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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 26 février 2014

Chronique de mars 2014



 

   

Pierre Assouline et l´enclave française de Sigmaringen.

Si la dernière rentrée de septembre nous a  laissés sur notre faim avec, à quelques exceptions près, très peu de livres véritablement dignes de susciter l´enthousiasme des lecteurs, cette rentrée d´hiver 2014 nous présente des œuvres autrement intéressantes.
Lola Lafon, Maylis de Kérangal, Jean Rouaud, Guy Scarpetta, Andreï Makine ou Bernard Quiriny sont quelques-uns des auteurs qui ont défrayé la chronique en ce début d´année auxquels on se doit d´ajouter le nom de  Pierre Assouline qui dans son dernier roman-Sigmaringen- nous livre un mélange de réalité et fiction doublé d´une passionnante réflexion sur un des épisodes les plus saugrenus survenus à la fin de la seconde guerre mondiale : l´exil du gouvernement collaborationniste du maréchal Pétain et tout le saint-frusquin vichyste à Sigmaringen, ville située dans le sud de l´Allemagne,  dans le Land de Bade-Wurtemberg, sur le Danube.
Pierre Assouline, journaliste et écrivain français, né le 17 avril 1953 à Casablanca, au Maroc, du temps du protectorat, aime bien relever ce genre de défi. Tenant sa plume régulièrement dans La République des Livres, un des blogs littéraires les plus populaires  en France, auteur d´une foule de biographies de personnalités aussi diverses que Gaston Gallimard, Albert Londres, Hergé, Georges Simenon ou Henri Cartier-Bresson, ou de romans qui interrogent le passé français du vingtième siècle comme La cliente ou  Lutetia, Pierre Assouline ne se prive pas de questionner les idées reçues ce qui lui a valu pas mal de polémiques et quelques inimitiés. Pourtant, dans le meilleur esprit du journalisme qui dérange en quête de la vérité, il poursuit  son bonhomme de chemin sans trop se soucier du tollé qui pourrait en advenir.
Sigmaringen est un roman qui exhume donc-on l´a vu plus haut-  l´épisode grotesque et aux accents d´opérette de l´exil du gouvernement de Vichy en septembre 1944- alors que les Alliés avaient  déjà débarqué en France- à Sigmaringen, un exil de près de deux mille personnes, dont des miliciens et des intellectuels comme Lucien Rebatet ou un certain docteur Destouches, connu en pays littéraire comme le célèbre écrivain Céline. Les hôtes les plus importants-le Maréchal et son entourage- ont été logés au château des Hohenzollern, réquisitionné  par le régime nazi, les autres aux hôtels Bären et Löwen. Ce gouvernement n´était dirigé ni  par le Maréchal ni par Pierre Laval mais par une commission gouvernementale commandée par Fernand de Brinon.  Le château était officiellement un territoire français tant et si bien que les visiteurs pour y accéder étaient  tenus de présenter une pièce d´identité. Quoi qu´il en soit, les Français étaient toujours sous surveillance allemande puisque des militaires allemands étaient eux aussi installés dans le château.
Les princes de Hohenzollern ont dû déménager, mais les serviteurs sont restés et dans la fiction d´Assouline c´est le majordome Julius Stein qui tient le fil de la narration. Héritier d´une lignée de  majordomes-son père avait déjà servi les Hohenzollern ainsi que son oncle Oelker qui vit toujours dans le château-Stein est un homme cultivé qui a suivi des études supérieures de musique et une formation complémentaire à l´école de chant de Cologne, et qui ne porte pas à proprement parler les Nazis dans le cœur. Au cours de l´histoire on apprendra par ailleurs  qu´en 1933 il est passé à côté d´un grande carrière de chanteur lyrique rien que pour avoir refusé de se produire un soir, ceci pour la simple raison que le piano de l´accompagnatrice était un Bechstein ce qui l´avait renvoyé à un souvenir atroce qu´il explique en quelques lignes à l´intendante française Jeanne Wolfermann: « En découvrant le nom incrusté dans le couvercle dans le couvercle au-dessus de la barre de dièse, des images m´avaient assailli : Hélène Bechstein, sympathisante nazie de la première heure, celle qui avait appris à Hitler à se tenir en société, l´avait présenté aux personnalités  les plus influentes, celle qui finança le journal de son parti le Völkischer Beobachter. En lisant ce nom incrusté dans le cylindre, j´entendais la voix de cette femme l´appeler «Wolf». Or, on ne peut pas transmettre ce qu´on entend à partir d´une phrase obscure. Le visage livide, je me suis enfui de la salle de concerts sans un mot d´explication(…) je ne chanterais plus tant qu´ils seraient là. Tout concert public en dehors d´une enceinte religieuse est un hommage au pouvoir qui accorde le droit d´exister à ses conditions. Ils apprécient la musique, eux ?  Disons qu´ils aiment le bruit qu´elle fait» (pages 252-253).
Stein est suspecté d´espionnage par Abetz, l´ancien ambassadeur d´Allemagne à Paris, mais ce n´est pas lui l´espion au château. Stein sert les nouveaux venus, voit, écoute et sait tout.  Tous se méfient les uns des autres. Parmi les Français, les intrigues s´accentuent au fil des jours et la haine qu´ils se vouent n´est point dissimulable. Dans chaque attitude perce une aversion pour  tous ceux qui ne sont pas du même bord. C´est très peu ou nullement la splendeur et beaucoup la misère de la politique qui est étalée au grand jour.  Pétain ne peut  croiser Laval dans le couloir et untel ne peut rencontrer un autre dans le même escalier.  L´outrecuidance de Brinon et les quolibets qu´il adresse à autrui cachent au fond un président d´opérette. La bienséance n´est de mise qu´en apparence, puisqu´en cachette on ne se prive pas de déroger à ses règles les plus élémentaires comme le prouve la disparition à un moment donné de certaines fourchettes qui sont finalement retrouvées. Pour couronner le tout, on organise des conférences, histoire de prouver que les Français tiennent toujours le haut du pavé. On y voit discourir entre autres le chef des fascistes belges Léon Degrelle.
Le maréchal Pétain s´enfermait dans un certain mutisme et dans la solitude qu´il ne brisait que rarement par des promenades : «Il s´abstenait même d´envoyer et de recevoir des lettres. Il n´avait pas de contact avec les Français de la région, si ce n´est les paroles de sympathie et de compassion qu´il adressait aux ouvriers du travail obligatoire et aux prisonniers qu´il croisait dans ses promenades. Son absence du monde ne souffrait guère de compromis. Le monde, il le voyait de la grande terrasse du château qui surplombait la région ; sans illusions, il savait qu´en quittant le paysage de l´Allier pour celui du Wurtemberg il n´éprouverait aucune hausse d´infini. Tout à son incarnation de la légitimité, il se refusait à diriger quoi que ce fût en dehors du sol français. Le vrai et non celui de pacotille» (pages 99-100). Le trouvant souvent plongé dans la lecture, surtout de Mémoires, alors qu´il lui montait son petit-déjeuner, Stein a osé lui demander un jour s´il ne lui avait pas pris l´envie d´en écrire les siens. Surpris, le maréchal lui a répondu : «Pourquoi diable voulez-vous que j´écrive mes Mémoires ? Je n´ai rien à cacher…».
Une des scènes les plus intéressantes du roman est celle où l´on décrit le moment où Céline entre dans un café de la ville avec sa mine négligée : «Soudain, un individu de grande taille, voûté, maigre mais solide, frappant par son regard halluciné, entra dans le café, provoquant, par sa seule présence magnétique, des murmures et des regards par en dessous. Il est vrai que son accoutrement ne passait pas inaperçu, même dans cette ville qui en avait vu d´autres ces derniers temps : deux canadiennes superposées qui ne tenaient que par leur crasse fermées par une ficelle pour toute ceinture, des moufles attachées autour du cou par des épingles doubles, un pantalon trop large, une casquette de chauffeur de locomotive vissée sur la tête, une gibecière en bandoulière et dans une musette un chat, dont la tête émergeait de la boutonnière…»(page 146). Un milicien interloqué n´a pu s´empêcher d´exprimer : «C´est ça, le grand écrivain fasciste, le prophète génial ?».
Les Français n´étaient pas vus d´un bon œil  par les habitants de Sigmaringen. Ils étaient les représentants d´un certaine France, mais une France qui n´honorait pas son Histoire, une France qui, comme nous le rappelle l´ancien et respectable majordome Oelker, oncle de Julius Stein, avaient mieux vécu l´occupation de leur pays que sa libération : «Ils sont plus fascistes que la plupart des Allemands de cette ville. Comment ont-ils pu imaginer être reçus en martyrs et en héros alors que le peuple allemand se considère déjà comme martyr et héros ? Ces gens nous ont apporté la guerre. Nous étions protégés, à Sigmaringen. Il a fallu qu´ils viennent nous apporter la mort. Oui, la mort. Il a fallu que l´on nous envoie les plus mauvais des Français, des Français proallemands dans le pire sens du terme, car rien n´est pire que ce qu´ils croient aimer en nous. Notre part maudite, notre folie collective… » (pages 154-155).
Pierre Assouline a su se servir de la fiction pour apporter encore une réflexion sur une période sombre de l´Histoire de France. En faisant d´un Allemand, plutôt francophile il est vrai, le narrateur du roman, il a voulu assurer un regard  du dehors à une parodie française découlant d´une des plus grandes tragédies de l´Histoire de France : la collaboration et la «révolution nationale» incarnée par le régime de Vichy. Pierre Assouline  a réussi son pari et signé avec ce coup d´éclat un de ses meilleurs romans.  A la fin, le lecteur peut retrouver une annexe intitulée «Ce qu´ils sont devenus» où l´on peut connaître le sort des principales figures historiques qui font irruption dans cette fiction.  Je voudrais réserver un petit mot à la longue liste de reconnaissance de dettes, une liste témoignant du travail de recherche entrepris par l´auteur et de sa philosophie que l´on ne peut que saluer : la fiction n´est pas que le fruit  de simples lubies d´un écrivain puisque ce que nous avons lu nourrit notre imagination et notre mémoire. La plume de l´écrivain n´en sort que renforcée.  
Tout pays a des zones d´ombre dans son passé, tout pays doit exorciser ses démons et doit faire un travail de mémoire aussi douloureux soit-il.  Ce travail doit être continuel et pédagogique puisque l´histoire n´est d´ordinaire qu´un éternel recommencement. Des  sondages récents pour les élections européennes du prochain mois de mai nous le prouvent malheureusement à satiété…

Pierre Assouline, Sigmaringen, éditions Gallimard, Paris, 2014.