Michel de Montaigne selon Jorge Edwards.
«Un jour dans un congrès on m´a présenté comme Jorge Edwards, un écrivain anglais, né à Valparaiso et épris de littérature française. Seule la dernière information est correcte». Cette assertion du grand écrivain chilien Jorge Edwards, on peut la retrouver dans une interview toute récente accordée au quotidien de Santiago du Chili El Mercurio, une interview suscitée par la parution de son dernier livre La Muerte de Montaigne (éditions Tusquets, Barcelone), une nouvelle occasion pour le prix Cervantès 1999 de montrer, alors qu´il est le tout nouvel ambassadeur de son pays en France, son amour pour la culture française, doublé cette fois-ci d´une admiration sans bornes pour une des plus grandes figures de l´histoire des lettres françaises, le philosophe Michel de Montaigne.
Né à Santiago le 29 juillet 1931(il fêtera donc prochainement ses quatre-vingts ans), Jorge Edwards est issu d´une des familles les plus traditionnelles du Chili, liée à la politique et aux affaires. Étudiant au collège jésuite et plus tard à l´Université de Santiago où il a suivi des études de Droit, puis de sciences politiques à l´Université de Princeton aux États-Unis, il a entamé la carrière diplomatique en 1962 à Paris, mais sa véritable vocation était sans l´ombre d´un doute la littérature. Dès sa jeunesse, Jorge Edwards était fasciné par la figure –qu´il avait vue très peu -d´un cousin germain de son père dont le nom était à peine chuchoté à la maison comme s´il s´agissait d´un renégat ou du moins de quelqu´un qui portait atteinte à la bonne réputation de la famille. Cet homme n´était autre que l´écrivain Joaquín Edwards Bello, figure un tant soit peu excentrique, auteur des livres comme El inútil et Don Juan lusitano(un hommage à l´écrivain portugais Eça de Queiroz et à son espèce d´hétéronyme Fradique Mendes), à qui Jorge Edwards allait rendre en 2005 un bel hommage à travers son roman El inutil de la familia(Le bon à rien de la famille), traduit en français en 2007 aux éditions Le Serpent à Plumes et dont j´ai fait une recension à l´époque pour le site de la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne(1).
Quoique Jorge Edwards eût écrit des livres dès 1952(El patio, en français La Cour, livre de contes) et qu´il eût été associé à la génération du boom littéraire latino américain dans les années soixante, aux côtés de Julio Cortázar, Mario Vargas Llosa, Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes ou son compatriote José Donoso, sa maturité comme écrivain est plus tardive. À vrai dire, malgré le succès et le bon accueil critique de ses premiers livres, Jorge Edwards a surtout fait parler de lui en 1973 avec la publication de Persona non grata, son témoignage sur son expérience diplomatique de trois mois et demi à Cuba d´où il a été expulsé par le gouvernement de Fidel Castro, à la suite de sa solidarité avec les intellectuels cubains en pleine crise de l´affaire Padilla, du nom de l´écrivain Heberto Padilla qui à la bonne manière stalinienne a été obligé de faire une autocritique après avoir contesté la politique culturelle et les restrictions aux libertés individuelles du régime castriste. Jorge Edwards, en poste à Paris auprès de Pablo Neruda(2), a décidé, contre l´avis de ses amis, de publier ce témoignage jugé inopportun, surtout parce que les milieux intellectuels de gauche ne pourraient tolérer qu´un écrivain de leur bord puisse contribuer à éroder le rêve révolutionnaire et l´utopie soi-disant libertaire interprétée par le régime cubain, qui plus est à un moment où le Chili venait de tomber sous la coupe de la dictature criminelle et fasciste d´Augusto Pinochet. Les réactions furent assez violentes. Jorge Edwards fut accusé entre autres choses d´être un agent à la solde de l´impérialisme et un agent de la CIA (une accusation classique de la part des castristes). Julio Cortázar, furieux, a annoncé qu´il coupait toute relation avec Jorge Edwards et Gabriel Garcia Marquez a su préserver l´amitié mais la politique a cessé d´être un sujet de conversation entre eux. Persona non grata a réussi la «prouesse» d´être interdit à la fois par le régime cubain de Castro et le chilien d´Augusto Pinochet ce qui est tout à son honneur et, reconnaissons-le, un brin ironique.
Si l´affaire s´est par la suite estompée, le ressentiment fait parfois remettre cette histoire sur le tapis, comme en 2004, où dans une interview à la télévision portugaise, l´écrivain Luís Sepúlveda a raconté l´expulsion de Jorge Edwards de Cuba, en tirant à boulets rouges sur son compatriote, le traitant notamment de mauvais écrivain.
Au fur et à mesure du déroulement de sa carrière d´écrivain, avec des livres importants comme El peso de la noche, Fantasmas de carne y hueso, El museo de cera,El origen del mundo, El sueño de la historia ou La Casa de Dostoïevski(Prix Planeta-Casa de las Américas)(3), Jorge Edwards- qui est également journaliste et critique littéraire(on peut lire ses articles et chroniques, surtout au quotidien espagnol El Pais, au magazine espagnol -mexicain Letras Libres et au quotidien chilien La Segunda) -a toujours gardé son indépendance d´esprit, une attitude qui lui a valu bien des reproches et des incompréhensions.
En 2009, lors des dernières élections présidentielles chiliennes, il a annoncé que pour la première fois il voterait pour le candidat de droite Sebastian Piñera(devenu président) et a critiqué le discours ringard et passéiste de la coalition rassemblée autour du candidat de gauche Eduardo Frei Ruiz-Tagle. Certaines voix à gauche ne le lui pardonneront jamais.
Lorsqu´il a été nommé ambassadeur à Paris, la ville de sa prédilection, en août 2010, il avait déjà pratiquement terminé son dernier livre qui rend un brillant hommage à une figure de proue de la littérature française, Michel de Montaigne (1533-1592). Le livre La muerte de Montaigne (La mort de Montaigne) qui vient de paraître en Espagne (début mars, coïncidant curieusement avec le premier anniversaire de l´octroi de la citoyenneté espagnole par le Conseil de Ministres) aux éditions Tusquets est un hybride qui tient de la biographie sentimentale, de l´autobiographie et un peu du roman. En concomitance avec l ´évocation de Montaigne, l´auteur glisse dans son récit des souvenirs et des réflexions sur des moments de sa vie. Jorge Edwards n´avait jamais caché son admiration pour cette figure majeure du seizième siècle qui a vécu dans une époque et un pays – la France – tiraillé par les guerres de religion entre catholiques et protestants. Michel de Montaigne, en esprit éclairé, prônait dans ses essais la tolérance, la tempérance et la concorde. Homme politique à l´échelle locale (il fut maire de Bordeaux, comme l´avait déjà été son père avant lui), Michel de Montaigne se nommait en fait Eyquem de Montaigne du nom de la propriété familiale, située à une dizaine de kilomètres de Bordeaux, près des hameaux de Castillon et de Saint – Émilion. Montaigne a brossé un portrait de son père dans un essai intitulé De l´Yvrognerie. Il le décrit comme un personnage prude et modeste qui s´était marié vierge à l´âge de trente-trois ans et qui à soixante ans gardait une vigueur et une souplesse enviables. Le seul reproche qu´il adresse à son père –peut-être une boutade d´intellectuel, selon Jorge Edwards – c´est son respect excessif pour la connaissance, la culture et l´académie, lui qui était un personnage plutôt rustique aux connaissances limitées. Cette affirmation de Montaigne sert de prétexte à l´auteur pour dresser une comparaison avec la situation que l´on vit de nos jours où, d´après lui, au Chili, contrairement à ce qui se produisait il y a quelques décennies, les brutes n´admirent que la brutalité et les gens cultivés sont parfois obligés de dissimuler leur connaissances de peur d´offenser les rustauds. Une situation qui se généralise un peu partout d´ailleurs. Pour en revenir à Montaigne, son père lui a donné une éducation classique avec le latin comme langue maternelle et le français comme deuxième langue. Aussi les Essais de Montaigne quoiqu´écrits en français sont-ils imprégnés de citations latines et également de certaines tournures populaires, de gasconismes qu´il entendait aux paysans de la région. Contrairement à son père, Montaigne n´a pas été un homme chaste et il a même fréquenté des prostituées, ayant été victime à trois reprises de contagions vénériennes. Mais en fait d´amour, Jorge Edwards ne pouvait pas passer sous silence la relation de Montaigne dans les dernières années de sa vie avec Marie de Gournay, une jeune admiratrice qui s´éprend de lui, mais que Montaigne considère comme une fille adoptive et qui après la mort du philosophe s´occupera des éditions de ses œuvres. Une fille que l´historien Jules Michelet au dix-neuvième siècle ne tenait pas en haute estime, Michelet qui selon la légende- Edwards nous le rappelle-avait l´habitude, en panne d´inspiration, de humer des puanteurs (odeurs d´urine et d´excrément) dans un recoin caché de sa maison.
L´amitié de Michel de Montaigne et Étienne de la Boétie, le jeune philosophe, mort prématurément á l´âge de trente-trois ans, est l´objet de plusieurs références dans ce récit, Edwards ne souscrivant pas à l´idée de certains observateurs qui insinuent un début d´homosexualité, ne serait-ce que platonique, entre les deux.
D´autres événements sont évoqués comme le meurtre d´ Henri III, le dernier de la branche de Valois en 1589 par Jacques Clément, un moine au service de la Ligue, et celui d´ Henri IV, le premier de la branche des Bourbons, en 1610(donc dix-huit ans après le décès de Montaigne) par François Ravaillac, un fanatique charentais.
Ce livre est également l´occasion pour revenir à Cuba, un souvenir suscité par des insultes qui lui ont été adressées dans un lieu public à Santiago par un admirateur de Hugo Chavez. Jorge Edwards rappelle l´intolérance des communistes et se souvient d´une chanson de Carlos Puebla, très populaire au début de la révolution cubaine, dont le refrain disait : «Al que asome la cabeza, duro con el ! (Contre celui qui pointe sa tête, il faut être dur !). Curieusement, les intellectuels cubains entonnaient ce couplet de façon enthousiaste sans se rendre compte que c´était de leurs têtes qu´on parlait, comme on le verrait quelques années plus tard.
Son admiration pour Montaigne a amené Jorge Edwards à faire le déplacement au village où Montaigne a vécu. À l´office du tourisme de Bordeaux, on a cru d´abord que l´écrivain chilien s´intéressait à Montesquieu et, l´équivoque dissipée, il s´est aperçu que l´intérêt pour Montaigne était assez réduit. Une fois arrivé, après quelques péripéties, il est monté jusqu´en haut de la tour du château de Montaigne et a pu visiter les lieux où le philosophe français a écrit ses essais et où, selon plusieurs chroniques, Henri III de Navarre (futur Henri IV de France) aurait séjourné un ou deux jours.
D´autres souvenirs, réflexions, anecdotes enrichissent ce livre comme l´évocation du poète péruvien Emilio Adolfo Westphalen, une conversation entre Mario Vargas Llosa et Jorge Semprún à Paris, la difficile réconciliation au Chili, l´endroit où Jorge Edwards aimerait reposer après sa mort, le tout servi par une plume vive, chatoyante, voire -on oserait bien le dire – envoûtante.
En refermant ce livre, on en sort grandi par la sagesse, l´intelligence, la joie qui s´en dégage.
Un lecteur qui n´aurait jamais lu de livre de Jorge Edwards et qui eût décidé de plonger dans La muerte de Montaigne, comprendrait mieux après en avoir achevé la lecture, les phrases choisies par l´éditeur et écrites sur la bande qui entoure le livre : «Son langage est un alliage des vertus les plus difficiles : la transparence avec l´intelligence, la pénétration la plus incisive avec un sourire» (Octavio Paz), ou encore «On lui doit une œuvre riche, profonde et très cohérente qui exploite après chaque livre les éléments qui se cachent derrière les comportements humains, en faisant rejaillir les zones d´ombre»(Mario Vargas Llosa).
Si ces jugements n´ont pas été exprimés en pensant à ce livre de Jorge Edwards (dans le cas de Octavio Paz ce serait tout à fait impossible, puisqu´il est mort en 1998), mais à l´ensemble de son œuvre, La muerte de Montaigne traduit on ne peut mieux les caractéristiques qui y sont énoncées.
À la veille de commémorer son quatre-vingtième anniversaire, Jorge Edwards garde intacts son talent et sa verve.
(1) La traduction portugaise de ce roman (O inútil da família), publiée chez la prestigieuse maison d´édition Assírio & Alvim a valu un prix à son traducteur, le poète Helder Moura Pereira.
(2) Jorge Edwards rend un hommage assez émouvant à Pablo Neruda dans son livre Adiós Poeta.
(3)Le bon à rien de la famille, Le musée de cire, L´origine du monde, Le poids de la nuit et Persona non grata sont les livres de Jorge Edwards traduits en français.
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