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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 28 décembre 2014

Chronique de janvier 2015








                                                   

   L´âme et le visage d´André Suarès.


Ils sont toujours nombreux à s´interroger sur le silence auquel est vouée depuis des décennies - malgré les efforts de son biographe, Robert Parienté(1930-2006) - l´œuvre  d´un des auteurs français les plus singuliers de la première moitié du vingtième siècle, Félix-Isaac Suarès, connu en pays littéraire sous le nom d´André Suarès. Cependant, les raisons de cet oubli demeurent un secret.
Né le 12 juin 1868 à Marseille, issu d´une riche famille juive de négociants d´origine italo-provençale, André Suarès fut un brillant lycéen, mais son destin a été frappé de malheur dès son enfance. Sa mère, atteinte de tuberculose, est morte quand le petit Félix-Isaac (il ne se prénommait pas encore André, bien entendu) n´avait que sept ans et il allait assister à la lente agonie de son père, victime d´une maladie incurable. Spolié par son tuteur, il a pu survivre grâce au soutien de sa sœur Esther et de son frère Jean, officier de marine, qui, broyé par un train à l´arsenal de Toulon, allait lui aussi mourir prématurément.
En raison de sa nature excentrique et tempétueuse, sa carrière littéraire a connu des hauts et des bas et sans les mécènes qui l´ont toujours aidé le long de sa vie comme le couturier Jacques Doucet ou, après la mort de celui-ci, le propriétaire de la Samaritaine, Gabriel Cornacq, Suarès serait carrément tombé dans la misère. Il a néanmoins écrit pour la Nouvelle Revue Française et fréquenté le gratin du milieu littéraire français de l´époque comme Romain Rolland (qui avait été son condisciple à l´École Normale Supérieure), Paul Claudel, Alain Fournier, André Gide, André Malraux et Henri Bergson. Il s´est, en outre, lié d´amitié avec Maurice Pottecher, créateur du théâtre du Peuple et le sculpteur Antoine Bourdelle, mais il s´est fait aussi pas mal d´ennemis, dont Paul Léautaud, Paul Valéry et Maurice Barrès. Quoi qu´il en soit, il a souvent côtoyé la gloire. Pour le critique Gabriel Bounoure «il fut le grand témoin de la grande crise de sa génération, quand on ne pouvait même pas croire à la vie, sauf sous cette forme sublime qu´on appelle l´art».
Il s´est inventé des pseudonymes comme André de Seipse ou le Caërdal(un hommage à la Bretagne dont il a chanté les merveilles) et le style de ses livres est vif, primesautier et chatoyant. C´était un écrivain dont l´œuvre était composée de poésies, de pièces de théâtre, d´essais, de pamphlets politiques, d´aphorismes, d´écrits critiques et philosophiques. Il s´est aussi beaucoup exercé dans l´art du portrait ; il en a d´ailleurs brossé de magnifiques sur nombre de musiciens (Bach, Debussy, Ravel), d´écrivains (Shakespeare, Cervantès, Horace, Tolstoï, Dostoïevski, Charles Péguy)  et aussi sur d´autres figures, notamment Napoléon. Le plus connu des Corses était, on le sait, une personnalité qui suscitait à la fois l´admiration et le rejet : «Caractère odieux, force invincible qui séduit» ; «sa puissance est celle du génie, mais plus encore celle du triomphe» ; «Il est bas d´envier un tel homme : bien plus bas de ne l´envier pas» ou encore «Il a toujours été mauvais, méchant, fourbe, quand il en avait besoin ; non pas même hypocrite, de fond brutal, dissimulé sans art. Ce qu´il appelait «la politique», était l´ample dessein de faire des dupes ou des victimes».
Les voyages d´André Suarès en Italie, entre 1893 et 1928, lui ont inspiré celui qui aura été son chef-d´œuvre Voyage du condottière. Le livre est divisé en trois parties : Vers Venise, Fiorenza et Sienne la bien-aimée. Il traite des villes comme des caractères et c´est sous une orgie de lumière et de couleur que nous surgissent les paysages, les musées, les figures historiques et les beautés d´Italie. Bien qu´il convoque l´ombre tutélaire de Stendhal, le Condottière (c´est-à-dire, Suarès lui-même) s´est délesté de toute autorité, comme nous le rappelle Linda Lê. On n´ignore pourtant pas que Suarès était un stendhalien bon teint. Il brosse de son modèle un portrait fort élogieux dans un chapitre intitulé «Stendhal en Lombardie». Je vous en reproduis un morceau parmi les mieux réussis: «Un homme qui veut la vie : voilà Stendhal. En tout temps, il cherche la voie où le plus vivre : ou soldat, ou poète, et toujours amant. Pour un tel homme, quelle douleur que la laideur des corps ! Quel désastre que la vieillesse ! Entraves détestées, chaînes sans évasion, prison perpétuelle que l´on traîne avec soi ! ». Mais Stendhal est également celui qui a le plus modelé l´image que l´on s´est longtemps faite de l´Italie :«Stendhal nous a donné l´Italie que nous aimons : depuis, entre les Alpes et la Sicile, c´est toujours l´Italie de Stendhal que l´on cherche. Souvent, elle empêche de voir l´autre, un pays nouveau qui ne ressemble guère à l´idée qu´on s´en est faite. Ce peuple est bien vivant, mais non pas de la vie tragique qu´on lui suppose».
L´extase de Suarès devant les beautés italiennes ne se teintait jamais de la moindre mièvrerie. Elle était souvent empreinte d´une douce poésie comme au début du chapitre «Entrée à Venise» : «Ah, ne fuis plus, Venise ! Venise désirée, quelle amoureuse tu dois être, pour te cacher ainsi sous tes voiles de soie et de vapeur légère, pour mettre ainsi en passion l´homme qui te poursuit. Tu le fais haleter d´impatience. Tu irrites son envie jusqu´à la peur de ne plus te trouver. Es-tu si sûre de tes caresses ? L´es-tu de combler l´ardeur que les promesses de ta beauté enivrent ? Et ne crains-tu pas de décevoir une si longue convoitise ?».
Sur Florence, il écrit par exemple ce qui suit : «La beauté de cette ville est, d´abord, une grâce assez austère, vêtue de charme, et une séduction qui pare d´un plaisir, ailleurs inconnu, un visage aux traits presque ascétiques. L´ancienne Florence a l´air d´une nonne sublime : il lui arrive d´être folle et courtisane. Ha, puissant et sage Dante, âme violente et cruelle, injuste dans la fureur de sa justice, enragée de vengeance, et hardie à prendre mesure de toute valeur dans la haine comme dans l´amour, je ne sais si tu as voulu peindre dans Béatrice la Florence idéale ; mais Florence, entre autres, a pour moi la figure de Béatrice au Purgatoire, et l´esprit qui peut comprendre, quand il se marie à la ville de la fleur, vit en amour avec la dame élue de Dante, ce lys noir».
Enfin, sur Sienne («quelle ville est plus femme que Sienne ?), André Suarès a le regard de l´amoureux qui s´enivre du parfum de sa bien-aimée : «Enfin, je vous ai vue ma fiancée toute vierge et toute passion. Enfin, je vous ai trouvée, ô ville tant cherchée, et vous m´avez accueilli, comme si vous m´eussiez attendu, comme si vous m´aviez souhaité(…) Rouge de cet amour qui renouvelle l´être qu´il consume, et rouge de pudeur à la caresse qui s´attarde sur son front et sur ses lèvres, la ville ardente est un baiser dans un sourire mystique. Les dalles des rues montantes sont brûlantes. Les murs de hautes maisons pourpres ont des regards brûlants. Et chaque maison semble un palais qui brûle en dedans, une flamme étroite et mince qui cherche à s´envoler. Aux angles des ruelles, aux fenêtres, sur les portes, brûlants sont les fers forgés. Et le bleu du ciel brûle en cierge aux sommets des rues en pente.» 

 
Photo de Sienne
 
Néanmoins, le périple de Suarès à travers l´Italie ne se ramène pas, bien entendu, à ces trois villes; l´écrivain phocéen se grise de toutes les senteurs de la péninsule, de ses palais, de ses églises, de ses peintres, de ses écrivains, de ses splendeurs et de ses misères, sans oublier l´antiquité classique. Plus de quatre-vingts ans après sa parution, Le voyage du condottière reste un livre indispensable non seulement pour tous ceux qui aiment se soûler des fragrances d´Italie, mais aussi pour les amoureux de la langue française. Dans la première moitié du vingtième siècle peu d´écrivains pouvaient se piquer de manier la langue française aussi bien qu´André Suarès.
Épris des merveilles d´Italie, André Suarès n´a cependant pas oublié sa ville natale. Au début des années trente, il a également publié un vibrant hommage à la cité phocéenne dans un ouvrage justement intitulé Marsiho (Marseille en provençal). C´est un portrait sans concession où il met en exergue les qualités de sa ville autant qu´il pourfend ses défauts. Une métropole méditerranéenne –ou miéterrane, mot provençal que l´auteur préfère au mot français jugé «si lourd et si embarrassé, si scolaire enfin»- qui ne peut être dissociée de la mer qui la baigne, mais où la  vraie marée est façonnée par le peuple qui lui donne vie : «La mer, à Marseille, ne connaît pas le flux ni le reflux, ou si peu que rien. Mais la libration des masses humaines n´a pas de moindres effets sur l´espèce que les balancements du satellite sur les fluides de la planète. L´anarchie de Marseille est sa marée : le flot des races monte et, vague sur vague, il semble submerger la vieille Phocée. En vain : l´antique et toujours jeune  Marseille, repaire femelle de joie et d´énergie, rétabli son ordre, reprend son équilibre : l´instinct de vivre est un jusant plus puissant que l´anarchie. Le fond grec et provençal de ce peuple repousse les houles du chaos ; une gaîté puissante est le second mistral qui souffle du Rhône sur ces collines sœurs de l´Ionie, et qui refoule la marée dangereuse dans la mer, matrice universelle, où elle se purifie. Nul peuple ne croit plus fortement à la vie». 

 
Photo de Marseille
                                               
On dirait également que l´œuvre d´André Suarès est celle d´un visionnaire qui ne mâchait pas ses mots, fût-ce pour défendre le capitaine Dreyfus, ou pour anticiper la barbarie nazie, quand il a décidé en 1936 de publier Vues sur l´Europe, envoyé au pilon par Bernard Grasset, parce que le livre était considéré comme trop dangereux, comme l´auteur en avait d´ailleurs lancé l´avertissement. Le livre n´a enfin vu le jour qu´en mai 1939, alors que la guerre se profilait à l´horizon et que le danger partant –et paradoxalement-s´amenuisait puisque les mises en garde au fait ne servaient plus à rien. D´une rare violence, on dirait même d´une fureur inouïe, ces impressions livrées par Suarès seraient pourtant de nature à ne laisser indifférent qui que ce fût, si l´on ne vivait pas à l´époque sous le signe de l´inertie la plus pure. À la page 14 de l´édition de 1991 de la collection Cahiers Rouges on peut lire ceci : «L´affreux danger de l´Europe aujourd´hui, qu´elle est régie par des policiers tout-puissants et sans vergogne, des souverains à la Machiavel. Ce sont des sbires triomphants, la plus basse espèce de dictateurs que le monde ait connus depuis cent ans. Ils font des plans et ils gouvernent à la façon du Prince. Ils se règlent sur les maximes du Secrétaire florentin ; et leurs adversaires, les proies qu´ils guettent, sont assez niais pour ne jamais s´en souvenir».Et que dire des paroles, on ne peut plus sévères, qui suivent à propos de l´Allemagne à la page 33 : «Depuis deux mille ans, l´Allemagne est la plaie ouverte, l´ulcère de l´Europe. Il ne peut pas y avoir d´Europe, parce que pour l´Allemagne une telle idée n´a pas de sens ; l´Europe pour les Allemands doit être allemande ou n´être pas. Ils ne veulent que des esclaves. Et moi, je ne veux pas d´esclaves, pas même eux» ? On objectera que ces phrases étaient noircies de germanophobie puisqu´elles assimilaient toute l´Histoire allemande à l´hydre nazie qui rongeait le pays et s´apprêtait à plonger l´Europe sous un bain de sang, de haine, d´irrationalité avant l´éclatement de l´innommable. Peut-être. Toujours est-il que Suarès était un moraliste et un polémiste et que ces deux caractéristiques vont le plus souvent de pair avec quelques excès de langage. Toujours est-il que Suarès a vu juste et ses imprécations étaient d´ordinaire prémonitoires et d´une énorme clairvoyance. Regardons cet extrait (page 45) : «On feint de croire que l´homme de Mein Kampf n´est pas celui qui règne sur l´Allemagne désormais : on soutient qu´en dix ans, il a dû changer et n´être plus si sauvage. Quel aveuglement. Dans ce livre, il y a tous les crimes d´Hitler commis cette année, et tous ceux qu´il pourra commettre encore. Ils y sont, il les annonce, il s´en vante plus même qu´il ne les avoue. Il dit, en termes exprès, qu´il faut mettre le feu au Reichstag, et il l´a fait. Et vous cherchez encore l´incendiaire, le coupable ?». Dans plus de trois cents pages émaillées d´exemples historiques, Suarès a écrit un des essais les plus puissants publiés dans les années trente où beaucoup de pages sont toujours d´une étonnante actualité. Je vous laisse ces phrases d´une extrême lucidité concernant les soi-disant dictateurs sans génie (page 36) : «Le mensonge des dictateurs sans génie est fondé sur la lâcheté ou la stupidité de ceux à qui ils mentent. Ils se font croire jusqu´au jour où le ventre crie : cette voix du peuple couvre toutes les autres. Le dictateur alors, pour se faire entendre, monte la pièce maîtresse de son feu d´artifices : un massacre. De préférence, la guerre ; car il ne la fait pas, puisqu´il la dirige. Avec la guerre, on a le temps de voir venir ; puis, même malheureuse, elle a du bon : elle saigne la révolte». Et penser que Jean Schlumberger a traité à l´époque Suarès d´hystérique et que ses exécrations ont poussé des lecteurs à se désabonner de la Nouvelle Revue Française    
Pendant la seconde guerre mondiale, de cachette en cachette, Suarès a pu échapper aux autorités collaborationnistes françaises. Visiblement affaibli, il s´est éteint le 7 septembre 1948, à  La Varenne-Saint Hilaire.
Je l´ai écrit au début : André Suarès est encore de nos jours un auteur oublié, quasiment maudit, moins quand même qu´à l´occasion du centenaire de sa naissance en 1968. Cette année-là, dans un article paru dans la Nouvelle Revue Française dont il avait  naguère été un éminent collaborateur que Jacques Copeau et Jean Paulhan tenaient en si haute estime, on a décrit André Suarès comme «un impatient, un bilieux, un vétilleux aigre et jaloux, soumis aux bourrasques de son orgueil» ou encore «un myrmidon, un magot, un juif basané, un pisse-froid, qui n´avait pas plus de couleur que de profondeur, qui célébrait chez les autres une grandeur qui n´était pas la sienne».
Dans les deux ou trois dernières décennies, pourtant, grâce à la ténacité de Robert Parienté qui lui a consacré une excellente biographie (André Suarès, l´insurgé, chez Robert Laffont), l´œuvre de Suarès est peu à peu retirée des limbes et les rééditions de livres depuis longtemps épuisés se succèdent : Vues sur l´Europe (collection Cahiers Rouges, Grasset), Le voyage du condottiere (Livre de Poche),Marsiho(Jeanne Laffitte)  ou encore en 2002, dans la collection Bouquins, chez Robert Laffont, en deux tomes, Valeurs et Visions, la totalité des écrits historiques, politiques, philosophiques et critiques.
Une des assertions les plus lucides sur André Suarès - citée par Robert Parienté dans sa biographie - a été proférée encore par Gabriel Bounoure, le critique qui l´aura le mieux perçu de son vivant : «Aucun homme n´a jamais vécu avec une si prodigieuse intégrité de pensée dans le développement sévère de la vie, de son esprit et de son cœur ».

lundi 22 décembre 2014

Un quart de siècle sans Samuel Beckett



On signale aujourd´hui, 22 décembre, le vingt-cinquième anniversaire de la mort d´un grand nom des lettres irlandaises et françaises: Samuel Beckett. En guise d´hommage à cet immense écrivain du vingtième siècle, je reproduis ici un article que j´ai écrit sur son roman Mercier et Camier, le premier écrit directement en français, et qui fut publié en août 2006 sur le site de la Nouvelle Librairie Français de Lisbonne:


La discrétion d´un géant des lettres.

«Si les Éditions de Minuit existent, c´est à Samuel Beckett qu´elles le doivent, et notamment à cette journée-là. Il ne s´est rien passé avant et tout ce qui est arrivé depuis vient de là» dixit Jérôme Lindon. La date à laquelle l´ancien directeur des Éditions de Minuit (décédé en 2001) faisait référence était une journée apparemment banale d´octobre 1950 qui avait pourtant changé sa vie. En lisant, dans le métro, le manuscrit d´un inconnu (le roman Molloy ) qu´il avait d´ailleurs failli lâcher dans l´ascenseur d´une station, Jérôme Lindon est ravi de la découverte et flaire la promesse (ou déjà la certitude) d´un écrivain hors pair. En décidant de publier ce roman, sa petite maison d´édition force l´admiration de ses consoeurs et du milieu littéraire parisien. En outre, l´amitié entre l´éditeur et l´écrivain se peaufine au fil du temps et, quelques années plus tard, en 1969, lors de la cérémonie d´attribution du prix Nobel à Samuel Beckett, c´est Jérôme Lindon qui se déplace à Stockholm pour représenter l´auteur irlandais. En fait, Beckett, on le sait, n´aimait pas les foules. Nous oserions dire qu´il était un homme pour qui le silence tenait lieu de religion. Nathalie Léger vient, d´ailleurs, de lui consacrer un beau livre, qui se lit d´une traite (autour d´une centaine de pages), où vous pouvez trouver quelques-uns des épisodes que nous avons cités plus haut, intitulé, à juste titre, Les vies silencieuses de Samuel Beckett (Éditions Allia). Mais puisqu´il est tellement question de silence, il faut dire que son oeuvre a bel et bien été, dans les tous premiers temps, on ne peut plus silencieuse, faute de public : Molloy , 694 exemplaires vendus (malgré l´enthousiasme de Jérôme Lindon), Malone meurt , 241 et L´Innommable , 476. Il a fallu attendre 1953 et la mise en scène de sa pièce En attendant Godot , pour que le succès de ses oeuvres fût assuré.
Cette année, on signale le centième anniversaire de la naissance* de cet écrivain bilingue (l´anglais, langue maternelle, et le français, langue d´adoption) et les Éditions de Minuit ont décidé de publier, dans la collection de poche Double, un des tout premiers livres de Beckett directement écrits en français : Mercier et Camier. Ce roman est le développement d´une nouvelle inachevée Les Bosquets de Bondy et raconte l´histoire de deux amis qui parcourent une île jamais nommée, mais que nous n´avons aucun mal à reconnaître : il s´agit de l´Irlande avec ses landes, ses lacs, son air délicieusement champêtre («Le champ s´étendait devant eux (...). Il était de forme fort irrégulière et entourée de haies malingres, composées de vieilles souches d´arbres et de fourrés de ronces. Il y avait peut-être quelques mûres sauvages en automne. Une herbe bleue et aigre disputait le sol aux chardons et aux orties»).
Le but de leur voyage est simplement celui d´aller de l´avant, un ailleurs qui s´abolit dès qu´il est atteint. Leur chemin est semé d´embûches et tout, jusqu´aux détails les plus infimes (ne serait-ce que le parapluie qui refuse définitivement de s´ouvrir ou la bicyclette dont on a volé les deux roues), semble se dérouler contrairement à ce qui était prévu. Ils se ressourcent au moyen d´un whisky bu dans les innombrables troquets où ils s´arrêtent et rencontrent des personnages extravagants avec lesquels ils entament d´ordinaire un dialogue de sourds. L´absurdité de certaines situations ou la cocasserie d´autres ponctuent la trame d´où ne sera même pas absent un meurtre. À la fin, Mercier et Camier se quittent comme si de rien n´était.
Ce roman, Beckett l´a écrit en 1946 et sa parution, en grand format, aux Éditions de Minuit datait de 1970. Cette nouvelle édition, qui plus est dans une collection de poche, permet l´accès d´un plus grand nombre de lecteurs à un livre relativement méconnu d´un auteur considérable, né à Dublin en 1906 et mort à Paris en 1989.
*À propos du mot «naissance», nous nous permettons de transcrire un paragraphe de l´oeuvre de Nathalie Léger citée plus haut, concernant les problèmes de traduction que ce mot a toujours suscités à Beckett : «Le seul problème de traduction que Samuel Beckett ait jamais rencontré dans sa longue expérience du double idiome, ce serait, semble-t-il, avec le mot «naissance» car le français ne permet pas la douce et très provisoire intrusion de la langue entre les dents lorsque, parlant de cette sortie au monde, de ce long chemin de folie, la bouche, langue comprise, forme doucement et fermement le mot birth» . 

   

    

Mercier et Camier de Samuel Beckett. Éditions de Minuit. Paris 2006.