Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.
Quand on ouvre un livre de Juan Carlos Onetti(soit-il La Vida Breve,El Pozo,El Astillero, Los Adioses,Un sueño realizado ou Juntacadáveres, pour ne citer que quelques titres parmi les plus symboliques de l´auteur), on est sûr de plonger dans un univers imaginaire à nul autre pareil. Les personnages de Juan Carlos Onetti déambulent dans une sorte de «paradis corrompu»(1), de bas-fond, de mondes surréels où l´on a l´impression qu´ils n´ont pas la moindre envie de s´arracher au désespoir où ils baignent, comme si une sorte de paralysie où ils se complaisent prenait d´ordinaire des contours vampiresques. Pourtant, le personnage principal- le véritable protagoniste- d´une bonne partie de ses romans est la ville de Santa María- que d´aucuns rapprochent du comté imaginaire faulknerien de Yoknapatawpka- où, comme on l´a écrit à maintes reprises, le monde est une province imaginaire, où les figures qui la peuplent sont souvent une espèce de cadavres ambulants, ou au moins des gens qui vivent en marge d´une vie soi-disant normale, ou conventionnellement normale- si tant est que cela existe vraiment-, des prostituées, des exilés de la vie. Des gens qui, alors que leur vie s´effrite et leurs petits rêves s´évanouissent, commencent en quelque sorte à vivre une fiction.Dans Vida breve, cette situation est on ne peut plus évidente et l´on suit le parcours des différents personnages comme s´ils jouaient une fiction à l´intérieur d´une fiction. Quand le protagoniste Juan María Braunsen prépare un scénario de cinéma avec le succès duquel il prétend mettre un terme à ses soucis financiers, il fait «déplacer» les citoyens de Santa María-le docteur Díaz Grey, Elena Sala, Gertrudis, Ernesto ou Queca- comme s´ils étaient véritablement les personnages d´une fiction. Selon les paroles de Mario Vargas Llosa qui a consacré à Onetti un magnifique essai, El viaje a la ficción(2), «Santa María est une réalité littéraire, fictive,artificielle : une anti-réalité.» Néanmoins, si Santa María est une ville imaginaire, elle n´en ressemble pas moins, par bien des côtés, à une ville provinciale typique de l´Amérique du Sud, avec un petit port et un quartier d´émigrés. En plus,c´était une ville proche de Buenos Aires et de Montevideo. Ces fictions de Juan Carlos Onetti où des personnages réels se confondent assez avec des spectres nous font souvent penser à des scénarios de films, et bien entendu des films en noir et blanc des années quarante ou cinquante du vingtième siècle. Cette dimension, si j´ose dire, filmique des fictions-romans ou contes- de Onetti a déjà fait l´objet de nombre de réflexions de tous ceux qui se sont déjà penchés sur l´oeuvre de cet homme aux yeux tristes,né le 1er juillet 1909 à Montevideo, qui aimait passer une partie de son temps au lit, qui malgré sa laideur faisait paraît-il un tabac auprès des femmes(il s´est marié à quatre reprises) et qui un jour a accordé une longue interview répondant aux questions du chevet de son lit, un verre de whisky à la main. Mais à côté de cette dimension filmique, il est aussi important chez Onetti la culture urbaine, d´une métropole comme Buenos Aires- où il a vécu une partie de sa vie- ou de sa banlieue, avec ses danseurs de tango et le monde interlope de la nuit d´une grande ville, de ces grands quartiers populaires,de l´«arrabal», ce qui a fait dire un jour à l´écrivain chilien Jorge Edwards que Onetti était le plus «arrabalero» des écrivains d´Amérique du Sud. En raison de sa prédilection pour les milieux populaires et de son approche pessimiste et anarchique de la vie, on l´a souvent rapproché de Louis Ferdinand Destouches dit Céline dont le style- y compris dans certaines incorrections lexicales, le goût pour l´argot, le parler populaire-présente indiscutablement d´innombrables affinités avec la langue de Onetti. Tout comme Céline, Onetti traînait la réputation d´un auteur maudit et dans certains milieux littéraires de Buenos Aires, on le toisait comme s´il s´agissait d´un auteur de deuxième catégorie alors que Vargas Llosa et Carlos Fuentes l´ont tenu plus tard pour le véritable rénovateur des lettres sud-américaines. Dès ses premiers textes dans Marcha l´hebdomadaire qu´il dirigeait à Montevideo jusqu´aux oeuvres de sa pleine maturité, la prose de Onetti est,selon les paroles bien choisies de Vargas Llosa,«anticonventionnelle, et vaccinée contre les lieux communs-esthétiques,moraux et politiques- ; chargée de virulence contre la vanité et la complaisance ; sèche, froide et fonctionnelle, au service de ce qui comptait vraiment.»Ces paroles, Vargas Llosa les a écrites dans l´essai qu´il lui a consacré et auquel j´ai déjà fait référence, dans le but de mettre en exergue la contradiction entre le style de Onetti et celui de l´argentin Eduardo Mallea(«traditionnel, amidonné et arrogant»), un écrivain qu´Onetti appréciait, à qui il a dédié Para esta noche et qui l´a encouragé dans ses débuts à Buenos Aires. Mais s´il y a un auteur argentin chez lequel on pourrait déceler de très nettes affinités avec Onetti, c´est sans l´ombre d´un doute Roberto Arlt. Cet écrivain-dramaturge,contiste et romancier- d´origine italo-allemande-, urbain et populaire, auteur de Siete locos,El juguete rabioso et Los lanzallamas, qui truffait ses livres d´espressions en lunfardo(l´argot populaire de Buenos Aires), mort en 1942 d´un infarctus, à l´âge de quarante-deux ans, est souvent considéré comme le deuxième meilleur écrivain argentin du vingtième siècle derrière bien entendu le très britannique et civilisé Jorge Luís Borges. Arltpartage avec Onetti la fascination pour ces figures marginales de la nuit de Buenos Aires, le mac, la prostituée, pour le côté pervers et obscur de la vie, pour la cruauté humaine. Ils se sont fréquentés et leur admiration était réciproque. Par contre, la relation entre Borges et Onettifut semée d´équivoques. Si l´on peut en quelque sorte établir un petit lien entre le goût des deux écrivains pour la fantaisie et la création de mondes imaginaires, Borges n´a jamais été un auteur culte pour Onetti qui d´ailleurs n´a jamais été proche de l´entourage de Victoria Ocampo et de la revue Sur dont Borges faisait partie. Borges pour sa part n´aura jamais éprouvé le moindre intérêt pour l´oeuvre de Onetti. La seule rencontre entre les deux écrivains fut promue par l´écrivain uruguayenEmir Rodríguez Monegal dans les années cinquante à Buenos Aires, dans une brasserie de la rue Corrientes ou de la rue Florida,selon les versions, et s´est soldée par un énorme fiasco. La conversation a pris des allures de dialogue de sourds,Onetti se moquant de l´intérêt de Borges pour Henry James et Borges raillant, pour sa part, l´accent de Onetti. En 1980, Borges fut un des jurés du prix Cervantes(qu´il avait remporté ex-aequo avec Gerardo Diego en 1979) et a voté pour le finaliste vaincu, Octavio Paz, au détriment de Onetti, le vainqueur. Le problème ici n´est pas tellement le choix de Octavio Paz(un admirable poète et essayiste qui allait finir par remporter le prix l´année suivante et qui des années plus tard serait couronné du prix Nobel de Littérature),mais plutôt les raisons invoquées pour ne pas avoir choisi Onetti : «Bon, à vrai dire son oeuvre ne m´intéresse pas. Un roman ou un conte, soit on l´écrit pour le plaisir, soit on ne l´écrit pas(...) Si Gerardo Diego(membre du jury ,lui aussi)croit, pour sa part, que l´important c´est d´écrire avec un langage admirable, il faut le dire que ce n´est pas le cas non plus chez Onetti.» D´après Vargas Llosa, qui reproduit ces assertions dans son essai,Borges, très vraisemblablement, n´aura jamais lu Onetti et le souvenir de ce malheureux rendez-vous des années cinquante sera toujours resté gravé dans sa mémoire. Mais à part le Cervantès en 1980 et le Nacional de Literaturaen Uruguay en 1962, il y a une histoire de malédiction des prix chez Onetti, qui a été finaliste de plusieurs prix littéraires mais qui les a ratés, souvent au finish et d´ordinaire contre des auteurs moins réputés. Ainsi, à la fin des années trente, il a perdu un premier concours international de littérature latino-américaine contre le Péruvien Ciro Alegría, en 1941 un deuxième concours contre Bernardo Verbitsky et en 1960 le Life en espagnol contre Marco Denevi. Si Ciro Alegria était quand même un auteur réputé- même si son importance dansl´histoire de la littérature est moindre par rapport à Onetti-Denevi et surtout Verbitsky étaient des auteurs tout à fait secondaires. En 1966, son roman Juntacadáveres a raté le Rómulo Gallegos de l´année, attribué à La Casa Verde de Mario Vargas Llosa. Cette fois-ci, Onetti a perdu le prix pour un grand auteur qui, né en 1936, était un jeune écrivain à l´époque et allait se révéler par la suite un des plus grands admirateurs de son oeuvre. Onetti a accepté la décision avec un énorme« fair-play» et même avec une note d´humour. En effet, interrogé sur les raisons qui auraient poussé le jury a préférer La Casa Verdeau détriment de Juntacadáveres, Onetti, en rappelant que l´intrigue des deux romans se déroule dans un lupanar, a répondu«Peut- être parce que le mien n´avait pas d´orchestre et celui du livre de Vargas Llosa en avait un» !
Cette boutade prouve que Onetti n´était pas rancunier, c´était avant tout un homme discret et qui, par rapport à la tradition de militantisme politique des écrivains latino-américains, était un homme relativement apolitique. Pourtant en 1974, il a été emprisonné dans son pays-l´Uruguay-pendant quatre mois. Ce fut un tour de force de la dictature uruguayenne contre les intellectuels. Le prétexte en fut l´attribution à l´unanimité, du prix littéraire de l´hebdomadaire Marcha au conte El guardaespaldas(Le garde du corps) de Nelson Marra, un conte considéré comme pornographique. Quoique Onetti eût émis des réserves devant des «passages de violence sexuelle inutiles d´un point de vue littéraire», il n´en fut pas moins écroué comme ses compagnons. Une fois libéré-après une campagne internationale des milieux littéraires-, Onetti s´est exilé en Espagne jusqu´à sa mort en 1994, n´étant jamais rentré dans son pays, malgré les appels des dirigeants uruguayens après le retour à la démocratie.
Si Juan Carlos Onetti est aujourd´hui considéré comme un des grands auteurs latino-américains et de langue espagnole tout court du vingtième siècle, si son oeuvre a définitivement acquis ses lettres de noblesse, s´il est vénéré par nombre de jeunes écrivains, il est ainsi en quelque sorte racheté post mortem des humiliations de certains milieux littéraires soi-disant «civilisés» et de sa réputation d´auteur maudit. L´année du centenaire, il n´y avait pas un meilleur moyen de fêter l´oeuvre de cet admirable écrivain aux yeux tristes.
(1) Cette expression, je l´emprunte à Christopher Dominguez Michael dans son bel article du journal mexicain La Reforma, repris en août dernier par le magazine Letras Libres.
(2) El viaje a la ficción de Mario Vargas Llosa, ediciones Alfaguara.La traduction française est disponible dans la collection Arcanes chez Gallimard.
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