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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 27 avril 2009

Chronique de mai 2009


La Gran Vía à Madrid



Javier Cercas


Anatomía de un instante



L´Espagne, le post-franquiste et le 23 février 1981(à propos d´un voyage à Madrid et de la lecture de Anatomia de un instante de Javier Cercas).



Il y a souvent quelque chose de sombre et de tragique, comme une odeur de sang et un éclat de feu, quand on évoque l´Espagne. La guerre civile y a été pour beaucoup dans cette réputation. De ce charnier qui a précédé la seconde guerre mondiale- dont il aurait même été une sorte de prélude-il reste gravé à ce jour une énorme plaie qui ne s´est pas tout à fait refermée alors que soixante-dix longues années se sont déjà écoulées dès la fin du conflit. Pourtant, l´Espagne éveille toujours des sentiments contradictoires, puisque si l´on flaire d´ordinaire à son sujet une odeur de tragique et de sang, on ne peut s´empêcher non plus de regarder ce pays comme un des plus joyeux du vieux continent. Contrairement à beaucoup de mes compatriotes, toujours méfiants à l´égard de «nuestros hermanos»(de moins en moins,il est vrai) j´ai toujours aimé l´Espagne. Je m´y plais et m´y sens à l´aise à chacun de mes déplacements. Le mois dernier, j´ai passé cinq jours à Madrid et j´ai pu me rendre compte encore une fois de l´énorme joie de vivre des madrilènes,malgré les coups de boutoir du chômage et de la crise, après des années d´euphorie et de croissance ininterrompue. La vie «callejera»(de calle,rue en espagnol) y reste toujours aussi intense et les Espagnols sont décidément beaucoup plus positifs et affirmatifs que les Portugais, plus mélancoliques et larmoyants.
Le siècle dernier, les deux pays- l´Espagne et le Portugal- ont partagé, on le sait, pendant des décennies, un sort commun en ce sens qu´ils ont vécu tous les deux sous la botte de deux dictatures d´inspiration fasciste qui les ont poussés à faire figure de cendrillon à côté d´une Europe de l´Ouest démocratique, tolérante et libre. Cependant, la façon dont chacun a négocié le retour à la démocratie fut on ne peut plus différente. Au Portugal, nous avons eu une révolution pacifique le 25 avril 1974, connue extra-muros comme la Révolution des œillets. Ce soulèvement, mené par Salgueiro Maia et quelques autres jeunes capitaines, a renversé le régime de Marcello Caetano qui avait relayé Salazar deux ans avant la mort de celui-ci, à la suite d´une histoire mal racontée de la chute du vieux dictateur d´une chaise où il se trouvait assis. En Espagne, Francisco Franco, surnommé «el caudillo», avait déjà, bien avant sa mort (survenue le 20 novembre 1975), désigné son successeur : Juan Carlos de Bourbon, héritier du trône espagnol. Donc, en Espagne la transition vers la démocratie s´est produite au petit trot. Le roi a chargé en 1976 un centriste,Adolfo Suárez,de former un nouveau gouvernement qui a préparé les élections de 1977. Curieusement, au Portugal, beaucoup de voix aujourd´hui regrettent que le pays n´ait pas connu une transition à l´espagnole qui aurait notamment évité les nationalisations,le PREC(procès révolutionnaire en cours) et le démantèlement des groupes économiques relativement proches pour la plupart du pouvoir fasciste, alors que je me rappelle avoir lu il y a plusieurs années dans El Pais Semanal,le magazine dominical du grand quotidien espagnol, un article de l´écrivain Antonio Muñoz Molina où celui-ci regrettait inversement que l´Espagne n´ait pas eu une révolution romantique et pacifique comme celle qui a ramené la démocratie au Portugal. C´est que l´Espagne, comme écrivait Munõz Molina, n´a pas de date pour fêter le retour à la démocratie. Quoi qu´il en soit, le retour à la démocratie dans les deux pays ne s´est pas produit sans soubresauts. Au Portugal, en 1975 la confrontation entre ceux qui défendaient l´ancrage du pays dans l´Europe et l´entrée dans la Communauté Economique Européenne (c´était le nom de l´Union Européenne à l´époque) et les partisans d´une évolution à la cubaine a failli avoir des conséquences catastrophiques que l´on a pu éviter au dernier moment. En Espagne, si Adolfo Suárez a réussi dans un premier temps à introduire tous les changements et à promouvoir toutes les réformes qui rapprochaient le pays de l´Europe démocratique et pluraliste, à un moment donné, tous les équilibres semblaient soudain devenir on ne peut plus instables. On sait d´ailleurs que malgré la réussite des réformes impulsées par Adolfo Suarez, celui-ci n´a jamais fait l´unanimité et ses décisions ont suscité plus d´une fois une vive contestation des secteurs les plus conservateurs et passéistes de la société espagnole, surtout chez les militaires, principal soutien du régime franquiste, qui, cela va sans dire, n´ont jamais vu d´un bon œil la soumission du pouvoir militaire au pouvoir politique, la perte de leurs privilèges, la légalisation du Parti Communiste de Santiago Carrillo et le vent de liberté qui soufflait sur le pays.
Tous ces événements sont à l´ordre du jour depuis que le 7 avril l´avant-dernier jour de mon séjour madrilène eut paru, chez Mondadori Espagne, le dernier livre d´un des noms les plus réputés de la littérature espagnole contemporaine. Le livre- que j´ai eu donc la chance d´acheter le jour même de sa parution et dont j´ai commencé la lecture dès mon retour à Lisbonne- s´intitule Anatomia de un instante (Anatomie d´un instant) et l´auteur n´est autre que Javier Cercas qui s´était fait remarquer en 2001 avec son roman Soldados de Salamina(Les Soldats de Salamine). Né en 1962, Javier Cercas avait donc dix-huit ou dix-neuf ans lorsque le 23 février 1981 le spectre de la dictature a de nouveau rôdé autour de la nouvelle et très fragile démocratie espagnole. Ce jour-là, le lieutenant-colonel Antonio Tejero a fait irruption au parlement espagnol (El Congreso de los Diputados) accompagné d´une poignée de soldats de la Garde Civile avec des fusils et des mitraillettes, interrompant de la sorte la séance d´investiture de Calvo Sotelo comme président du gouvernement (l´équivalent de premier –ministre), à la suite de la démission de Adolfo Suárez. Javier Cercas a réussi un coup d´éclat avec ce livre, en reconstituant avec force détails les événements de ces heures qui ont ébranlé le régime démocratique espagnol. Dans le prologue, Javier Cercas a avoué à ses lecteurs qu´il voulait en faire un roman, mais au fur et à mesure du déroulement du récit, il a fini par changer son fusil d´épaule et écrire un brillant essai qui fera date à mon avis dans l´histoire de la littérature sur ce jour où tout a failli basculer. Javier Cercas n´a pas cherché qu´à refaire le compte-rendu des événements, il raconte les raisons du mécontentement de vastes pans de la société à l´égard de Adolfo Suárez, dont les militaires, on l´a vu, mais aussi l´Eglise –toute puissante sous le franquisme-, certains chefs d´entreprise, la presse et certains milieux politiques de l´opposition. Donc, ce serait erroné de penser que la contestation était le fait des secteurs les plus rétrogrades de la société qui auraient perdu leurs privilèges et qui criaient au scandale après, entre autres réformes, la création des régions autonomes qui signerait selon certaines voix conservatrices l´arrêt de mort de l´unité de l´État espagnol, ou encore l´exaspération devant le terrorisme de l´Eta. L´auteur se penche aussi sur le rôle ambigu de certains personnages dont le général Alfonso Armada, ancien secrétaire de la maison royale qui aurait une dent contre Adolfo Suárez depuis qu´il suspectait celui-ci d´avoir suggéré auprès du roi son remplacement par le Général Fernandez Campo. On sait que Antonio Tejero(qui avait déjà passé sept mois en prison en 1979 pour avoir participé à l´Opération Galaxie,tentative échouée de sabotage à la nouvelle Constitution)n´était pas le principal inspirateur de la tentative de coup d´état heureusement avortée grâce à l´intervention du roi en faveur de la démocratie. On n´ignore pas non plus qu´il y avait plusieurs haut –gradés- y compris éventuellement des membres du Cesid et de l´Aome,services d´intelligence- impliqués dans le complot dont le nom le plus visible était le Commandant militaire de Valencia Milans del Bosch.
Ce que l´on ne soupçonnait pas c´était qu´il y avait plusieurs coups à l´intérieur du coup d´état du 23 février. Le coup de Armada, celui de Milans del Bosch et celui de Tejero. Armada a voulu se présenter en sauveur et il ne cachait pas ses ambitions de devenir chef du gouvernement. Aussi a-t-il essayé de jouer les intermédiaires -après qu´il se fut aperçu que le coup avait échoué- et de négocier auprès de Tejero une reddition en échange d´un court exil au Portugal pour lui et ses hommes jusqu´à ce que les choses se fussent calmées. L´intransigeance de Tejero(qui voulait mener à bout son utopie de l´Espagne comme une caserne) a fait avorter les plans d´Armada- qui comptait sur le soutien de Milans del Bosch- qui à la limite aurait tenté de refaire le coup de De Gaulle en 1958.
Le roi surtout- après la retransmission télévisée où il réitérait son compromis avec la démocratie et la Constitution- a fait avorter définitivement le coup d´État mais dans le livre Javier Cercas laisse planer un doute sur le rôle du roi, non pas sur ses convictions démocratiques bien entendu, mais sur son rôle dans les mois précédant le coup du 23 février. C´est que le bruit courait que le roi n´aurait pas vu d´un mauvais œil la formation d´un gouvernement d´unité nationale…
Mais dans cet essai –enquête Javier Cercas a également brossé un portrait remarquable des trois seuls hommes qui courageusement ne se sont pas cachés sous leur siège au parlement comme le leur avait ordonné Tejero et ses sbires et sont restés tranquillement assis même après que des coups de fusils furent tirés, à savoir Adolfo Suárez, son ministre de la Défense, le Général Gutierrez Mellado, et Santiago Carrillo.
Adolfo Suarez –la figure centrale du livre autour de laquelle gravite la narration- est vu comme le provincial ambitieux (une sorte de personnage de roman français du dix-neuvième siècle comme Julien Sorel, Lucien de Rubempré ou Gustave Moreau) qui avait discrètement fait ses classes dans le franquisme mais qui par la suite, s´était ingénié à faire entrer l´Espagne dans l´ère de la modernité et de la démocratie avant de s´essouffler devant la gestion quotidienne de cette démocratie qu´il avait su brillamment négocier. Gutierrez Mellado, quant à lui, était un homme qui avait lui aussi servi le franquisme mais qui avait su se convertir à la démocratie et en militaire digne a voulu défendre la légalité démocratique si besoin était en affrontant Tejero et ses laquais. Et finalement le vieux dirigeant communiste Santiago Carrillo qui dans les négociations de la transition- où il a pu tisser une surprenante complicité avec Adolfo Suárez- a su mettre les intérêts de l´Espagne et de la démocratie au-dessus des intérêts immédiats de son propre parti. Certes, le parti Communiste espagnol s´est par la suite dilué mais on ne saurait raconter l´histoire de la transition espagnole sans évoquer le nom de Santiago Carrillo.
L´attitude de ces hommes à l´hémicycle tranche on ne peut plus avec celle des autres députés et surtout avec l´attitude passive de la société et de la population espagnoles après que la tentative de coup d´État fut rendue publique. Cercas s´interroge sur les raisons de cette passivité. Est-ce le souvenir de la Guerre civile qui aurait apeuré les Espagnols ce jour-là ? Quelle aurait été leur attitude si le coup avait réussi ?
Quoi qu´il en soit, Anatomía de un instante a jeté une nouvelle lumière sur cette sombre journée où le destin de l´Espagne a failli basculer et Javier Cercas- qui a la fin nous livre des impressions très touchantes sur son père (mort l´année dernière) qui avait été phalangiste dans sa jeunesse- a signé là un de ses meilleurs livres, s´affirmant indiscutablement comme un des meilleurs écrivains espagnols –et pourquoi ne pas le dire européens- de sa génération.