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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 29 décembre 2019

Chronique de janvier 2020.


Passeport pour «l´aventure révolutionnaire comme castration».

«C´était au temps où, chassé de ce Parti auquel j´avais donné ma vie, je me trouvais désert et comme déraciné…». Cette phrase, que l´on peut lire dans le roman- ou recueil de nouvelles ?-Faux passeports, traduit ce que fut le désarroi, l´angoisse et le désespoir des déçus du communisme. Il n´est jamais d´ailleurs inutile de rappeler qu´en français on a le même mot pour le participe passé du verbe «partir» et pour le nom exprimant l´association de personnes possédant des idées politiques communes. Or, le verbe partir a toujours fait bon ménage avec le parti communiste, en France, en Belgique, ou ailleurs.
Le roman Faux passeports –dont la collection Espace Nord (Impressions Nouvelles, Fédération Wallonie-Bruxelles) vient de faire paraître une nouvelle édition- a remporté le prix Goncourt en 1937, au moment où en Union Soviétique les procès de Moscou battaient leur plein. Il était signé Charles Plisnier, un Belge, le premier écrivain ne possédant pas la nationalité française à obtenir le prix le plus prestigieux des lettres françaises.
Né le 13 décembre 1896 à Ghlin, une commune intégrée plus tard dans la ville de Mons, Charles Plisnier était d´origine ouvrière par sa mère –qui travaillait dans une usine de confections – et bourgeoise par son père, un intellectuel populaire. Inscrit en droit à l´Université Libre de Bruxelles, il s´est fixé dans la capitale où il est devenu docteur en droit au barreau de la Cour d´Appel. Si l´un de ses combats majeurs fut celui de la plume- le moyen privilégié pour l´expression de ses idées, en écrivant d´abord des poèmes et un essai Réformisme ou Révolution (1921)-, un autre combat l´a accaparé pendant les années vingt : le communisme auquel il a adhéré avec un énorme engouement. Admirateur de la révolution russe, il a participé à cette époque à de divers congrès communistes en Belgique et à l´étranger. D´autre part, il a beaucoup plaidé la cause des ouvriers dans des procès où il a naturellement officié en tant qu´avocat. Néanmoins, convaincu de trotskisme, il fut exclu du parti communiste belge lors du congrès d´Anvers en 1928 alors qu´il était membre du Praesidium juridique international.
Déçu par le cours des événements, il n´a jamais cessé pour autant de mener un combat pour la justice et le sort des opprimés. Il a rallié le Parti Ouvrier Belge, de tendance socialiste ou social-démocrate et s´est ensuite converti au catholicisme sans avoir renié ses convictions socialistes. Ce parcours un tant soit peu hors norme a fait de Charles Plisnier, selon son neveu, le poète Charles Bertin, «un hérétique pour la majorité de ses contemporains». Après la seconde guerre mondiale, en 1945, il a participé au Congrès National Wallon où il a défendu sans ambages le rattachisme ou réunionisme, courant irrédentiste au sein du mouvement wallon qui prônait l´incorporation de la Wallonie dans le territoire français. Néanmoins, à la fin de sa vie, si l´on en croit sa Lettre Ouverte à ses concitoyens (publiée à titre posthume), il préconisait une solution fédéraliste tant pour la Belgique que pour l´Europe. Il est décédé à Bruxelles, à l´âge de 55 ans, le 17 juillet 1952.
Après l´expulsion du parti communiste, il a repris sa plume, mise en quelque sorte sous le boisseau pendant les années enthousiastes de ses engagements politiques. Il prenait l´écriture très au sérieux sans une once de dilettantisme. Pour lui, écrire, de son propre aveu, n´était pas un jeu. C´était, disait-il, le suicide d´un être qui se détruit pour s´accomplir. En moins de six ans, il a publié onze titres, surtout des poèmes aux accents quelque peu surréalistes. Pourtant, c´est dans le roman qu´il s´est véritablement taillé un succès, d´abord avec Mariages, en 1936, puis avec Faux passeports en 1937. 
Si Faux passeports est présenté comme un roman, on peut s´interroger si l´on n´est pas plutôt devant un recueil de nouvelles puisque le livre est divisé en cinq histoires qui racontent le vécu de cinq personnages différents. Toujours est-il que, selon la perspective, on peut le tenir pour un roman dans la mesure où il y a un fil conducteur qui relie toutes les histoires : la lutte pour l´idéal communiste, l´incapacité de mener à bout ce combat, et les contradictions entre l´idéologie et l´aspiration individuelle des combattants et militants communistes. En plus, quoique les histoires soient différentes elles semblent des pièces d´un même puzzle racontées par un seul narrateur. Le narrateur peut d´ailleurs être perçu comme le vrai personnage, dans l´ombre il est vrai (sauf dans le dernier chapitre), de l´intrigue. Il évoque tous les personnages comme des souvenirs de son expérience en tant que militant communiste. Le livre a d´ailleurs un sous-titre éloquent : Souvenirs d´un agitateur.
Dans la première histoire, Maurer, le narrateur reçoit une visite d´une bourgeoise espagnole, Pilar Guilhen y Arlaga, qu´il avait autrefois connue à Genève, lors d´un congrès d´étudiants socialistes, une emmerdeuse qui déclarait la guerre aux centristes, aux défaitistes, aux conciliateurs. Pilar lui demande ses services en tant qu´avocat pour sortir de prison Santiago Maurer, un anarcho-syndicaliste, son amant. Pilar avait tout sacrifié pour l´amour de Maurer, mais bien qu´il l´aimât aussi, elle n´était rien d´autre, pour lui, qu´une «parvenue de la misère» comme il y a de nouveaux riches. Comme l´a si bien écrit le grand écrivain belge Pierre Mertens, dans la postface de l´œuvre (un texte de 1991 repris pour cette édition) : «Sacré Plisnier ! En 1937, il nous décrit déjà l´aventure révolutionnaire comme castration». Dans un roman où les femmes sont, en général, plus héroïques que les hommes, comme on le constate aussi avec Carlotta dans la troisième histoire, l´exception semble en être Ditka, l´héroïne de la deuxième histoire, non qu´elle manque de courage, mais la mutilation physique dont elle fait l´objet et son destin funèbre la placent dans le rôle de celles qui ont donné leur corps pour la révolution. Si la quatrième histoire, «Corvelise», nous raconte l´aventure édifiante d´un sosie qui pousse la ressemblance à son héros jusqu´à mourir à sa place, la dernière- qui est aussi la plus longue – nous dépeint le terrible sort d´un dirigeant communiste haut placé, Iégor, qui est victime des procès de Moscou et du système qu´il a servi avec la ferveur ou -on dirait ironiquement mais non sans raison- la foi du révolutionnaire. Le narrateur-qui sort plutôt de l´ombre dans cette dernière histoire -, qui s´est souvent affronté à Iégor, essaie à tout prix de le sauver en arguant qu´il déjeunait avec lui dans l´hôtel Bristol à Salzbourg au moment où, d´après la confession d´Iégor lui-même, celui-ci rencontrait Trotski à Oslo. Un rendez-vous où Trotski lui aurait ordonné de déchaîner la terreur sur les maîtres de Moscou. Le narrateur clame à la supercherie, à un coup monté, à des pièces à conviction fabriquées, mais le seul témoin de leur déjeuner-  auquel il a rendu visite- le dément et lui affirme qu´il a dû rêver…C´est qu´un vrai communiste se doit de tout sacrifier à l´intérêt du parti, s´il le faut en avouant des crimes qu´il n´a pas commis. La clé de cette fidélité aveugle d´Iégor au parti on l´avait déjà décelée avant son procès lorsqu´il avait justifié devant le narrateur, la condamnation et l´exécution de Korochenko : «Le parti n´est pas plus une maison que ne l´est l´Église. Il y a les maisons du parti, comme il y a les maisons de l´Église. Comme l´Église, le parti figure une communauté de chair et d´esprit. On appartient au parti comme les cellules vivantes appartiennent au corps vivant. Lui appartenir, est-ce assez dire ? Non, on le forme ; on est lui. Qu´il existe ainsi un peu par vous interdit d´oublier une seconde, une fraction d´instant, qu´on lui doit tout, tout, tout, exactement. La vie, camarade ? La vie, oui. Et plus que la vie : la conscience qu´on a de la vie, l´idée qu´on se forme de soi. Vous appelez cela la dignité de l´homme, l´honneur de l´âme ? Soit. On doit cela au parti».
Pierre Mertens affirme, dans la postface citée plus haut, que ce récit est un des tout premiers à décoder les mécanismes des procès de Moscou et le rituel délétère des «aveux spontanés», des êtres revendiquant une abjection imaginaire, une extravagance dans le sadomasochisme : «Il y aurait donc un héroïsme qui consisterait à accepter pour soi-même l´iniquité absolue ? De l´avoir cru, des milliers d´hommes se sont offerts au couteau au sacrificateur. On se croirait transporté chez les Mayas ou des Aztèques livrés à un cérémonial conjuratoire».  Pierre Mertens attire aussi l´attention sur l´anticipation remarquable que Charles Plisnier a su entrevoir : «Mais cela se passe au vingtième siècle, sur un autel contemporain, et un écrivain belge nous en parle dès 1937, à une époque où l´Europe s´autorise l´aveuglement sur tous les périls qui la menacent…Chapeau bas devant pareille «anticipation !»».
Si le communisme a pu survivre, en Urss et plus tard dans les pays de l´Europe de l´Est c´est aussi, parmi beaucoup d´autres choses, par le maniement de la langue de bois où les staliniens en particulier excellaient, comme nous le rappelait Predrag Matvejevitch (1932-2017) en 1996 dans son essai Le monde «ex» : «On pouvait reconnaître les staliniens à leur manière de parler et de gesticuler(…)Sûre d´elle-même, la langue de bois semble rassurante. Elle préfère le général au particulier, se soucie plus du quantitatif que du qualitatif. Elle n´est nullement gênée par ses répétitions, qui l´aident à convaincre, par ses accumulations, qui semblent la confirmer. Son vocabulaire est restreint, et le jugement en est relatif. Ses métaphores sont élémentaires («les ingénieurs des âmes») et des conclusions réductives. Cette langue ignore l´ironie. Elle remplace cette dernière par la caricature. Elle substitue au reproche ou au refus la menace ou la vitupération».  
La question de l´ironie est assez pertinente. En effet, l´ironie fut un des moyens dont certains se sont servis pour éluder la répression et la censure dans les régimes totalitaires. Certes, d´ironie (et d´humour) il n´est point de trace dans Faux passeports et Charles Plisnier ne vivait pas sous un régime totalitaire, mais si je mentionne ici l´ironie c´est parce qu´elle est au cœur de l´œuvre de l´écrivain franco-tchèque Milan Kundera. Or, en 2012, Pierre-Étienne Vandamme, de l´Université Catholique de Louvain, a écrit un essai fort intéressant dans La Revue Générale (nº 3 -148ème année) intitulé «La modernité insoupçonnée de Charles Plisnier-relecture de Faux passeports à la lumière de Milan Kundera».
Si, comme l´affirme Pierre-Étienne Vandamme, Kundera établit un lien entre lyrisme, poésie et terreur, qui ne s’applique sans doute pas à la production poétique de Plisnier, ses réflexions sur le roman apportent par contre un éclairage nouveau sur ce qui, chez l´écrivain belge, est latent, non théorisé, à savoir le pouvoir – voire la fonction – critique du roman, dont Faux Passeports constitue un exemple paradigmatique. Selon Pierre-Étienne Vandamme, le roman rechigne à livrer un message positif, une conclusion univoque et stable. Cette incertitude, à en croire Milan Kundera, résulterait du rire du romancier qui, ne prenant rien trop au sérieux, met tout en question, n’a pas peur de dévaster le champ de nos illusions, de nos croyances, de nos convictions. Le choix de l´ironie-écrit Kundera dans L´art du roman-se justifie parce qu´il nous prive des certitudes en dévoilant le monde comme ambiguïté et en témoignant de la légèreté de l´être. Pourtant, comme le souligne encore Pierre-Étienne Vandamme : «Ce rire absolu, radicalement relativiste, du romancier franco-tchèque, très fécond sur le plan de la critique et donc, à ses yeux, du roman, s’avère intenable d’un point de vue éthique, où l’on ne peut manquer de prendre certaines valeurs au sérieux. Or, si son retour de l’idéologie communiste s’accompagne d’un soupçon radical porté sur la politique, il n’en va pas de même pour Plisnier qui, lui, poursuit la lutte pour la justice, la liberté, l’équité, la démocratie, autant de valeurs « sacralisées » et prises au sérieux. C’est sur ce terrain que se joue l’opposition majeure entre ces deux écrivains, incarnant les deux grandes postures intellectuelles radicales qui traversent la modernité occidentale : l’universalisme et le relativisme, positions qui, contrairement à ce qu’on est tenté de penser en première analyse, ne s’épuisent pas dans leur antagonisme radical, mais se complètent plutôt, étant toutes deux intenables isolées l’une de l’autre. »Plus loin, l´universitaire belge ajoute quelques réflexions sur la figure et l´œuvre de Charles Plisnier: «Sa conversion tardive au christianisme ne résulta nullement d’une crainte du doute, d’un besoin de sécurité, d’un sursaut dogmatique. Il s’agissait plutôt d’une nouvelle incarnation de cette foi critique qui nourrissait son engagement pratique. Et c’est sans doute là que réside tout l’intérêt que revêt encore l’œuvre de Plisnier : dans l’articulation périlleuse de la pensée – donc du doute – et de l’action».  
D´une incomparable modernité quatre-vingts ans après sa parution, Faux passeports est le roman de la destruction d´une espérance collective, une espérance qui a nourri, de par le monde, les rêves de milliers d´ouvriers et de travailleurs exploités, une espérance qui s´est malheureusement effondrée dans le sang et dans la terreur. De cette plaie, il en reste néanmoins le souvenir de quelques hommes épris de justice et pétris d´humanisme qui, comme Charles Plisnier, ont immortalisé de leur plume la mémoire de ceux qui ont cru aux lendemains qui finalement n´ont pas chanté. 

Charles Plisnier, Faux Passeports, postface de Pierre Mertens, collection Espace Nord, Impressions Nouvelles, Fédération Wallonie-Bruxelles, septembre 2019.

jeudi 5 décembre 2019

Article pour Le Petit Journal Lisbonne.

Vous pouvez lire sur l´édition Lisbonne du Petit Journal mon article sur le roman Les petits de Décembre de Kaouther Adimi aux éditions du Seuil.
 

vendredi 29 novembre 2019

Chronique de décembre 2019.


Le génie de Sigismund Krzyzanowski. 

L´éditeur russe Vadim Perelmouter a raconté un jour comment, en fouillant dans les archives littéraires centrales de Moscou, du temps de l´Union Soviétique, vers 1976, il a découvert par hasard les écrits –plus de trois mille pages-de Sigismund Krzyzanowski, un écrivain tombé dans l´oubli, à telle enseigne que, mort le 28 décembre 1950 des suites d´un infarctus-et enterré le jour de l´An –, sa tombe reste jusqu´à ce jour introuvable. C´est toujours Vadim Perelmouter qui a avancé une raison pour ce mystère : «Ce jour-là, il faisait un froid d´enfer. Peut-être est-ce pour cela que les rares survivants de ce cortège ne se souviennent plus de la route menant au cimetière». Les derniers mois de sa vie ont d´ailleurs été fort pénibles puisqu´en mai il fut victime d´une attaque de tétanie qui a atteint la partie du cerveau qui régit le système des signes. Aussi a-t-il perdu l´usage de l´alphabet. Qui était au fait cet écrivain sui generis– considéré par le poète Gueorgui Chengueli comme «un génie négligé par son temps» -qui a acquis une somme de connaissances dans les domaines les plus divers- astronomie, mathématiques, littérature européenne, philosophie, linguistique-et qui a néanmoins toujours vécu –un peu à l´aune de son œuvre, d´ailleurs -sous un équilibre fort instable ?
Sigismund Dominikovitch Krzyzanovski (Сигизмунд Доминикович Кржижановский en russe) a vu le jour le 30 janvier 1887 (le 11 février, selon le calendrier grégorien) à Kiev, au sein d´une famille polonaise. Sa langue maternelle était donc le polonais, mais ceci ne l´a pas empêché de s´attacher profondément à la langue russe dans laquelle il écrirait plus tard tous ses livres. Il fut un enfant tardif tant et si bien qu´il avait des nièces plus âgées que lui. La plus jeune de ses sœurs était son aînée de dix-huit ans. Les rapports avec son père-un comptable- ont été plutôt distants -quoiqu´il eût ironiquement hérité de son géniteur le goût pour les boissons alcoolisées-alors qu´il vouait à sa mère une énorme admiration. Cette différence de rapports entre son père et sa mère allait en quelque sorte influencer plus tard ses écrits puisque ses héros se souviennent toujours de leur mère et très peu ou jamais de leur père. Dans sa ville natale, il a effectué des études de droit, mais, sa curiosité, on l´a vu, l´a poussé à développer son savoir en d´autres domaines, notamment la philologie et la philosophie qu´il a également étudiées. En 1912, à l âge de vingt-cinq ans, il a fait un périple intellectuel –lui, un homme cosmopolite, maîtrisant plusieurs langues étrangères, mais qui n´a pourtant jamais caché, comme je l´ai écrit plus haut, son amour pour la langue russe- par des villes et de grandes universités européennes (Paris, Milan, Heidelberg…) où il s´est frotté au bouillonnement des idées qui y germaient et qui sous-tendaient les différents courants de pensée qui s´y affrontaient : kantien, néo-kantien, nietzschéen, socialo-utopiste, anthroposophiste entre autres.
Dès son retour, il a commencé à travailler, vers 1914, en tant qu´assistant dans un cabinet d´avocat et dans un tribunal (il s´occupait d´expertises graphologiques). C´est l´année où la Grande Guerre a éclaté, une guerre qui a vraiment sonné le glas de toute conception du monde et de tout appareil philosophique et idéologique venant du dix-neuvième siècle. C´est ce conflit, qui a élevé le nationalisme à son paroxysme, qui a effectivement marqué le réel début du vingtième siècle. En Russie, il a également représenté la fin d´un monde : la chute du tsarisme et l´avènement de la révolution bolchevique. Aurait-il été mobilisé ? Aurait-il combattu ? Nul ne le sait vraiment. Ses carnets ne portent aucune trace de cette période. Sur la nouvelle phase de la vie politique de son pays, il a quand même affirmé ce qui suit : « La révolution ? Une accélération de faits que l’esprit ne parvient pas à suivre ». Au sortir de la guerre, il a fréquenté les milieux intellectuels et surtout universitaires grâce aux conférences qu´il a données et aux discussions qu´il a animées au Conservatoire dramatique et à l´Institut musical, suivies par un public enthousiaste.
C´était l´époque où –malgré la guerre civile entre les Rouges et les Blancs- le pays, surtout à Moscou, vivait en plein essor culturel et où la terreur bolchevique n´avait pas encore muselé la parole des intellectuels et des artistes. Comme nous le rappellent les historiens Mathilde Aycard et Pierre Vallaud dans leur ouvrage Russie, révolutions et stalinisme (1) : «Dans la littérature et l´art prolifèrent de nombreuses initiatives expérimentales dans lesquelles s´affirme l´utopisme des années 1920. Une fièvre créatrice s´empare des artistes et autorise les projets les plus fous(…) À Moscou, qui commence à ravir à Petrograd son titre de capitale culturelle, des querelles littéraires se livrent dans les tavernes, les cafés littéraires, les amphithéâtres, au club universitaire…L´alcool coule à flots. Toute une génération brûle joyeusement sa vie dans la bohème». Des mouvements d´avant –garde font irruption sur scène qui se donnent comme but de créer un art prolétarien tout en clamant leur indépendance vis-à-vis du Parti. C´était le cas de mouvements comme Proletkoult (contraction de «culture prolétaire»). Cet idéal prolétarien, on le retrouvait naturellement dans les paroles de Lénine qui écrivait en octobre 1920 dans De la culture prolétarienne : «Dans la République soviétique des ouvriers et des paysans, tout l´enseignement, tant dans le domaine de l´éducation politique en général que, plus spécialement, dans celui de l´art, doit être pénétré de l´esprit de la lutte de classes du prolétariat pour la réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature, c´est-à-dire pour le renversement de la bourgeoisie, pour l´abolition des classes, pour la suppression de toute exploitation de l´homme par l´homme». Le prolétaire était le héros du régime, mais la conception qu´en avaient les artistes et les intellectuels n´épousait pas celle de l´homme politique…
C´est donc à l´époque de toute cette effervescence culturelle et politique que Sigismund Krzyzanowski a déménagé à Moscou, ville où il a vécu jusqu´à sa mort dans une chambre minuscule (d’une superficie de huit mètres carrés à peine) dans le quartier de l’Arbat. Il a connu dès ses premiers écrits le crayon rouge des décideurs qui a rendu impubliables la plupart de ses textes. Il n´a donc pratiquement pas publié de livre de son vivant, son œuvre étant connue grâce à la parution de quelques textes dans des revues littéraires. Il a survécu en donnant des conférences, en écrivant des articles et en enseignant quelques années au Studio Dramatique du metteur en scène Taïrov. Malgré les efforts de ses proches et l´enthousiasme de quelques écrivains et intellectuels qui l´évoquaient en des cercles restreints, il sombrait dans l´anonymat. Comme on peut lire sur le site de Verdier, son éditeur français : «Ce qui rend le destin littéraire de Krzyzanowski à ce point bouleversant (outre ce que cela représente de voir ainsi surgir du néant une œuvre complète), c’est peut-être précisément son invisibilité absolue, son inassimilation organique par son époque. Car cette époque fut, comme rarement, comme jamais peut-être, celle du maître Mot. La révolution d´Octobre et ses prolongements furent, avant toute chose, une prise de pouvoir sémantique. Sur le Mot, donc sur le Temps».
 « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’arithmétique, c’est l’algèbre de la vie » a-t-il écrit un jour. Aussi, sa prose, pleine de métaphores, allégories, paraboles, relevant du domaine de l´Utopie, de l´Uchronie, du fantastique ou de la science-fiction, est-elle inclassable. Son œuvre ne pouvait être comprise pas la révolution puisque elle n´était même pas une œuvre de dissidence politique, elle plongeait dans un univers souvent féerique qui n´était pas concevable par l´appareil totalitaire soviétique qui décortiquait les œuvres, d´abord à la lumière de la dichotomie littérature prolétarienne ou réalisme socialiste contre littérature bourgeoise ou dégénérée, puis en muselant et punissant toute dissidence avec, en dernière instance, la relégation dans le goulag. Or, Krzyzanovski faisait lui aussi, à sa guise, œuvre de dissidence, mais d´une dissidence en marge de tous les canons imaginés et mis en place par le système communiste soviétique. L´incompréhension que son œuvre aura suscitée et l´anonymat dans lequel il a sombré l´a peut-être sauvé de connaître le destin funeste d´autres dissidents comme Ossip Mandelstam, Isaac Babel ou Boris Pilniak.  
Cette perspective ne rejoint cependant pas celle de Vadim Perelmouter, son éditeur russe, pour qui Sigismund Krzyzanowski est le seul écrivain que l´on puisse classer comme écrivain de la catastrophe ou post-catastrophe :«Il ne proteste pas contre le monde. Il analyse de façon intellectuelle l´essence même de ce qui se passe. Il décortique toutes les contradictions logiques, éthiques de l´ensemble des représentations. Un écrivain de cette veine était donc beaucoup plus dangereux pour le système que des opposants puisqu´il montrait que ce système était contre nature. Krzyzanowski était quelqu´un qui avait compris très tôt et de façon très sûre qu´il serait écrivain. Il s´y est préparé de façon réfléchie et fort minutieuse. Il avait une approche raide, professionnelle, philosophique et logique tout en conservant un regard artistique sur le monde». Une analyse on ne peut plus intéressante, celle de Vadim Perelmouter, mais est-ce que les fonctionnaires soviétiques étaient-ils à même de déchiffrer la dangerosité du modèle d´écrivain que Krzyzanowski représentait ?
Curieusement, un épisode concernant un livre de l´auteur est récemment survenu et il ne nous aide pas à dissiper le mystère. En 2012, on a retrouvé un texte intitulé Rue Involontaire oublié au fond d´une réserve. Ce texte avait été restitué en 1995 aux archives à Moscou par le FSB (ex-KGB). Selon sa traductrice Catherine Perrel (le texte fut publié chez Verdier en 2014), si ce texte n´a pas valu à son auteur d´être arrêté, c´est peut-être parce que celui-ci portait par hasard le même nom qu´un grand révolutionnaire, ou parce qu´il était un écrivain tellement invisible que l´absence de reconnaissance dont il a tant souffert lui aura, à la fin, fini par sauver la vie. Pourtant, le plus probable –comme Catherine Perrel le raconte d´ailleurs en guise de préambule- c´est qu´une dactylo travaillant à la fois pour Krzyzanowski et pour Nikolaï Kliouev - poète paysan, lui aussi ukrainien, arrêté en 1934, sans doute en raison de son homosexualité, pour «rédaction et diffusion de littérature contre-révolutionnaire» et exécuté en 1937 – eût été arrêtée et tous ses papiers saisis.
Rue Involontaire est un des huit livres de Sigismund Krzyzanowski publiés jusqu´à présent par les éditions Verdier qui font depuis des années un remarquable travail de divulgation de l´œuvre de cet immense écrivain de langue russe. En se penchant sur n´importe quel ouvrage de  Krzyzanowski, on est pris de vertige par la fascination des mots et l´imagination prodigieuse de l´auteur. Souvenirs du futur, par exemple, est un récit de science –fiction dans la grande tradition de la Machine à explorer le temps. Souvenirs du futur est d´ailleurs le titre du livre que le héros du récit Maximilien Sterrer est censé écrire suite à son voyage expérimental à bord d´un «coupe-temps» qui l´a amené jusqu´en 1957 mais qui, au retour, l´a déposé en 1928. Il fallait avoir recours au fantastique, au féerique, au grotesque pour traduire la folie du monde soviétique. Ce récit peut être vu aussi comme un voyage initiatique où Maximilien Sterrer cherche à vaincre le temps, mais c´est un combat solitaire et sans gloire : nul ne croit à ses visions hormis ceux qui sont impuissants à changer l´avenir.
Dans un autre livre, Le retour de Münchhausen, Krzyzanowski s´inspire d´une figure du dix-huitième siècle, le Baron de Münchhausen, qui a combattu les Turcs dans l´armée russe, et le met en scène en 1921, aussitôt après l´écrasement de la révolte de Cronstadt par les bolcheviks. Désemparées, les puissances occidentales cherchent en effet quelqu´un pour expliquer les extravagances d´un pays que la révolution bolchevique a bouleversé. C´est le Baron qui s´en occupe, mais avec le langage du dix-huitième siècle, empreint de tournures et de mots devenus archaïques, et la mentalité et les habitudes désuètes du vieux personnage. Ce qu´il dit de la Russie laisse le monde entier ébahi, mais le baron fait quand même un tabac à tel point que le roi d´Angleterre veut le décorer, mais au moment de la cérémonie il disparaît. Seul un poète, ami de récente date qui avait mis en doute l’existence du Baron, réussit à comprendre : Münchhausen a définitivement regagné les pages de son livre, vaincu sur son propre terrain par la fiction du réel soviétique.  
Enfin, dans Le club des tueurs de lettres- le seul titre disponible en collection de poche -,il est question des dresseurs de mots, c´est-à-dire, les écrivains professionnels. Un groupe d´entre eux ont formé un club, une étrange petite société qui se réunit chaque samedi dans une chambre, une bibliothèque ascétique aux rayons vides. Chacun des tueurs de lettres va dérouler son récit dont aucune trace ne doit subsister…
 Un jour, le grand linguiste et philosophe Vladimir Toporov a déclaré qu´en lisant Sigismund Krzyzanowski il avait découvert que celui-ci avait anticipé et exposé les grandes théories à venir de la philosophie du langage de Heidegger. Selon Toporov, bien avant Heidegger, il eut la perception de la catastrophe survenant à la langue et de son devoir de préserver ce qu´il considère comme essentiel dans le langage.
La clé pour comprendre l´œuvre de Sigismund Krzyzanowski se trouve, d´après Vadim Perelmouter, dans l´essence de son réalisme expérimental. Cette philosophie de création n´a rien à voir avec le réalisme fantastique de Dostoïevski. D´ailleurs, Sigismund Krzyzanowski n´aimait pas le mot «fantastique». Il lui préférait le mot «fantasme», conçu comme l´envers de la réalité. La réalité est seulement ce que nous voyons et le fantasme en vérifie la solidité.
Un slaviste américain a interrogé un jour Vadim Perelmouter sur les raisons qui le poussaient à évoquer la théorie du réalisme expérimental de Sigismund Krzyzanowski étant donné qu´il n´en trouvait aucune trace dans l´œuvre de l´auteur. Vadim Perelmouter lui a répondu que c´aurait été un risque énorme pour l´auteur de coucher sa méthode sur le papier alors qu´il vivait sous un régime comme celui de l´Union Soviétique qui n´eût jamais toléré qu´il ne suive pas les méthodes officiellement préconisées. Krzyzanowski a donc préféré l´expliquer en citant d´autres écrivains, William Shakespeare et surtout Jonathan Swift, comme nous le rappelle Vadim Perelmouter : «Krzyzanowski a écrit que Swift ne faisait qu´une seule hypothèse fantastique. D´abord, il fait une expérience. Il présuppose que son héros se retrouve dans un pays où il est beaucoup plus grand que tous ceux qui l´entourent. Ensuite, il continue comme un réaliste rigoureux, logique et implacable. Son héros se conduit exactement comme il se conduirait dans la réalité. C´est la même chose plus tard quand le héros se retrouve plus petit que tous ce qui l´entoure. À nouveau, il se conduit exactement comme il se serait conduit dans la réalité. C´est une soi-disant réalité. C´est la même chose pour les héros de Shakespeare (…), il ne prétendait donc pas avoir fondé cette méthode. Il disait qu´il en était l´héritier. Il ne s´appuyait pas seulement sur des écrivains, mais aussi sur des philosophes comme Francis Bacon qui disait que nous ne faisons que consjoindre ou disjoindre les corps. Le reste, c´est la nature qui le fait. En citant la méthode de Swift et la phrase de Bacon, il a donné la clé qui permet de comprendre tous ses récits et nouvelles». Vadim Perelmouter en ajoute des exemples dans l´œuvre de Krzyzanowski : «Si l´on prend «La Superficine», il y a une hypothèse : on peut agrandir un espace minuscule, l´agrandir sans fin. Ensuite, le héros se conduit exactement comme si cela se passait en réalité. Et si l´on prend des textes plus grotesques, comme «La métaphysique articulaire» ou «La Houille jaune», c´est exactement la même chose. Il y a une hypothèse de départ, un homme qui veut accomplir quelque chose d´impossible. Et, ensuite, et lui  et les autres autour se conduisent comme si cela se passait en réalité».
Visionnaire, Sigismund Krzyzanowski fut un des écrivains les plus originaux que la littérature russe ait enfantés au vingtième siècle.

(1)Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, Russie, révolutions et stalinisme 1905-1953, collection Tempus (poche), éditions Perrin, Paris, mars 2015.
(2) Les huit titres de  Sigismund Krzyzanowski, traduits du russe, disponibles dans les éditions Verdier sont : Estampillé Moscou, Fantôme, Le club des tueurs de lettres, Le Marque-Page, Le Retour de Münchhausen, Le Thème étranger, Rue Involontaire et Souvenirs du futur. Les traducteurs de ces livres sont, dans le désordre, Catherine Perrel, Elena Rolland-Maïski, Luba Jurgenson, Claude Secharel, Anne Coldefy-Faucard, Anne Marie Tatsis-Botton, Zoé Andreyev. Quelques titres ont des préfaces de Catherine Perrel, Hélène Châtelain ou Vadim Perelmouter.    
      

lundi 4 novembre 2019

Le Prix Goncourt pour Jean-Paul Dubois.

 
Le Prix Goncourt 2019 a été attribué aujourd´hui à Jean-Paul Dubois pour son roman Tous les hommes n´habitent pas le monde de la même façon (Éditions de l´Olivier). 
Outre le lauréat, le dernier carré des auteurs en lice était composé cette année d'Amélie Nothomb (pour Soif, chez Albin Michel), Jean-Luc Coatalem (pour La part du fils, chez Stock) et Olivier Rolin (pour Extérieur monde, chez Gallimard). Jean-Paul Dubois a raflé la mise au deuxième tour du scrutin par 6 voix, contre 4 à Amélie Nothomb.

dimanche 3 novembre 2019

Centenaire de la naissance de Jorge de Sena et de Sophia de Mello Breyner Andresen.



 En ce début novembre, on signale au Portugal le centenaire de la naissance de deux grands écrivains  du vingtième siècle: Jorge de Sena,né le 2 novembre 1919 à Lisbonne et mort à Santa Barbara(États-Unis) le 4 juin 1978, et Sophia de Mello Breyner Andresen, née le 6 novembre 1919 à Porto et morte à Lisbonne le 2 juillet 2004.

Ils ont entretenu une correspondance et ont marqué de leur empreinte la littérature portugaise du vingtième siécle. Sophia de Mello Breyner Andresen, distinguée par le Prix Camões 1999, fut poétesse  et a également écrit des contes et des livres pour enfants. Jorge de Sena fut poète  mais aussi dramaturge, romancier(auteur de l´admirable Les Signes de feu), conteur, essayiste, critique et traducteur. Il a enseigné au Brésil et aux États-Unis. 

Sophia de Mello Breyner Andresen est publiée en français aux Éditions de la Différence et les oeuvres de Jorge de Sena ont été aussi traduites en français et publiées aux éditions Metailié et Albin Michel.
Deux noms majeurs de la littérature portugaise à découvrir ou à relire en cette année du centenaire.      


mardi 29 octobre 2019

Chronique de novembre 2019.


Morgan Sportès ou la «domination de la marchandise sur le monde». 

  En épigraphe de son roman Outremer, paru en 1989, l´écrivain français Morgan Sportès cite une phrase du philosophe danois Soren Kierkegaard tirée du Concept d´ironie : «Tout comme la philosophie commence par le doute, de même une vie digne, celle que nous qualifions d´humaine, commence par l´ironie». Pourquoi est-il question ici d´ironie ? L´ironie serait-elle une clé pour déchiffrer ce roman de Morgan Sportès ? Pas forcément. La phrase de Kierkegaard choisie par l´auteur de ce roman traduit peut-être l´idée que la vie n´est rien d´autre qu´une longue et éternelle ironie ou plutôt un rébus que nous nous évertuons à décrypter et dont la littérature n´est qu´un moyen de créer l´illusion que nous y parviendrons. Nous qui- comme le souligne l´anthropologue Claude Lévi-Strauss dans une autre épigraphe que porte ce roman – sommes le fruit d´un appareil de références complexes qui forment un système : conduites, motivations, jugements implicites que, par la suite, l´éducation vient confirmer par la vue réflexive qu´elle nous propose du devenir historique de notre civilisation. Nous nous déplaçons littéralement avec ce système de références. 
Né le 12 octobre 1947 à Alger, Morgan Sportès est fils d´un juif séfarade d´origine portugaise et d´une mère catholique bretonne qui a fini par sombrer dans le délire et l´antisémitisme, traitant son rejeton de «sale youpin» et «petite ordure». Cette tragédie personnelle qui a marqué son enfance ajoutait à la tragédie de la guerre d´Algérie- qui a éclaté alors qu´il n´avait que six ans- avec son cortège d´attentats et de déchirements entre les colons français et les fellaghas. Dans son roman Outremer, aux accents autobiographiques, il revient sur cette période de sa vie où un jeune homme ne peut que s´interroger sur ses origines, sur le sens de la vie, sur le coté où il fallait se ranger, aussi caricatural fût-il : «Dans le caricatural arbitraire social où il fallait fatalement me ranger-d´autant plus caricatural que j´avais pris la peine de naître dans une société coloniale où les oppositions, les manichéismes sont approfondis et grandis, comme par une loupe colossale ; où le heurt des classes est multiplié par celui des races, des religions, des cultures ; où la violence fait partie des institutions mêmes d´une société en guerre larvée ; jusqu´à ce qu´éclatât pour de vrai la guerre-dans cet univers donc, en noir et blanc, comme un damier d´échecs, où il semblait que chaque famille de pions, selon les attributs qui lui étaient imposés a priori, avait sa démarche préréglée, je ne savais guère à quel saint me vouer, dans quelle Sainte Famille, quelle tribu, me ranger».
Jusqu´à ce jour, Morgan Sportès a publié plus d´une vingtaine de livres, traduits en de nombreuses langues. Ses premiers romans ont attiré l´attention de personnalités comme Guy Debord(1931-1994), l´auteur de La Société du Spectacle et fondateur de l´Internationale Lettriste, puis de l´Internationale situationniste, ou Claude Lévi-Strauss (1908-2009), un anthropologue et philosophe français (né en Belgique) de renommée mondiale, comme chacun le sait. Ce dernier a qualifié l´ouvrage L´Appât qu´il avait beaucoup aimé- le septième de Morgan Sportès, paru en 1990 et porté à l´écran par Bertrand Tavernier en 1995, remportant l´Ours d´Or au Festival de Berlin-de livre policier anthropologique. Dans cet ouvrage, Morgan Sportès retrace l´histoire de Valérie Subra, une sorte de lolita qui allumait des hommes riches pour aider deux compères à les détrousser et les tuer.  
Tous les livres de Morgan Sportès, quel qu´en soit le sujet, cherchent à réfléchir sur l´Histoire et les idées reçues. L´auteur a affirmé il y a quelques années, dans un petit portrait de lui-même pour une émission de télévision, que ce qui était fondamental e à la base de tous ses livres c´était la domination de plus en plus grande de la marchandise sur le monde, une domination  qui était en train d´investir tous les secteurs.
En 2006, dans Maos, il s´en est pris aux militants de Mai 68. Ce roman nous raconte l´ histoire de Jérôme, un ancien maoïste qui en 1975 n´entonne plus «vive la révolution culturelle prolétarienne chinoise», ne pose plus de bombes, ne participe plus à des enlèvements et ne crie plus «victoire au Vietnam». Devenu sage, il a un bon emploi dans l´édition, un appartement, une fiancée et veut avoir des enfants. Les chiens hurlants du marxisme-léninisme deviennent les chiens couchants du nouveau capitalisme dont Jérôme est un chien de garde. Le problème c´est qu´il est rattrapé par son passé. Des anciens camarades, purs et durs, veulent le réintégrer dans leur bande pour «relancer la révolution mondiale». Le roman met en relief les dessous de la politique internationale des années 60/70 et s´interroge sur les manipulations qui sous-tendent ces petites formations politiques. Comme on peut lire dans la quatrième de couverture, ce roman est «un théâtre d´ombres où les individus se métamorphosent en pantins, en personnages d´un roman qui n´est pas le leur. Mais qui est le nôtre, celui de notre jeunesse». Ce roman a reçu le Prix Renaudot des Lycéens.
En 2008, c´est la Gauche Prolétarienne qui est visée dans le livre-enquête Ils ont tué Pierre Overney. Pierre Overney était un ouvrier maoïste qui avait 24 ans en 1972. Les petits chefs de la Gauche prolétarienne-organisation à laquelle appartenait le jeune ouvrier-l´ont envoyé en commando pour casser la gueule aux gardiens «fascistes» de l´usine Renault, à Boulogne-Billancourt. Or, une tragédie s´est produite quand un membre du service d´ordre a sorti son arme et Pierre Overney est occis d´une balle en plein cœur. C´était le 25 février de cette année-là où la politique de détente entre les États-Unis et la Chine rapprochait dans les affaires Richard Nixon de Mao Tsé –Toung. En même temps, en France, des groupements gauchistes s´en prenaient au Parti Communiste plutôt qu´au capitalisme lui-même, un parti Communiste à qui ils reprochaient de ne pas faire la révolution. Les nouvelles générations auront sans doute du mal à croire que lors des funérailles du jeune ouvrier plus de deux cent mille personnes ont défilé à Paris derrière le cercueil de cet inconnu parmi lesquelles des personnalités comme Jean-Luc Godard, Simone Signoret, Lionel Jospin et, inévitablement, Jean-Paul Sartre, un des maîtres à penser de la Gauche prolétarienne. Lors de l´enterrement de Pierre Overney, le philosophe Louis Althusser aurait dit que ce jour-là c´était le gauchisme que l´on enterrait. D´après Morgan Sportès, on peut se demander si ce n´était pas la gauche tout court qui était morte. Dans cet extraordinaire livre-enquête Ils ont tué Pierre Overney, on peut lire que la famille du jeune ouvrier maoïste, plus de trente ans après la tragédie, tenait toujours les pontes de la Gauche prolétarienne pour les responsables majeurs de sa mort.
Lors de la parution du roman L´Aveu de toi à moi (2010), Morgan Sportès a rappelé, dans un entretien accordé à Jean-Luc Douin pour le quotidien Le Monde, ses frasques d´étudiant à Paris VII, qu´il considérait un «repaire structuralo- maoïste». Il tapait sur les nerfs des petits gauchos, se promenant, tel un dandy, en tweed avec une grosse cravate et un parapluie vert : «je jouissais dans la provocation, le scandale, la dérision était mon pain quotidien. J'imitais très ironiquement un héros de Proust, Bloch (l'anti-Swann), juif parvenu, plutôt ridicule et vulgaire, qui ne s'exprimait qu'à la façon emphatique des héros de L'Iliade. Je ne marchais pas à leurs trucs, leurs lectures de textes par la grille de Lacan ou de Barthes. Moi, je lisais Chateaubriand et je passais pour un réac».
Dans ce roman L´Aveu de toi à moi, une vision politiquement incorrecte de l´Histoire, le protagoniste est un certain Rubi-inspiré par une figure que l´auteur nous assure avoir vraiment existée-, un homme qui fut tour à tour militant du Front Populaire et pétainiste, résistant, ami d´Aragon puis volontaire de la Waffen SS, par antigaullisme, enfin prisonnier à Dachau pour avoir déserté sa Sturmbrigade Frankreich, par objection de conscience. Le narrateur, un alter ego de Morgan Sportès, est rédacteur à Police Magazine, une feuille de chou, comme l´auteur le fut en son temps à la revue Détective. Le journaliste a alors une liaison avec une jeune femme qui n´est autre que la fille de Rubi.    
Inspiré par un crime réel, survenu en 2006, le roman Tout, tout de suite- que l´auteur a surnommé «conte de faits»- a paru en 2011 et fut couronné du Prix Interallié. En 2006, donc, dans la banlieue parisienne, un jeune homme est enlevé. Ses agresseurs l´ont choisi parce qu´il est juif et, par conséquent, d´après leur raisonnement étriqué, riche alors qu´il n´était qu´un vendeur de téléphones portables. Il finit assassiné après une séquestration de vingt –quatre jours. La bande criminelle hétéroclite est composée de chômeurs, livreurs de pizzas, lycéens, délinquants dont la plupart sont des musulmans (et pas mal de musulmans convertis, qui plus est). Ils sont obsédés par une pensée morbide : «Tout, tout de suite», comme si le temps filait entre leurs doigts. Morgan Sportès reconstitue le parcours dément de la bande sans émettre le moindre jugement. À travers les dialogues des personnages, s´étale au grand jour un portrait de la barbarie qui étouffe nos sociétés contemporaines.
En 2017, est publié le roman historique Le ciel ne parle pas qui n´a malheureusement pas eu l´accueil qu´il aurait mérité alors qu´il met en exergue l´intolérance religieuse –certes, au Japon du XVIIème siècle –, un thème qui logiquement aurait dû attirer l´attention de la critique et du public. L´histoire se déroule à un moment où les  missionnaires chrétiens qui étaient nombreux à l´époque au pays du Soleil Levant-Le Japon avait en ce temps-là autour de 300 mille chrétiens pour une population totale de 20 millions d´habitants- commencent à devenir suspects aux yeux des shoguns Tokugawa qui dirigent le pays. Le sud du Japon est en train de se muer en un terrain où s´affrontent les grands intérêts impérialistes dont celui de la toute-puissante Espagne qui avait réussi à convertir le Mexique à la foi chrétienne. On craignait bien qu´elle n´en fasse de même au Japon et en Chine. Malgré la persécution et les tortures dont les chrétiens sont victimes aux mains de l´Inquisition japonaise, les chrétiens continuent à débarquer au Japon puisque, dans leur ferveur religieuse atteignant souvent le paroxysme, ils croient vraiment aller au paradis après leur mort physique. Un cas très particulier est néanmoins celui du jeune jésuite portugais Christovão Ferreira qui débarque à Nagasaki en 1609. Il est arrêté, torturé et placé devant un dilemme à la suite d´une proposition qui lui est adressée : mourir en martyr ou apostasier et travailler dans les rangs de l´Inquisition nippone. Or, il va non seulement renoncer à sa foi, mais il est obligé par-dessus le marché de se marier et contribuera énormément à la traque, à la torture et aux interrogatoires de ceux qui professent la croyance qu´il avait abjurée. Morgan Sportès a réussi à raconter cette histoire terrifiante en y introduisant quand même une dose d´humour grinçant, ce qui n´était pas facile et c´est tout à son honneur. Dans Le ciel ne parle pas, l´auteur a renoué avec sa passion pour l´Extrême-Orient qui nous avait déjà valu par le passé de très bons livres comme Siam (1982), son tout premier roman, sur ses "dérives", came et filles, en Thaïlande, fable sur la marchandisation du monde ; Pour la plus grande gloire de Dieu (1995), roman sur le Siam au XVIIe siècle ; Tonkinoise (1995), roman historique sur l'Indochine du temps de Pétain et  Rue du Japon (1999), confession sur ses « liaisons dangereuses » avec une femme japonaise. 
 Son dernier livre en date s´intitule Si je t´oublie, paru le 21 août aux éditions Fayard. Ce roman fort et émouvant, qui reprend en filigrane et d´une autre perspective deux personnages du roman L´Aveu de toi à moi, est un hommage posthume à une femme-Aude, fille du Français qui s´était autrefois engagé dans la Waffen SS - qu´il n´a pas su aimer. Antiquaire, elle meurt lentement d´un cancer. Il l´accompagne jusqu´à son dernier soupir et essaie de reconstituer ce que fut leur vie de couple constamment désuni. Il évoque leur jeunesse d´étudiants dans un Paris en ébullition de la fin des années soixante où les différents groupuscules de gauche épousaient l´air de temps, en prenant d´assaut les milieux universitaires et ouvriers et en émaillant leurs discours d´une phraséologie torrentielle où les références théoriques –souvent un tant soit peu amphigouriques-sous-tendaient leurs lubies. C´est un hommage plein de références littéraires : Les Sermons de Bossuet, des tomes de À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, Le Journal de Viktor Klemperer, Si c´est un homme de Primo Levi. Dialogue entre un vivant et sa bien-aimée qui est morte, Si je t´oublie est l´histoire d´un amour qui n´ose pas dire son nom, mais qui se manifeste dans chaque geste quotidien, dans chaque phrase d´un livre lu ensemble. À la fin de sa vie, elle lui demande de l´épouser, histoire, pour elle, de continuer à veiller sur lui. Ils ne seront mari et femme que pendant deux courtes heures… Comme l´a si bien écrit Bertrand Leclair dans une chronique sur ce livre dans l´édition du 27 septembre du Monde des Livres, Morgan Sportès est –on l´a déjà vu plus haut, d´ailleurs-est un amateur d´archives et d´enquêtes policières. Pourtant, toujours selon Bertrand Leclair, «ce journal de deuil lui permet pour la première fois de  retourner contre lui cette capacité à traquer la vérité à la croisée de tous les discours, de toutes les manières possibles de se raconter une histoire, à son avantage ou non. La complexité niche dans les détails, et c’est bien pourquoi Sportès déconstruit son propre récit à trois étages et autant de points de vue : le narrateur est tout à la fois le témoin (assistant Aude jour après jour), l’acteur (traversé des réminiscences de leurs multiples retrouvailles et séparations) et l’enquêteur scrupuleux qui n’ignore rien des agissements et pensées secrètes des deux premiers».
Une des meilleures définitions de l´œuvre de Morgan Sportès, on peut la trouver sous la plume de François Eychart dans un article publié dans Les Lettres Françaises, en octobre 2017, après la parution du roman Le ciel ne parle pas : «Les romans de Morgan Sportès ne sont pas des exercices destinés à montrer les capacités de l’auteur. Ils sont une sorte de plongée dans les infections de notre monde, une chronique de sa marche chaotique qui finira bien par déboucher sur le pire, tant l’équilibre entre la raison et l’aventurisme est devenu instable. Sportès ne craint pas de déranger, un peu comme ces philosophes matérialistes du XVIIIe siècle qui ne pouvaient s’empêcher de mettre en lumière, non pas les malheurs de leur temps, ce qui était admis, mais leurs causes, ce qui était moins conseillé».
Guy Debord et Claude Lévi-Strauss avaient vu juste. Ils ont flairé dès le début l´énorme talent de Morgan Sportès, un auteur qui ne peut que forcer l´admiration puisqu´il est sans l´ombre d´un doute, quoi qu´en pensent les coteries littéraires parisianistes, un des tout premiers écrivains français vivants. 
     
Principaux livres de Morgan Sportès cités :

Outremer, éditions Grasset, 1989.
L ´Appât, éditions du Seuil, 1990 ; collection Points (poche), 1995.
Maos, éditions Grasset, 2006.
Ils ont tué Pierre Overney, 2008, nouvelle édition : collection Pluriel, Fayard, 2017.
L´aveu de toi à moi, éditions Fayard, 2010.
Tout, tout de suite, éditions Fayard, 2011 (Le Livre de Poche, 2012).
Le ciel ne parle pas, Éditions Fayard, 2017(Le Livre de Poche, octobre 2019).
Dernier livre en date :
Morgan Sportès, Si je t´oublie, éditions Fayard, Paris, août 2019.