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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 26 février 2010

Chronique de mars 2010




Le dernier coup d´éclat de Jacques Chessex.


C´était toujours avec un énorme enthousiasme que j´attendais la parution d´un nouveau livre de Jacques Chessex. Celui qui à mon avis était de son vivant un des tout premiers écrivains de langue française ne faisait pas, loin s´en faut, l´unanimité dans son pays, la très calme et paisible Suisse (on se rappelle inévitablement le vieil adage toujours ressassé selon lequel nul n´est prophète chez soi), non pas parce qu´on y eût contesté l´excellence de sa plume, mais plutôt parce que Jacques Chessex ne s´est jamais privé d´étaler au grand jour les obsessions et de traquer le puritanisme de sa vieille nation calviniste.
Né le 1er mars 1934 à Payerne dans le canton de Vaud, Jacques Chessex s´est tôt découvert deux vocations qu´il a on ne peut mieux cultivées le long da sa vie : l´écriture- où il a excellé dans pratiquement tous les registres : poésie, nouvelle, roman ou essai- et la peinture. Cette dernière passion, il ne l´a fait pourtant connaître qu´à l´âge de soixante ans quand il a fait sa première exposition. En 1956, un événement fatidique a marqué sa vie, un événement dont on retrouve des traces dans son œuvre future, à commencer par son roman L´Ogre qui lui a valu le prix Goncourt en 1973. Cet événement-là est le suicide de son père, un professeur universitaire, un suicide qui ne cessera de le hanter.
Ces dernières années, ses livres étaient devenus plus épurés, des livres où la concision du style n´avait pas entaché le raffinement de la langue. Les sujets tournaient toujours- comme je l´avais déjà rappelé en 2006 dans un article écrit pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne- autour du conflit entre foi et «péché», entre ciel et terre, entre religion et érotisme. En 2004, dans L´éternel sentit une odeur agréable, il évoquait les mémoires de Jules- Henri Mangin, qui aidait à la messe dans sa jeunesse, et qui est initié à des fantaisies érotiques par l´écrivain Roger Vailland et une complice. En 2006, c´était le tour du roman Avant le matin où Chessex mettait en scène les secrètes amours de l´abbesse Aloysia Pia Canisia Piller dite Canisia et en 2007, dans Le Vampire de Ropraz, il récupérait une histoire ancienne survenue en 1903 à Ropraz, dans le Haut-Jorat vaudois où il est question de profanations de corps virginaux, de vampirisme et où la mauvaise conscience des notables et la superstition des villageois mènent à l´inculpation d´un bouc émissaire, un jeune garçon de ferme. Enfin, l´année dernière, Chessex a réveillé les vieux fantasmes de l´antisémitisme suisse (l´intrigue se déroule en 1942), avec Un juif pour l´exemple, où la victime expiatoire est un marchand de bestiaux juif, Arthur Bloch.
Le 9 octobre dernier, comme on le sait, Jacques Chessex s´est éteint à la suite d´un malaise cardiaque alors qu´il donnait une conférence dans une bibliothèque à Yverdon-les-Bains, dans le canton de Vaud. Son malaise est survenu après qu´il eut été interpellé de façon virulente par un des assistants de la conférence au sujet de Roman Polanski dont Jacques Chessex avait pris la défense. Sa mort a laissé dans les lettres suisses un vide difficile à combler, mais quelques jours avant sa disparition, Chessex avait livré à son éditeur(Grasset) le manuscrit de son dernier roman qui est donc paru en janvier à titre posthume et que l´on peut considérer à bon droit comme son dernier coup d´éclat. Le roman s´intitule Le dernier crâne de M. de Sade. Ce monsieur de Sade est bel et bien le célèbre marquis, qui se piquait de ses frasques, qui fut condamné pour ses excès, qui a conféré à la pornographie ses lettres de noblesse, enfin celui qui a inspiré le concept de sadisme.
Selon le Petit Robert (dans ma vieille édition de 1984), le concept date de 1836(vingt-deux ans après la mort du marquis) et sadisme, pour ce prestigieux dictionnaire signifie, en termes psychiatriques, une perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l´orgasme qu´en faisant souffrir (physiquement ou moralement) l´objet de ses désirs. Dans le sens le plus courant du terme, datant de 1887, le sadisme se traduit par un goût pervers de faire souffrir, délectation dans la souffrance d´autrui.Comme synonymes,on nous présente «cruauté» et «méchanceté» et l´on associe d´ordinaire le terme à masochisme(un mot lui aussi tributaire d´un écrivain, en l´occurrence le romancier autrichien Leopold von Sacher-Masoch, né en 1895). Comme exemple littéraire, on reproduit une phrase de Paul Nizan «Le censeur avait les punitions plein la tête, il préparait sa petite journée de sadisme». Or, Donatien Alphonse François, coupable de crimes abominables sur des jeunes filles et des femmes, abuseur de garçons, salisseur d´hosties et d´objets de culte, a préparé le long de sa vie d´intarissables journées de sadisme.
Dans sa fiction, Jacques Chessex évoque les derniers temps du marquis de Sade alors que celui-ci, âgé de 74 ans, est enfermé dans l´hospice de Charenton au printemps 1814. Malgré son âgé plutôt avancé pour l´époque, Sade n´avait rien perdu de sa lubricité ni de son coté blasphématoire et provocateur. En raison de son rang et grâce à la pension que lui fait verser de mauvais gré son fils Claude- Armand, il bénéficie de quelques avantages dont chambre prolongée par une étroite bibliothèque, vue sur la campagne verdoyante, visites libres et permis d´installation, dans un appartement contigu au sien, de sa maîtresse Marie-Constance Quesnet que le marquis, en vieux satyre, fait passer pour sa fille naturelle. Dans l´intimité de sa chambre, à l´abri des regards indiscrets ou grâce à des complicités tissées à l´hospice, le marquis se livre à des débauches, notamment, dans les derniers temps, avec l´apprentie repasseuse Madeleine Leclerc, une jeune de quinze ans et demi, fille d´une infirmière de l´hospice. Il y va de toutes sortes de ce que le juste milieu aurait qualifié de perversions comme la sodomie ou l´usage de fouets et de godemichés. Non seulement le marquis sodomise ses proies, mais lui-même se fait sodomiser par des godemichés et se fait lécher son «fondement».
Sentant venir sa dernière heure, le marquis prie le docteur Ramon, le jeune médecin qui le veille jusqu´à sa mort d´empêcher à tout prix que l´on plante une croix sur sa tombe. Pourtant, un abbé se mêle à ses obsèques et contrarie le vœu du marquis. Quatre ans plus tard, en 1818, sa tombe sera quand même ouverte, lors d´un remaniement au cimetière de Charenton, et le crâne de M.de Sade passe dans les mains du docteur Ramon qui l´étudie et le prête ensuite à un spécialiste, le docteur Spurzheim, disciple, tout comme Ramon, du docteur Gall. Néanmoins, Spurzheim meurt sans avoir rendu le crâne à son collègue et le crâne passe de main en main, roule d´un siècle à l´autre avec un seul dénominateur commun : il porte malchance à son propriétaire…
Jacques Chessex a encore une fois revisité l´Histoire et à partir d´un épisode de la vie du marquis de Sade il a construit, de main de maître, une brillante fiction dans une prose lexicalement riche mais sans fioritures, où aucun mot n´est de trop.
Ce livre, d´une liberté de ton qui ne constitue à vrai dire aucune surprise pour les admirateurs de l´œuvre de Chessex, a, on l´aurait d´ailleurs pressenti, choqué les esprits pudiques de la très puritaine Suisse, tant et si bien que dans la Confédération Helvétique le livre est vendu sous cellophane avec un macaron :«réservé aux adultes». La décision, c´est Diffulivre, la maison vaudoise chargée de commercialiser en Suisse les productions des éditions Grasset, qui l´a prise, sous conseil même de plusieurs juristes, pour éviter d´éventuels soucis judiciaires. C´est que la loi suisse, beaucoup plus contraignante que la loi française, surtout l´article 197 du code pénal helvétique, énonce- et je cite un article de Agathe Duparc, correspondante du quotidien Le Monde en Suisse(le 9 janvier)-que celui qui aura fabriqué ou diffusé auprès des moins de seize ans «des objets et des représentations(…)ayant comme contenu des actes d´ordre sexuel avec des enfants, des animaux, des excréments humains ou comprenant des actes de violence» pourra être condamné à une peine maximale de prison de trois ans et à une amende, et ses productions confisquées. Néanmoins, le même article semble configurer une exception pour des œuvres ayant une valeur scientifique ou culturelle digne de protection ce qui aurait donc ménagé de poursuites l´œuvre de Chessex. Or, ce serait ignorer la tradition suisse. Selon M. Frédéric Aubertin, directeur commercial de Diffulivre, cité dans le même article du Monde, il aurait suffi que quelqu´un dépose une plainte pour qu´un diffuseur ou même un libraire puisse être condamné. Il y a déjà eu, là-dessus, des précédents.
Quoi qu´il en soit, le jour viendra, j´en suis sûr, où les Suisses seront fiers d´un auteur qui aura honoré les lettres helvétiques et enrichi leur patrimoine culturel…



Jacques Chessex, Le dernier crâne de M. de Sade, éditions Grasset

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