Manuel Chaves Nogales ou l´honneur de son métier.
«J´étais ce que les sociologues dénomment un «petit-bourgeois libéral», citoyen d´une république démocratique et parlementaire». Cet aveu de Manuel Chaves Nogales, on peut le lire dans le prologue de son œuvre A sangre y fuego(À sang et à feu),neuf récits sur la guerre civile espagnole, probablement- je l´ai déjà écrit ailleurs- un des meilleurs livres que l´on eût jamais écrits sur ce conflit qui a ravagé l´Espagne dans les années trente du vingtième siècle. Au début de cet automne est parue en Espagne sous la plume de María Isabel Cintas Guillén, une biographie de Manuel Chaves Nogales, El oficio de contar(le métier de raconter)(1), témoignant de l´intérêt croissant que suscite depuis quelques années enfin l´œuvre de cet écrivain et journaliste espagnol qui fut sans l´ombre d´un doute une des voix les plus lucides et l´une des plumes les plus avisées de la période la plus sanglante de la vie espagnole du siècle dernier. Cet intérêt est néanmoins-vous l´avez déjà sûrement déduit de mes paroles – tout récent. Les écrivains Andrés Trapiello, Arcadi Espada ou Antonio Muñoz Molina comptent parmi les intellectuels qui se sont interrogés ces derniers temps sur le long silence qui s´est abattu pendant des décennies sur l´œuvre de ce journaliste et écrivain qui eut le tort de faire preuve de modération lorsque la passion la plus irrationnelle s´était emparée de l´Espagne au mitan des années trente. Attaché à la démocratie et à la légalité républicaine et parlementaire, dans ses écrits n´a jamais percé la moindre complaisance vis-à-vis des extrémismes de tout bord. Si la barbarie franquiste lui répugnait, il n´en croyait pour autant pas à la pureté révolutionnaire. Dans le prologue cité plus haut, il écrit : «N´importe quel révolutionnaire, avec tout le respect, m´a toujours semblé quelque chose d´aussi pernicieux qu´un quelconque réactionnaire.» Chaves Nogales savait de quoi il retournait, lui qui en reportage dans la patrie des Soviets avait constaté que les lendemains ne chantaient ni aussi fort ni de façon aussi accordée que ça. Son intransigeance devant la vérité est peut-être la raison qui explique non seulement que son nom fût mis sous le boisseau après le triomphe franquiste mais aussi que les cercles de l´opposition en exil n´eussent jamais fait le moindre effort pour promouvoir son œuvre.
Manuel Chaves Nogales est né en 1897 à Séville dans un milieu relativement aisé et intellectualisé. Sa mère était concertiste et son père, Manuel Chaves Rey, un journaliste assez réputé localement qui travaillait notamment pour le journal El Liberal dont le directeur fut, pendant un temps, son beau-frère, José Nogales. Manuel Chaves Nogales s´est découvert lui aussi assez tôt cette vocation familiale et dès son enfance il accompagnait son père dans les rédactions des journaux où celui-ci collaborait. À la mort prématurée de Manuel Chaves Rey, son fils s´est fait fort de compléter une œuvre inachevée du père : Crónica Abreviada o Registro de Sucesos de la ciudad de Sevilla (Chronique abrégée ou Rapport d´événements de la ville de Séville), publiée en 1916. À vingt ans, il était déjà journaliste professionnel et officiait comme rédacteur des journaux El Noticiero Sevillano et La Noche et c´est encore dans la capitale andalouse qu´il a publié son premier livre d´essais La ciudad(La ville). En 1922, il est parti avec sa femme Pilar à Madrid où il a collaboré aux périodiques La Acción, Ahora, La Estampa et surtout El Heraldo dont il est devenu rédacteur en chef et où il a fait la connaissance du journaliste César González Ruano(2). En 1927 il a remporté le prix Mariano de Cavia, le plus prestigieux de la presse espagnole, grâce à son reportage «La llegada de Ruth Elder à Madrid» («L´arrivée de Ruth Elder à Madrid»), sur la première femme ayant croisé l´Océan Atlantique en vol solitaire. Manuel Chaves Nogales était bel et bien au sommet de son art et les années suivantes les reportages à l´étranger se sont succédé, en Italie, en France, en Allemagne et en Russie(ou plutôt en Union Soviétique). La toute nouvelle patrie des Soviets lui a inspiré quatre livres importants dans sa bibliographie : La vuelta a Europa en avión, un pequeño burgués en la Rusia roja(Le tour d´Europe en avion, un petit bourgeois dans la Russie rouge), en 1929 ; La bolchevique enamorada-el amor en la Rusia roja(La bolchevique amoureuse- l´amour dans la Russie rouge) en 1930 ; Lo que ha quedado del imperio de los zares(Ce qui reste de l´empire des tsars), publié en 1931 et El maestro Juan Martínez estaba allí (Le double jeu de Juan Martínez ), paru en 1934. Si dans les deux premiers livres, il raconte ce qu´il voit dans l´Union Soviétique des vainqueurs de la révolution, dans le troisième, il brosse le portrait de la soi-disant Russie blanche, la bourgeoisie et l´aristocratie russes qui ont fui leur pays après la révolution bolchevique. Il interroge nombre de ces figures- surtout à Paris où la plupart d´entre elles se sont réfugiées-, décrit le dénuement d´une ancienne élite et les mœurs qu´elle a pu conserver en exil. Il interviewe, outre des citoyens anonymes, des figures de renom comme le Grand -Duc Cyrile, Mathilde Kchesinska, la maîtresse de Nicolas II, le dernier tzar, ou le menchevique social-démocrate Alekxandr Fiodorovitch Kerensky, qui, ayant contribué à mettre un terme à l´empire tsariste dans la révolution de février 1917, fut à son tour renversé par les bolcheviques en octobre de la même année. Contrairement à la rumeur qui s´était répandue à l´époque, nourrie par la propagande bolchevique, Kerensky ne jouissait pas d´un exil doré grâce à l´or volé pendant les quelques mois où il avait officié au gouvernement russe, mais menait une vie plutôt modeste en tant qu´éditeur d´un petit journal russe à Paris(3).Enfin, le quatrième livre «à l´ambiance russe» est un roman où l´on est témoin de l´imagination prodigieuse de Manuel Chaves Nogales aussi bien que de sa verve de conteur. El maestro Juan Martínez estaba allí raconte l´histoire d´un danseur de flamenco Juan Martínez lui-même et sa compagne Sole qui en tournée en Russie sont pris de court par les événements révolutionnaires de février 1917. Sans pouvoir quitter le pays, ils sont en proie à toutes sortes de péripéties, assistent à la victoire des bolcheviques en octobre et à la guerre civile sanglante qui s´ensuit.
L´éclectisme de Manuel Chaves Nogales s´étale au grand jour en 1935 avec la parution de celui qui est sûrement son livre le plus connu : Juan Belmonte, matador de toros, su vida y sus hazañas(Juan Belmonte, matador de taureaux, sa vie et ses prouesses), une biographie du torero mythique Juan Belmonte, sévillan comme l´auteur. D´aucuns considèrent encore aujourd´hui ce livre comme aussi mythique que la figure portraiturée, à coup sûr un des meilleurs livres jamais écrits sur la tauromachie et peut-être aussi sur la ville de Séville.
En 1936 alors que Manuel Chaves Nogales dirigeait (depuis 1931) le journal Ahora, proche de Manuel Azaña(4), éclatait la guerre civile espagnole. L´ écrivain et journaliste sévillan- qui s´était déjà taillé une réputation de grand reporter, ayant notamment interviewé des figures politiques de l´actualité dont le ministre nazi de la Propagande Joseph Goebbels (qu´il a qualifié de «ridicule») et ayant fait état des nouveaux camps de travail hitlériens- se met au service de la République espagnole et partant de la légalité parlementaire.
Ses éditoriaux, objectifs et percutants, témoignent de la fermeté de ses convictions. Quand le gouvernement quitte Madrid le 6 novembre 1936, Manuel Chaves Nogales se rend compte qu´il ne peut rien faire d´autre pour défendre le régime républicain sur le territoire espagnol et quelques semaines plus tard il part à Paris. Toujours dans le prologue de son livre A sangre y fuego, publié au Chili en 1937, ses paroles sont celles d´un homme à la fois désabusé et doté d´une extrême lucidité dans ses jugements : « Je suis parti quand j´ai eu la conviction intime que tout était perdu et qu´ il n´y avait plus rien à sauver, quand la terreur ne me laissait plus vivre et le sang me noyait. Attention ! Dans ma désertion le sang versé par les bandes d´assassins qui exerçaient la terreur rouge à Madrid pesait autant que celui que déclenchaient les avions de Franco, tuant des femmes et des enfants innocents. Et je craignais autant ou davantage la barbarie des maures, des bandits de Tercio et des assassins de la Phalange que celle des analphabètes anarchistes ou communistes(…) J´ai voulu me payer le luxe de n´éprouver aucune solidarité à l´égard des meurtriers. Peut-être est-ce un luxe excessif pour un Espagnol». Et plus loin, sur les raisons de son départ : «Homme d´un seul métier j´ai erré dans l´Espagne gouvernementale confondu avec ces pauvres gens arrachés à leur ménage et à leur labeur par le tourbillon de la guerre. Je me suis expatrié lorsque je me suis aperçu que rien d´autre ne pourrait se faire en Espagne que d´aider à la guerre même.»
En ce temps-là, Paris grouillait de réfugiés venus de tous les coins d´Europe, notamment d´Espagne à cause de la guerre, d´Allemagne fuyant le nazisme. Tantôt tolérés, tantôt dédaignés par les autorités françaises, nombre d´entre eux menaient une vie misérable, séjournant en des hôtels louches comme Arturo Barea(5), un autre écrivain espagnol longtemps oublié, ou sombrant dans l´alcoolisme comme le grand écrivain et journaliste autrichien Joseph Roth.
Manuel Chaves Nogales, quant à lui, est toujours aussi actif en exil et met sa plume au service du combat contre la poussée du fascisme en Europe. Il participe à la résurrection de l´agence Havas, collabore à France Soir, Candide, L´Europe Nouvelle et à nombre de périodiques latino- américains. De son appartement dans le quartier de Montrouge, il compose un petit journal, à l´intention des exilés espagnols, sur les nouvelles d´Espagne, le plus souvent ramenées par les nouveaux exilés eux-mêmes.
Fiché par la Gestapo, Manuel Chaves Nogales doit abandonner Paris quelques jours avant l´invasion nazie et partir d´abord à Bordeaux puis à Londres où il s´est fixé. La débâcle française lui inspire un nouveau livre- encore une fois d´une lucidité et d´une objectivité hors de pair-intitulé La agonia de Francia (L´agonie de la France). Son séjour parisien avait permis à Manuel Chaves Nogales de connaître un peu les méandres de la politique française et de ne pas s´étonner de l´archaïsme des militaires, de la lâcheté des hommes politiques –que la romancière russe Nina Berberova, exilée elle aussi à Paris, a qualifié de «cadavres ambulants»-et de l´insouciance des citoyens devant la menace expansionniste tudesque. Ce francophile explique, de main de maître, comment le pays qui avait été pendant plus d´un siècle un modèle à suivre par tant d´autres nations de par le monde, par son attachement aux valeurs de la démocratie et de la liberté, a pu succomber aussi facilement devant l´avalanche nazie qui, à vrai dire, n´a fait qu´une bouchée de l´armée française. Ce livre fut publié en 1941 à Montevideo.
Manuel Chaves Nogales part donc à Londres, mais sa famille rentre en Espagne. Dans la capitale britannique, fidèle à ses principes et aux combats de toute une vie, il collabore au service étranger de la B.B.C, dirige The Atlantic Pacific Press Agency et tient une chronique régulière dans le quotidien Evening Standard. En mai 1944, une péritonite a fauché la vie de cet homme exemplaire.
Longtemps épuisés et introuvables- même chez les bouquinistes, ce que les Espagnols désignent comme librerías de viejo- ses livres sont aujourd´hui réédités à un rythme assez régulier grâce à des maisons d´édition comme Libros del Asteroide, Espasa Calpe, Renacimiento ou Almuzara. En français, il y a pour l´instant trois traductions disponibles : Juan Belmonte, matador de taureaux (Verdier) ; Le double jeu de Juan Martínez et À feu et à sang (Quai Voltaire). La parution de l´essai L´agonie de la France est prévue pour l´année prochaine.
Victime peut-être, pendant des décennies, de ceux qui conçoivent la politique, la littérature, le journalisme ou l´histoire comme des écoles de sectarisme et de vengeance, honni pour son indépendance, Manuel Chaves Nogales est enfin réhabilité. Tant mieux pour la littérature et le journalisme espagnols qui retrouvent ainsi une de ses références majeures de la première moitié du vingtième siècle. Ils sont grands les pays qui savent honorer leurs justes…
(1)Le livre est paru aux éditions de la Fundación José Manuel de Lara.
(2)Aujourd´hui la Fondation Mapfre attribue chaque année le prix González Ruano du nom de ce journaliste renommé.
(P.S (août 2014)- Le prix fut rebaptisé Prix du récit et c´est sous ce nom qu´il
sera désormais attribué. Quoique la fondation ne le reconnaisse pas, la raison
devrait avoir trait aux documents récents et à la parution d´une biographie faisant état de la collaboration
de González Ruano avec les nazis).
(3) Kerensky est mort à New York en 1970, à l´âge de 89 ans.
(4)Manuel Azaña fut un des hommes politiques espagnols les plus réputés des années trente. Il fut premier ministre lors de l´avènement de la République en 1931, puis Président de la République pendant la guerre civile.
(5)Arturo Barea est parti à Londres avec sa femme Ilse Kulcsar, une autrichienne, en février 1939 et y a vécu jusqu´à sa mort en 1957. C´est dans la capitale britannique qu´il a publié La forja de un rebelde(La forge d´un rebelle),devenu un succès à l´époque.
2 commentaires:
Je suis tombée sur votre blog par hasard. Bonne pioche ! J'adore. C'est tout à fait mon style. On sent que vous faites cela avec le coeur et vos articles en sont d'autant plus intéressants. Je vous suis dorénavant avec attention ;-) Continuez....
Merci pour vos aimables paroles.
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