Evelio Rosero |
Bolívar est- il
un mythe?
Nul ne saurait ignorer qu´en Amérique Latine on commémore depuis 2010 le
bicentenaire des indépendances, cette date fondatrice où de nombreux
territoires ont commencé à s´émanciper de la couronne espagnole. Cette liberté,
souvent conquise dans la douleur et le sang, a inscrit dans l´histoire de ces
nouveaux pays des héros et des martyrs, des noms restés gravés à jamais dans la mémoire collective de
ces peuples, et d´autres que l´anonymat aura jeté aux oubliettes. Quand on
évoque ces guerres d´indépendance et les hommes politiques qui ont façonné les
nouvelles nations issues de ce mouvement libérateur, un nom revient
indiscutablement dans l´imaginaire de la plupart de ces peuples, celui de Simón
Bolívar. Deux siècles révolus sur l´insurrection et l´indépendance de ces pays,
nombre d´hommes politiques se réclament encore de l´héritage de Bolivar. Hugo
Chavez, le président du Venezuela, ne cesse de brandir l´exemple de Bolivar,
l´érigeant en modèle de la révolution en cours dans le pays, une révolution
qu´il a d´ailleurs baptisée comme
bolivarienne. Ceci étant, toute tentative de questionnement de
l´héritage bolivarien, aussi timide fût-elle- ne serait-ce que l´ébauche d´un amoindrissement
du mythe autour de la figure du libérateur- est inévitablement susceptible de
soulever un tollé.
Or, en janvier, est paru aux éditions Tusquets de Barcelone un roman qui
prête à polémique, où le portrait de Simón Bolivar qui y est brossé est de
nature à déclencher les foudres des inconditionnels de la figure du libérateur
latino-américain. Ce roman –La carroza de Bolívar (Le char de Bolívar )-
fut écrit par l´écrivain colombien
Evelio Rosero, né en 1958 à Bogota et qui avait fait parler de lui en
2007 lors de la parution d´un autre roman, Los Ejércitos, couronné du deuxième
prix du roman Tusquets, en Espagne, de l´Independent Foreign Fiction Prize, au
Royaume Uni et du prix Aloa au Danemark.
Ce roman raconte la violence perpétrée
par des bandes armées dans la petite bourgade colombienne de San José –où
paramilitaires, guérilleros et narcotrafiquants
ne se distinguent pas- vue par les yeux d´Ismael, un vieil instituteur à
la retraite. La traduction française de ce roman-Les armées- a paru en
septembre 2008 chez Metailié. Cette fois-ci Evelio Rosero s´attaque au mythe de
Bolívar en reprenant les thèses de José
Rafael Sañudo, un historien colombien né en 1872 à Pasto. Ses thèses ont été exposées dans son livre
Estudios sobre la vida de Bolívar (Etudes sur la vie de Bolívar), publié
en 1925.
Dans une interview récente accordée à Armando Neira pour le quotidien
espagnol El País, Evelio Rosero affirme : «Bolívar fut particulièrement
cruel». Le romancier colombien rassemble les informations recueillies dans
l´étude de Sañudo et les propos transmis à travers les générations et qu´il a
entendus de son grand-père, de son père et des habitants de la ville de Pasto
où en décembre 1822 Bolívar aurait été à l´origine du plus grand massacre de la
république colombienne. Quand on lui rappelle le rôle de grand libérateur que
l´Histoire assigne à Bolívar, Evelio Rosero ne mâche pas ses mots : «
Bolívar, libérateur ? Et le rôle de Miranda- que Bolívar a trahi et livré
aux Espagnols- et Sucre, Nariño, Santander, Cordoba et surtout Manuel Piar- que
Bolívar a fait fusiller tout comme Padilla- et les Indiens et les paysans qui
ont vaillamment lutté pour l´indépendance ? C´est à eux tous que l´on doit
l´indépendance. Bolívar s´est borné à(…) tirer profit de la victoire des
autres, à intriguer et instaurer son pouvoir péremptoire en dépit des vrais
besoins de la république, de l´industrie et de l´éducation». La figure de
Bolívar semble tellement indiscutable que tous les extrémismes-les FARC
d´extrême-gauche, les paramilitaires d´extrême droite et l´Armée nationale
colombienne-peuvent s´en réclamer. C´est le résultat, toujours selon Evelio
Rosero, de l´extraordinaire confusion semée par des historiens peureux et
adulateurs et par la version officielle de l´histoire sur Bolívar. «Sa
philosophie politique s´adapte à tous les radicalismes et à toutes les
approches» surenchérit Rosero.
Que peut-on découvrir donc en plongeant dans la lecture de La carroza de
Bolívar ? L´imagination fertile et pétillante d´Evelio
Rosero a ourdi une intrigue qui tient le
lecteur en haleine tout le long de la lecture de ce roman. Le décor de la trame
se situe naturellement dans la ville de
Pasto, au sud de la Colombie, vers le milieu des années soixante. Pasto –
connue aussi sous le nom de San Juan de Pasto- est aujourd´hui la capitale du
département de Nariño. Elle compte plus de trois cent quatre-vingt mille
habitants et, selon des informations de bonne source, elle tient son nom de
celui du peuple indigène Pastos(«Pas» signifiant des gens et «to» terre ou gens
de la terre). Quoiqu´il n´y ait pas d´unanimité quant à la fondation de la
ville, on estime qu´elle aurait été fondée deux fois. La première fois en 1537
par Sebastián de Belalcázar à l´emplacement occupé de nos jours par la bourgade
de Yacuanquer. La deuxième à l´endroit où elle se situe aujourd´hui, dans la
vallée d´Atriz, en 1539, sous la baguette de Lorenzo de Aldana. Quelques
historiens évoquent les noms d´autres fondateurs tels Pedro de Puelles, Rodrigo de Ocampo ou
Gonzalo Díaz de Pineda. Mais pour en revenir au roman de Rosero, l´histoire
gravite autour d´un gynécologue au nom
un tant soit peu exotique de Justo Pastor Proceso Lopez. Un homme qui a
tout pour être comblé de son sort mais qui s´aperçoit peu à peu que tout le
monde se moque un peu de lui. Il a deux maisons, mais aucune privauté puisque
des proches envahissent tout le temps sa finca(sa ferme qui tient lieu de
seconde résidence) et ses deux filles s´éloignent de plus en plus de leur père.
Sa femme, nommée Primavera(Printemps), éveille la convoitise et les sentiments
lubriques des hommes de Pasto et cocufie sans pudeur son mari- qu´elle surnomme
docteur Jumento(docteur Âne)- qui, à vrai dire, lui rend la politesse en couchant avec ses patientes. Enfin, un de ses loisirs – l´investigation
autour de la figure de Simón Bolívar - risque de lui causer des déboires,
puisqu´il s´attaque à un des mythes du pays.
La trame autour du questionnement de la figure de Bolívar connaît quatre séquences
fondamentales et incontournables du roman.
Dans la première séquence, on est témoin de l´habileté du docteur Justo à
transformer lors de la préparation des fêtes locales – que les habitants de
Pasto dénomment tout bonnement le Carnaval et qui se déroule chaque année du 2
au 7 janvier- un char allégorique
singeant une personnalité locale en un char raillant la figure de
Bolívar.
Dans la deuxième séquence, on assiste à une conversation chez le docteur où
participent, outre sa femme et lui-même, des personnalités locales dont un
professeur universitaire, le maire et un évêque et où l´on évoque la figure de
Bolívar et l´on commence à questionner la véracité de l´histoire officielle.
Dans la troisième séquence, dans la foulée de la précédente, l´histoire se
poursuit avec notamment l´exposé du professeur Arcaín Chivo qui raconte le massacre perpétré
par Bolívar en 1822 à Pasto à travers le souvenir des cours qu´il donnait à
l´Université locale au début des années soixante et qui ont suscité
l´indignation de quelques élèves- surtout
d´un certain Enrique Quiroz- qui le croyaient un fou et qui ont tout
fait pour nuire à sa carrière de professeur, y parvenant partiellement.
Enfin, dans la quatrième séquence, on voit la préparation d´un attentat
contre le docteur Justo engendré par le
groupe révolutionnaire marxiste des frères Enrique et Patricio Quiroz. Les
frères incombent au poète Rodolfo Puelles(le même patronyme d´un des possibles
fondateurs de la ville de Pasto) la tâche de surveiller le gynécologue.
Le récit est émaillé de maintes péripéties, parfois avec une note d´humour,
mais en ce qui concerne spécifiquement le rôle de Simón Bolívar dans les
événements survenus à Pasto la Noël 1822, on découvre à travers les voix du
docteur Justo, d´Arcaín Chivo ou d´autres personnages un libérateur rusé,
traître (ayant notamment livré Francisco de Miranda aux Espagnols et fait
fusiller Manuel Piar et Padilla comme on l´a vu plus haut), faisant souvent jeu
double, promouvant la corruption et
faisant enlever de jeunes filles qui lui plaisaient.
Cette version représente-t-elle une tentative de réécrire l´Histoire ou est-elle ancrée en des études sérieuses et crédibles ? On ne
saurait le dire, ils ne sont effectivement pas nombreux les historiens qui
comme José Rafael Sañudo ont brossé en quelque sorte un portrait au vitriol du libérateur
latino-américain. On sait que Simón José Antonio de la Santísima Trinidad Bolívar y
Palacios Ponte y Blanco, d´ascendance aristocratique, né le 24 ou le 25 juillet
1783 à Caracas (et décédé à Santa Marta, Colombie, le 17 décembre 1830), avait
séjourné en Europe, était imbu des principes de la révolution française et
avait lu Rousseau et d´autres écrivains du siècle des Lumières. Il fut tour à
tour président du Venezuela, de la Grande Colombie et dictateur du Pérou, entre
autres fonctions. Peut-être le seul épisode où les récits de la plupart des
historiens rejoignent la version de Sañudo est celui de l´arrestation du
général Francisco de Miranda (Sebastián Francisco de Miranda Rodriguez, né le
28 mars 1750 à Caracas et mort à San Fernando, Cadiz, le 14 juillet 1816). En
effet, Francisco de Miranda, acculé par l´armée espagnole qui était en train de
reconquérir le Venezuela, a signé un armistice en juillet 1812. Bolívar et les colonels Manuel Maria Casas et
Miguel Peña, sous prétexte que la capitulation de Miranda configurait une
trahison à la cause républicaine, ont frustré une tentative de fuite du général
vénézolan et l´ont livré aux autorités espagnoles. En échange de ce service rendu
à la couronne espagnole, Simon Bolívar a pu bénéficier d´un sauf conduit remis par le capitaine Domingo Monteverde et partir en exil.
Quant à Manuel Piar, un héros des indépendances- élevé comme un métis, mais
dont les origines sont obscures, certains historiens allant jusqu´à insinuer
qu´il aura été un fils bâtard de José Francisco de Bragança, héritier de la
couronne portugaise, et de Belén Jerez de Aristiguieta, de la noblesse
vénézolane - l´histoire raconte qu´il a
été fusillé pour sédition et désertion et que Bolívar avait décidé de le donner
en exemple pour renforcer son pouvoir. Après que Manuel Piar eut été fusillé, Simón Bolívar
aurait proféré une assertion énigmatique
et qui a fait accréditer une autre thèse selon laquelle il était un demi-frère
de Bolívar, la phrase étant : «J´ai versé mon propre sang». Selon cette
théorie, Manuel Piar serait fils de Juan
Vicente Bolívar y Ponte, le père de Simón Bolívar. Pourtant, la phrase de
Bolívar pour certains renvoie aux liens d´amitié et de camaraderie les
unissant y compris le fait qu´ils
étaient tous les deux francs -maçons.
Enfin, pour ce qui est du massacre
de Pasto, la responsabilité en est attribuée par les historiens au général
Antonio José Sucre. Cet acharnement des révolutionnaires contre Pasto découlait
du fait que la ville était tenue pour un fief de royalistes et elle était en
effet restée longtemps fidèle à la couronne espagnole.
Quoiqu´il en soit, le roman La carroza de Bolívar d´Evelio Rosero a le
mérite, outre ses indiscutables qualités littéraires, de remettre à l´ordre du
jour un épisode peut-être oublié de l´histoire colombienne, indépendamment du rôle qu´a pu y jouer le libérateur Simón
Bolívar.
Evelio Rosero, La carroza de Bolívar, Tusquets Editores, Barcelone, 2012.
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