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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 28 octobre 2011

Chronique de novembre 2011

Emmanuel Carrère


Edouard Limonov





Une autre vie que celle d´Emmanuel Carrère.

Avant sa parution le 8 septembre, Limonov, le dernier livre (biographie ? roman-enquête ?roman biographique ? biofiction(1) ?) d´Emmanuel Carrère était un des plus attendus de la rentrée. Inspiré par la vie de l´écrivain russe Edouard Limonov, ce livre a fait l´objet, dans presque toutes les gazettes, de commentaires fort élogieux, contribuant ainsi à asseoir la réputation d´Emmanuel Carrère comme un des auteurs français les plus prestigieux de l´actualité. La seule exception- du moins parmi celles que j´ai lues- à ce tableau dithyrambique, je l´ai dénichée sous la plume d´Oriane Jeancourt Galignani, dans le magazine Transfuge. Le livre est d´ailleurs présenté au sommaire du numéro de septembre de ce beau magazine de littérature et de cinéma comme une des déceptions de la rentrée avec Les Souvenirs de David Foenkinos et Freedom de Jonathan Franzen. Les arguments d´Oriane Jeancourt Galignani sont assez solides. Ils ne mettent pas en question les qualités littéraires du livre, mais le fait qu´il n´est pas à proprement parler une fiction(le titre de l´article l´annonce d´ailleurs sans ambages : Ceci n´est pas un roman). La journaliste ne cache pas son admiration pour l´œuvre de l´auteur dont elle évoque les livres précédents où Carrère confrontait le lecteur «à l´objet obscur de son effroi». Il manque, selon Oriane Jeancourt Galignani, à Limonov ce que recelait L´Adversaire, un autre livre de l´auteur, «un mystère, une ombre sur le visage qui permettrait de suggérer cette folie grimpante, sur le point de posséder l´homme». Et la phrase finale de l´article est assez lapidaire : «Nul anonyme n´a jamais survécu dans un livre d´histoire». Quoique l´on puisse considérer qu´elle n´a pas tout à fait tort et que l´on puisse ranger ce livre au rayon de la biographie historique, il n´en est pas moins vrai- à mon avis, du moins- qu´Emmanuel Carrère a trouvé pour nous raconter l´histoire d´Edouard Limonov une formule séduisante, aérée, teintée aussi d´impressions autobiographiques, tenant le lecteur en haleine tout le long de près de cinq cents pages et ceci –on doit le reconnaître- il faut bien un sacré talent pour le faire.
Qui est au fait Edouard Limonov ? Aura-t-il eu-de son propre aveu- une vie de merde ? Qu´est-ce qu´une vie de merde, par ailleurs ? Edouard Véniaminovitch Savenko, dit Limonov, écrivain et fondateur du parti national-bolchevique est né le 22 février 1943 à Dejerzinsk dans un milieu qui n´était pas particulièrement aisé. Son père Veniamine Savenko était issu d´une famille de paysans. Electricien habile, il est recruté par le NKVD, police politique soviétique, et c´est grâce à ce recrutement qu´il a pu échapper au front et fut affecté à la garde d´une usine d´armement. C´est lors d´un bombardement qu´il connaît une jeune ouvrière, Raïa Zybine, fille d´un directeur de restaurant, destitué pour détournement de fonds. En 1947, Savenko est muté à Kharkov, en Ukraine. C´est la qu´Édouard grandit et rejoint une bande de garnements qui font leur vie pratiquement dans la rue. Il est friand de poésie et commence à fréquenter avec le temps les milieux artistiques. Il connaît deux femmes importantes dans sa vie (une troisième des années plus tard) : Anna, une maniaco-dépressive et Elena, un mannequin. Entre 1967 et 1974, il vit à Moscou où il fait partie de l´underground moscovite.
Contrairement à des dissidents avérés, qui plus est choyés par les «démocraties bourgeoises», que la bureaucratie moscovite pourrait facilement classer comme «antisociaux» et «antisoviétiques» et que Limonov ne tenait pas lui-même en haute estime comme Josef Brodsky et Alexander Soljenitsyne, le jeune intellectuel grandi à Kharkov était plutôt du menu fretin. Quoiqu´il en soit, les circonstances de son départ aux Etats-Unis ne sont pas très claires.
Toujours est-il qu´en 1975 Édouard Limonov et Elena débarquent à New-York où la vie ne sera pas une partie de plaisir. Ils fréquentent certes des gens huppés mais cela ne leur vaut pas pour autant d´avoir pignon sur rue. Ils commencent à se disputer jusqu´à consommer leur rupture. Limonov vivote, écrit pour de petits journaux d´émigrés russes de faible tirage où la plupart des journalistes parlent à peine l´anglais-le baragouinent plutôt-et connaît des expériences homosexuelles. Il prend du plaisir à «sucer des bites» et à «se faire enculer par des Noirs», histoire de vérifier si le mythe de la puissance sexuelle des hommes d´origine africaine a quelque fond de vérité. De ces expériences, il écrit deux livres intitulés respectivement Le poète russe préfère les grands Nègres et Journal d´un raté(2). À un moment donné, il devient valet de chambre d´un milliardaire, ce qui lui inspirera un autre titre : Histoire de son serviteur. Ces livres verront le jour des années plus tard à Paris où l´on retrouve Limonov en 1980.
Dans la ville lumière, il séjournera toute la décennie et connaîtra Natacha, la troisième femme de sa vie. Il est particulièrement actif, collabore à des journaux et fait partie, Jean-Edern Hallier en tête, de l´équipe qui relancera L´idiot international. C´est à cette époque aussi qu´il acquiert la réputation de rouge-brun, à la fois fasciste et bolchevique. Ceci explique qu´il ne salue pas la chute du mur de Berlin et qu´il aura vite la nostalgie de l´empire soviétique.
Il rentre dans son pays dès décembre 1989 et ne peut naturellement s´empêcher d´être témoin de l´écroulement de l´Union Soviétique. Il participe à deux reprises à la guerre en ex-Yougoslavie, prenant le parti serbe, bien entendu, solidarité slave oblige. En 2002, il est arrêté, purgeant une peine de deux ans pour trafic d´armes et tentative de coup d´état au Kazakhstan. Ces dernières années, il a animé le parti national bolchevique(interdit par la cour de la ville de Moscou le 19 avril 2007), le mouvement L´Autre Russie et se déclare ennemi juré de Vladimir Poutine.
Cette réputation de rouge-brun et cette nostalgie de l´Union Soviétique donneraient peut-être matière à réflexion à tous ceux qui croient à la pureté des dissidents, à quiconque pense que quelqu´un qui a vécu sous la botte d´un régime totalitaire ne peut nullement épouser des combats qui contredisent les idéaux de liberté et de justice. Ce serait oublier que Soljenitsyne lui-même - qui avait affirmé un jour que Limonov «est un petit insecte qui écrit de la pornographie»-victime du Goulag(3) et symbole majeur de la dissidence avait la nostalgie de la Sainte Russie tzariste, a soutenu Poutine et, s´érigeant en moraliste attitré, a pondu force imprécations contre la dégradation morale des démocraties occidentales. Poutine, pour sa part, adversaire de Limonov, n´a-t-il pas déploré l´effondrement de l´Union Soviétique en déclarant devant le parlement russe le 26 avril 2005 qu´il s´agissait de «la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle» ? Quant à Edouard Limonov, eût-on pu jamais le considérer comme un dissident ? Son départ aux États-Unis dans les années soixante-dix ne fut-il pas, comme Emmanuel Carrère l´insinue dans son livre, le fait d´une ruse ?
Au bout du compte, la Russie intemporelle a toujours été là. Il y a une continuité historique entre la Russie tzariste et l´Union Soviétique (surtout sous la férule de Staline). Même philosophie de mépris pour la condition humaine entre le bagne décrit par Dostoïevski et le goulag soviétique. Même les méthodes de torture de la Tchéka, puis Guépeou, ensuite NKVD et enfin KGB n´étaient pas au fait aussi dissemblables que ça, à part l´évolution technique naturelle, de celles employées par l´Okhrana tzariste. Aujourd´hui même, à y regarder de plus près, malgré des procédés adoucis et sous une façade démocratique, le poutinisme et le medvédisme puisent un peu dans l´héritage éternel de la Russie tzariste et soviétique. Les soupçons sur le rôle des services secrets dans le meurtre de la journaliste Anna Politovskaïa(3) et l´empoisonnement de l´ancien espion Alexander Litvinenko ne se sont jamais dissipés et nul n´ignore que Poutine est un ancien officier du KGB. On pourrait même se demander si entre Limonov et Poutine il n´y aurait pas par hasard un certain rapport d´amour-haine. Ne sont-ils pas assez proches après tout ? Emmanuel Carrère y croit, comme il l´a confié dans une interview au magazine Les Inrockuptibles : «Ils viennent du même milieu social, ressentaient de la fierté pour le communisme en préférant ignorer le Goulag parce que pour eux l'essentiel était que la Russie ait vaincu l'Allemagne. Ils ont une même vision du monde : le droit du plus fort, le refus de toute espèce de sentimentalité, considérer tous les trucs de démocratie et de droits de l'homme avec un haussement d'épaules. Si Limonov ne s'était pas mis dans une position d'opposant, Poutine devrait être son héros. Que Poutine dise à l'Occident "je vous emmerde et vous ne marchez pas sur nos pieds comme ça" reste la raison de sa grande popularité en Russie. Ce qui apparaît comme typiquement russe chez Limonov, c´est son côté extrême, comme un personnage de Dostoïevski. Il est capable d´autodestruction, sauf que lui rebondit toujours. Sa capacité vitale est fascinante. Au fond, c´est un personnage nietzschéen, qui veut donner du style à sa vie».
Emmanuel Carrère, né en 1957, fils de l´académicienne Hélène Carrère d´Encausse( auteur de l´essai L´empire éclaté, publié encore du temps de l´Union Soviétique en 1978), a déjà une dizaine de livres à son actif. Parmi ses titres, je me permets de relever ceux qui sont peut-être les plus emblématiques comme Le Détroit de Behring (1986), essai sur l´uchronie(évocation imaginaire dans le temps, fondée sur le modèle d´utopie, voir à ce propos dans les archives de ce blog la chronique de juillet 2010 sur un livre de Christian Kracht) ; La classe de neige(1995), prix Femina ; Je suis vivant et vous êtes mort(1999), une biographie de Philip K. Dick ; L´adversaire(2000), inspiré par l´histoire réelle d´un faux médecin qui a tué sa famille ; Un roman russe(2007)sur trois personnages dont des membres de sa famille et D´autres vies que la mienne(2009) également sur des figures qui ont vraiment existé.
Avec son dernier livre, Limonov, Emmanuel Carrère poursuit une œuvre importante dont l´audience ne cesse de croître.

(1)À lire, à propos du terme «biofiction», l´enquête de Marc Dambre dans le numéro d´octobre du Magazine littéraire.
(2)Le journal d´un raté vient de reparaître aux éditions Albin Michel et les éditions Actes-Sud(qui avaient publié en 2009 Mes Prisons, le récit de Limonov sur ses séjours en prison) viennent de publier Des chaussures pleines de vodka chaude, un recueil de nouvelles de Zahkar Prilepine, journaliste, linguiste et camarade d´Édouard Limonov au Parti national-bolchevique, une figure également citée dans ce livre d´Emmanuel Carrère.
(3)À propos de Goulag, Les éditions François Bourin ont publié il y a quelques mois, en un seul volume, deux magnifiques documents : L´île de l´Enfer de Sozerko Malsagov et Les camps de la mort en Urss de Nikolaï Kisselev-Gromov. Le volume s´intitule : Aux origines du Goulag, Récits des îles Solovki.
Emmanuel Carrère, Limonov, éditions P.O.L, Paris 2011

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