plus réputé que lui de «piller son texte sans vergogne». Dans la lettre recommandée que l´avocat de M. Janssen aurait envoyée aux éditions Grasset et dont des extraits sont reproduits par l´hebdomadaire Le Vif-L´Express, on y dresse les prétendues comparaisons entre les deux livres : « Dans les deux, c’est un personnage qui ne meurt jamais, qui traverse l’histoire de la Belgique, de façon anachronique, qui rencontre Victor Hugo, qui assiste au théâtre à l’opéra La Muette en 1830, qui visite l’Expo 58, qui est envoyé dans les tranchées de 14-18, qui croise Léon Degrelle, etc ».
Pour nombre d´observateurs, ces accusations ne tiennent pas debout puisqu´elles sont tout à fait infondées. Si le contexte historique est probablement le même, la caractérisation des personnages, les anecdotes, la trame du récit ne se ressemblent nullement. M. Janssen d´ailleurs n´aurait même pas lu le roman de Patrick Roegiers lorsque-alerté par les premières annonces de la presse belge, fin août, sur la prochaine parution du roman-il a commencé à remplir de courriels l´adresse électronique de bon nombre de journalistes belges. 
Ces accusations de plagiat en littérature sont monnaie courante surtout quand un auteur méconnu découvre qu´un autre beaucoup plus réputé a ourdi une intrigue qui peut peu ou prou ressembler à celle d´un de ses livres. Avant sa mort, le grand écrivain portugais José Saramago, Prix Nobel de Littérature en 1998, a fait lui aussi l´objet d´accusations ridicules de la part de Teofilo Huerta Moreno, un modeste auteur mexicain.  Pour ce qui est du Bonheur des Belges, ces accusations ne font à mon avis qu´accentuer encore davantage la qualité de  cet ouvrage de haute volée de Patrick Roegiers, plein de verve, d´inventivité, de panache. 
Patrick Roegiers, né à Bruxelles en 1947 mais établi en France depuis 1983, est l´auteur de plusieurs romans fort remarqués- tous publiés aux éditions du Seuil - dont Beau regard(1990) ; Hémisphère Nord (1995 ; Prix Rossell) ; La géométrie des sentiments(1998) ; Le cousin de Fragonard (2006 ; Grand Prix du roman de la Société des Gens de Lettres/Prix Verdickt-Rijbans) ou La Nuit du monde(2010), une fantaisie sur un hypothétique rendez-vous entre Marcel Proust et James Joyce. Pourtant, il s´est fait connaître aussi grâce à ses essais plus ou moins polémiques- mais on ne peut plus intéressants – sur la Belgique, surtout Le mal du pays-autobiographie de la Belgique(2003) et La spectaculaire histoire du roi des Belges (2007, chez Perrin).
 Cette fois-ci avec Le bonheur des Belges -son premier roman publié aux éditions Grasset- Patrick Roegiers nous livre un grand roman picaresque sur la Belgique où l´on bouscule et mêle parfois les personnages et les dates, l´histoire et la fiction, l´on voit défiler des Belges renommés mais aussi des célébrités qui ont vécu en Belgique, le tout servi par une langue éblouissante(elle reste à faire la grande étude sur la façon dont les Belges ont contribué à l´enrichissement de la langue française) et tout un tas d´anecdotes qui ressemblent d´ordinaire à autant de blagues belges.
L´histoire - et donc le fil de la narration-  est menée au pas de course par un garçon de onze ans sans prénom ni parents que l´on voit partout et à toutes les époques, même après sa mort dans la guerre de 14-18 ! Dans son itinéraire à travers les personnages, l´histoire et la géographie de la Belgique, il croise Victor Hugo à  Waterloo, Hugo qui enrage qu´on nomme Honoré de Balzac «Le Napoléon des lettres» et qu´on consacre plus d´études au «grand homme» qu´à lui-même. Notre jeune héros suit de près la bataille aux côtés du grand poète, auteur futur de La légende des siècles, la bataille livrée quinze ans avant la naissance de la Belgique et qui a sonné le glas de l´Empire de Napoléon. Napoléon Bonaparte, bien entendu, que l´on regarde souffrant un beau matin d´hémorroïdes et que l´on fait soigner avec des sangsues.  On a droit à la fin de ce chapitre –le tout premier-à une petite reproduction de l´art pictural militaire, un détail du panorama de La bataille de Waterloo du peintre Louis Dumoulin, de 1912, donc il y a cent ans. Ce détail du panoramiste français  suscite une réflexion à notre jeune héros : «La Belgique est alors «la nation des panoramas», un divertissement inédit, prisé des citadins qui aiment que la vie ne soit qu´une représentation et que la réalité ressemble au décor que dévoile un rideau de théâtre» (page 66). Cette phrase, la dernière du premier chapitre, sert de lever de rideau au deuxième chapitre où l´on croise Jacques Brel chantant la naissance du pays avec- figurez-vous !- la Malibran, la célèbre mezzo-soprano française d´origine espagnole (qui se nommait en fait Maria-Felicia Garcia). Tout le roman est une joyeuse digression sur la Belgique. On côtoie Madame Abts à qui l´on a demandé de coudre les deux premiers drapeaux belges, Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck et quelques autres intellectuels qui, quoique d´origine flamande, ont choisi d´écrire en français et l´on évoque Nicaise de Keyser, le peintre qui a enfanté en 1836 l´éblouissant tableau-malheureusement détruit le 21 juillet 1944 lors du bombardement de la halle aux draps, à Courtrai-  sur la bataille des éperons d´or qui avait opposé en 1302 l´armée du roi Philippe IV de France, appuyée par les Brabançons de Godefroi de Brabant, aux milices communales flamandes, justement à Courtrai. On ne pouvait pas bien sûr passer sous silence la Brabançonne tout en insinuant que le véritable hymne national belge est, au bout du compte, Le Plat Pays de Jacques Brel. On parle des frites bien entendu et aussi des cyclistes. De Charlemagne, de Simenon, de Manneken –Pis. De Verlaine, de James Ensor, de Tintin et de Marc Dutroux enfant. Et, peut-être dans une petite provocation, on écrit quelque part que le Belge est un Français qui a réussi !
Saviez-vous d´autre part que Ludwig van Beethoven avait des ancêtres cultivateurs de betterave  originaires des environs de Louvain et porte donc de ce fait un nom flamand qui se traduit justement par Louis Champ de Betterave ? Que Hugo Claus dans son adolescence  a travaillé comme ouvrier saisonnier dans une râperie de betteraves et qu´il a vendu du sucre au marché noir  (ou encore qu´il a été marié à Sylvie Kristel l´actrice qui a joué le rôle d´Emmanuelle dans le film érotique homonyme, mais ça, on ne nous l´apprend pas dans ce livre) ?
On se promène avec Le bonheur des Belges et l´on se rend compte que la  Belgique étant un pays aussi petit, il est incroyable le nom de ses villes que l´on connaît par cœur (Bruxelles, Anvers, Liège, Charleroi, Namur, Courtrai, Tournai, Louvain, Ostende, Mons et tant d´autres encore, et, bien sûr, -Oh mon cher Jacques Brel et sa belle chanson Marieke ! –Bruges et Gand).En plus, on plonge dans le vocabulaire flamand, des mots qu´on apprend, tels «vierneeringen»(bouchers), «klauw(griffe)»«de wever»(tisserand), «broek»(culotte)ou des maximes que l´on assimile comme «Het is verboden te uitoekken»(il est défendu de blasphémer) ou «Drikende menschen denken niet»(Ceux qui boivent ne pensent pas)et «Denkende menschen drinken niet(Ceux qui pensent ne boivent pas). 
Dans cette fresque, cette féerie, ce roman à l´humour un brin psychanalytique, rien n´échappe à l´œil du jeune héros qui mène la danse et qui, à un moment donné, avoue que son rêve, c´est la Belgique. En prenant cet aveu comme une invitation au rêve, je me suis mis moi-même à rêver alors que j´étais en train de préparer cette chronique. En me rappelant qu´ à Lisbonne, la boutique Godiva Belgium 1926 est curieusement installée à l´édifice où est né le 13 juin 1888 le poète portugais Fernando Pessoa  qui, dans ses  multiples dédoublements hétéronymiques, aurait peut-être été ravi de connaître les singularités belges, je me suis mis à imaginer: qu´en serait-il  si jamais il avait visité le Plat Pays? Peut-être eût-il inventé un nouvel hétéronyme, à la fois mélancolique et mangeur de frites aux relents hugoliens ou plutôt baudelairiens ou verlainiens. Quoi qu´il en soit-et toutes rêveries mises à part-, devant tout ce déchaînement de peinture, de musique, de poésie et d´humour, on ne peut que rester ébloui par la fantaisie de Patrick Roegiers.
On ne cesse d´admirer ce talent- que j´ oserais dire inouï- qu´ont les Belges de ne pas se prendre au sérieux, de brocarder leurs propres mœurs et ce malgré les menaces de scission du pays, tiraillé par les querelles entre Wallons et Flamands. À vrai dire, on lit  Le bonheur des Belges, roman torrentiel ou torrentueux, comme on admire un beau tableau ou l´on entend une belle symphonie.
 La juste mesure de la différence entre la Belgique et la France est peut-être exprimée dans une courte interview que Patrick Roegiers a accordée à France info lors de la parution de ce roman : « La différence entre la langue française et la langue belge qui n´existe pas est que la langue belge est la langue du son alors que la langue française est la langue du sens». 
 Enfin, les lazzis que ces Belges sont toujours en train d´enfanter sont on ne peut plus atypiques. Aussi peut-on comprendre la phrase  du chanteur Arno, en guise de blague belge, reprise en épigraphe, au début de la troisième partie du Bonheur des Belges, lorsqu´il affirme : « La Belgique n´existe pas. Je le sais. J´y habite».

Patrick Roegiers, Le bonheur des Belges,  éditions Grasset, Paris, 2012.


P.S(le 19 octobre 2012)-L´actrice néerlandaise Sylvie Kristel, citée dans l´article, est décédée hier des suites d´un cancer, à l´âge de 60 ans.  


 

Aucun commentaire: