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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 29 juillet 2015

Chronique d´août 2015




Simon Leys, un an après.




Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, a oublié son parapluie un soir en repartant de chez Pierre Boncenne. Le lendemain au téléphone, il a dissuadé son ami de le lui faire parvenir : «Ne perdez pas votre temps, il y a tant de bonnes choses à lire ! Et puis, un parapluie, c´est plus utile pour vous à Paris que pour moi en Australie». Simon Leys c´était ça : un exemple de bonne humeur, de joie de vivre, d´effervescence culturelle et d´un bonheur invétéré à faire partager ses lectures. En plus, c´était un intellectuel d´un énorme courage. Pour défendre la vérité et dénoncer une des plus grandes supercheries de l´histoire du vingtième siècle, il s´est mis à dos, au début des années soixante-dix, l´écrasante majorité de la bien- pensance parisienne tout à fait acquise au maoïsme, à telle enseigne que quiconque osait émettre le moindre doute quant au bien-fondé de la pensée du grand timonier et relayait des informations concernant les atrocités commises pendant la révolution culturelle était séance tenante traîné dans la boue. Si Simon Leys n´avait pas été un homme aussi courageux, il lui aurait bien fallu plusieurs parapluies pour se couvrir du torrent d´injures déversé sur lui par l´intelligentsia française à la suite de la parution du premier de ses essais sur la Chine, intitulé Les habits neufs du président Mao.
Alors que l´on signale ce mois –ci(le 11) le premier anniversaire de la mort à Canberra de ce grand sinologue belge, né le 28 septembre 1935 à Uccle, on s´aperçoit jour après jour, combien sa disparition laisse un vide fort difficile à combler. Les éditions Philippe Rey viennent de publier deux livres qui rappellent à notre bon souvenir non seulement l´érudition joyeuse et contagieuse de ce catholique minutieux et cosmopolite qui vivait en Australie depuis des lustres, mais aussi sa trajectoire intellectuelle, son amour passionné pour la culture orientale-chinoise en particulier- et  l´histoire de la polémique autour du livre Les habits neuf essais du président Mao. Ces deux livres sont Quand vous viendrez me voir aux Antipodes-Lettres à Pierre Boncenne, signé Simon Leys lui-même et Le parapluie de Simon Leys, écrit justement par Pierre Boncenne.

Dans le premier livre, on parcourt, sous forme de dictionnaire, les lettres que Simon Leys a adressées à Pierre Boncenne le long de trois décennies sur les sujets et les personnages les plus divers : de Jules Verne à Jean-François Revel, de Cioran à Coetzee ou Vargas Llosa, des dessins de Daumier aux tableaux de Vuillard ou encore Confucius, Don Quichotte, l´essayiste colombien Nicolás Gomez Dávila, Chesterton, Lu Xun, Stendhal, Proust, Sartre, Segalen (dont le personnage du roman René Leys a inspiré son pseudonyme), la mer(sujet auquel il a consacré une admirable anthologie en deux tomes, La mer dans la littérature française),Orwell (voir son essai Orwell ou l´horreur de la politique), Napoléon, figure sur laquelle il a glosé à travers la fiction La mort de Napoléon, l´imposture maoïste, des anecdotes délicieuses et tant d´autres choses qu´il nous livre avec un allant et une vivacité qui ne tenaient qu´à lui. Même dans les sujets les plus sérieux ou devant la perspective d´une tragédie, il savait agrémenter ses écrits d´une réflexion cocasse, de mots d´esprit, d´une note d´humour,comme, par exemple, quand il raconte qu´en mars 2003 alors que leur maison était menacée par les grands incendies qui sévissaient à Canberra et que sa famille et lui étaient dans l´imminence de devoir l´abandonner (ce qui heureusement a fini par ne pas se produire), il se rappelle une phrase de Cioran sur laquelle il était tombée par hasard : «…nous avions déjà fait nos paquets des choses essentielles à emporter, je n´avais plus de place dans ma serviette que pour deux livres : outre un volume anthologique de la correspondance de Flaubert j´avais pris les Cahiers de Cioran. La crise passée, quelques jours plus tard, défaisant mes paquets, au moment de remettre le Cioran sur son rayon, j´ouvre le livre au hasard-et tombe sur une ligne qui m´a fait (très littéralement) éclater de rire : il rapporte avoir vu dans un cimetière normand une pierre tombale sur laquelle était gravé : «Untel-né en telle année-mort en telle année-PROPRIÉTAIRE.»(Ça met vraiment les choses en perspective !)» En lisant ces lignes qui m´ont enjoué, il m´est venu à l´esprit un livre de l´écrivain portugais du dix-neuvième  siècle Ramalho Ortigão intitulé Em Paris (À Paris), inédit, je crois, en toute autre langue que le portugais, où l´auteur résume en quelques mots ce que pourrait être d´après lui l´épitaphe d´un certain docteur Véron : «Ci-gît le docteur Véron. On dînait bien chez lui»(1). Une phrase qui aurait sûrement enchanté Simon Leys si jamais il l´avait lue… Mais, s´il ne manquait pas d´humour, il n´y allait pas non plus de main morte quand il fallait dénoncer les débats oiseux, démodés et stériles tellement au goût d´une certaine intelligentsia parisienne. Ainsi écrit-il en octobre 2012 : «La page du Monde (débat sur Le Livre noir, à propos du Siècle des Communismes) est aussi révélatrice que consternante. Qu´il puisse encore y avoir débat là-dessus en dit long sur une certaine déliquescence intellectuelle. Un éditeur s´apprêtait à publier un recueil d´anciens essais de Robert Conquest*(le seul soviétologue américain à avoir été informé, lucide et véridique) ; et comme il demandait à Conquest quel nouveau titre il pourrait suggérer pour ce volume, l´autre répondit aimablement : «Que penseriez-vous de : «Je vous l´avais bien dit foutus crétins ?»(I told you so, fucking fools ?»)Il me semble, en effet, que ce n´est que dans ces termes-là que l´examen de cette question peut avoir un sens !».  Or, un des manitous de cette bien –pensance intellectuelle de gauche dans les années soixante-dix n´était autre que Jean-Paul Sartre à qui Simon Leys ne pourrait s´empêcher de réserver un jugement  révélateur d´ une énorme lucidité : «En lisant Sartre, par exemple, on a parfois l´impression qu´il ne voyait pas du tout le côté concret de la vie : il avait une vision complètement abstraite de ce qu´était la réalité du communisme dans des pays comme l´URSS, la Chine ou Cuba(…)il y allait juste pour conforter son opinion(ce que je vous dis concerne, bien entendu, les écrits politiques de Sartre qui sont affligeants en comparaison d´un Orwell ; mais, dans un roman comme La Nausée, il était génialement concret)». Ces notes sont de juin 1996. Neuf ans plus tard (août 2005), il revient à Sartre de façon tout aussi percutante : «…L´erreur était évidemment de le prendre pour un Sage ou pour un Guide(…) On continuera à lire Sartre comme on continue à lire Céline-mais ce n´est pas pour y prendre des leçons de sagesse et de morale politiques».  
Enfin, sur la dichotomie gauche/droite, Simon Leys rappelle une phrase de George Orwell (qui se décrivait lui-même comme un «anarchiste conservateur») illustrant quelle est peut-être la meilleure définition des grands clivages politiques : «The real division is not between conservatives and revolutionaries, but between authoritarians and libertarians(La vraie division n´est pas entre conservateurs et révolutionnaires, mais entre autoritaires et libertaires).»
Dans Le parapluie de Simon Leys, le journaliste et écrivain français Pierre Boncenne, né en 1950, rend un émouvant hommage à son ami Pierre Ryckmans devenu Simon Leys en brossant un portrait d´un intellectuel audacieux, intelligent qui ne mâchait pas ses mots quand il s´agissait de mettre à nu  le marché de dupes proclamé aux quatre vents par les tenants de la pensée unique de l´époque. Il va sans dire que la parution de l´essai Les habits neufs du président Mao en 1971 -aux éditions Champ Libre grâce à l´intervention de l´ancien situationniste et éminent sinologue René Viénet-a provoqué un véritable tollé. L´intitulé du livre fut inspiré par le célèbre conte d´Andersen Les habits neufs de l´empereur où l´on découvre comment des escrocs veulent confectionner à un empereur un majestueux costume que seuls les intelligents seraient à même de voir. La supercherie fut nourrie jusqu´à ce qu´un enfant se fût ingénument exclamé s´adressant à son père : «Mais papa, l´Empereur est tout nu !»(C´est de là que l´on tient l´expression courante : «Le roi est nu !»). Ainsi en était-il de l´imposture maoïste que le gratin des intellectuels français et européens de l´époque érigeait en modèle sans faute, en exemple à suivre comme s´il s´agissait d´un authentique paradis sur terre. Or, Simon Leys fut on ne peut plus vilipendé, accusé d´être le représentant d´une agence américaine (argument classique) et autres épithètes du même acabit. Néanmoins, Simon Leys qui avait vécu en Chine(2) avait des informations de bonne source. Il avait noté dans son essai qu´à partir de la mi-juin 1968 une série de cadavres mutilés avaient été découverts sur les plages de Hong Kong ou des alentours. La révolution culturelle promue par Mao et mise à exécution par les Gardes Rouges fut un des mouvements totalitaires les plus violents du vingtième siècle. Sous prétexte, entre autres objectifs, de purger le Parti Communiste des éléments révisionnistes, on a humilié des intellectuels, déclenché un climat de terreur en tuant  arbitrairement des citoyens, en enfermant d´autres dans des laogaï(les goulags chinois). À tous les témoignages faisant état des atrocités commises, les intellectuels maoïstes français, stupides et intolérants, s´acharnaient fermement à défendre le gouvernement chinois. Le plus frappant dans toutes les déclarations alors produites et que la postérité s´est chargée de garder c´est la manière tout à fait respectueuse voire béatifique dont on parlait de Mao Zedong y compris parmi ceux qui ne se réclamaient pas du maoïsme et qui n´épousaient pas son idéal politique. Pierre Boncenne dans son essai nous en donne pas mal d´exemples : « un phare de la pensée mondiale» (Valéry Giscard d´Estaing après le décès de Mao) ; «Le propre des dieux et des demi-dieux est d´être immortels» (Alain Peyrefitte) ou «Le nouveau Prométhée» (Jean d´Ormesson), sans oublier François Mitterrand et Edgar Faure qui se disputaient l´honneur d´avoir été «l´un des premiers hommes politiques» ou «un des premiers hommes d´État occidentaux» à avoir été reçus par le Grand Timonier. Sur le régime chinois, Roland Barthes a affirmé : «Dans la Chine nouvelle, c´est le peuple par lui-même qui est en quelque sorte, à chaque instant, son propre théoricien». Quant à Maria-Antonietta Macciocchi, soutenue par Philippe Sollers, elle chantait dans son essai- reportage De la Chine les louanges du miracle chinois et les mérites de la rééducation maoïste après avoir parlé avec (je cite Pierre Boncenne) «d´ex-cadres du Parti ou d´anciens professeurs d´université (parfois des scientifiques renommés)tous fiers d´avoir été rééduqués, ayant compris des bienfaits de l´ autocritique et très satisfaits de leur découverte du travail manuel, par exemple, au service de la voirie pour le ramassage des ordures». Quelques années plus tard-en 1983- cette intellectuelle et femme politique italienne habitant Paris, à l´occasion de la parution de son livre Deux mille ans de bonheur, a croisé le fer avec Simon Leys dans Apostrophes sur Antenne 2, émission littéraire animée par Bernard Pivot, dans un débat qui a nettement tourné à l´avantage du sinologue belge. Pierre Boncenne le reproduit  dans son essai et l´on peut en regarder des extraits disponibles sur Youtube. Dans cette émission d´Apostrophes, Simon Leys s´attaquait aussi à un des mythes les plus répandus par les admirateurs de Mao : son prétendu anti-stalinisme. Or, Simon Leys nous rappelait que c´est justement parce que Khrouchtchev avait tenté une déstalinisation que Mao avait  rompu avec lui et a relu le verdict du grand Timonier en 1963 sur les erreurs de Staline : «Les accomplissements de Staline sont considérables, ses erreurs sont vénielles. La vie entière de Staline fut la vie d´un grandiose marxiste-léniniste, la vie d´un grandiose révolutionnaire prolétarien. Les écrits de Staline sont d´immortels ouvrages marxistes-léninistes et constituent une contribution définitive au mouvement communiste international».
Néanmoins, après la mort de Mao Zedong, l´étoile maoïste a considérablement pâli en Europe. Peu de groupuscules résistent encore, le plus souvent sans aucune expression électorale. Beaucoup d´anciens maoïstes ont fait leur mea culpa et curieusement d´aucuns sont passés à droite (peut-être la phrase d´Orwell citée plus haut est-elle plus vraie qu´on ne le pense). Il y en a pourtant qui aujourd´hui encore rechignent à reconnaître l´étendue des crimes perpétrés par Mao et ses sbires. C´est le cas d´Alain Badiou, un des philosophes français les plus à la mode et théoricien d´une nouvelle idée communiste qui établit une filiation entre l´État chinois du temps de Mao et la Commune de Paris et interprète La «Révolution culturelle» comme le premier essai de communisme authentique. Alain Badiou qui-Pierre Boncenne nous le rappelle-a soutenu les Khmers Rouges et a décelé une attitude antistalinienne dans la pratique maoïste…
Je n´hésite pas ici à laisser une note personnelle. On sait que la vénération de Mao-ou de Staline-relevait quasiment du domaine religieux. Je me souviens, en écrivant ceci, de ma visite à Cuba en 2007 où, en passant par Santa –Clara, j´ai visité le mausolée dédié à Ernesto Guevara, le Che. Or, on avait l´impression, dès l´entrée, que l´on était dans un sanctuaire, dans une église (on n´y pouvait d´ailleurs rien emporter, ni sacs, ni appareil photos, nous avons dû laisser toutes nos affaires dans le car). Je me suis même demandé si Che Guevara se serait reconnu dans cette mascarade. Étrangement, le communisme qui théoriquement sacrifie l´individuel au collectif, dans la pratique verse facilement dans le culte de la personnalité. ..
Quoi qu´il en soit, aujourd´hui, un an après sa mort, ces deux livres de et sur Simon Leys que nous avons entre nos mains, grâce à Pierre Boncenne et aux éditions Philippe Rey, sont le témoignage vivant de l´exemple d´un homme qui a su mettre sa plume au service du savoir et de la vérité pour le grand bonheur des petits poissons bien sûr( 3), mais aussi d´une pléiade de fidèles lecteurs qui ne l´oublieront sûrement pas.




(1)   Ramalho Ortigão, Em Paris, éditions Esfera do Caos, Lisbonne, 2006.
(2)   Tous les essais de Simon Leys sur la Chine sont publiés en seul volume dans la collection Bouquins de l´éditeur Robert Laffont (Paris, 1998), intitulé Essais sur la Chine.
(3)   Je fais ici allusion au livre de chroniques de Simon Leys : Le bonheur des petits poissons-Lettres des Antipodes (éditions J.C.Lattès, Paris, 2008).



Simon Leys, Quand vous viendrez me voir aux antipodes-Lettres à Pierre Boncenne, éditions Philippe Rey, Paris, 2015.
Pierre Boncenne, Le parapluie de Simon Leys, éditions Philippe Rey, Paris, 2015. 

*Post Scriptum-Robert Conquest est mort le 3 août, à l´âge de 98 ans, quelques jours après la mise en ligne de cet article. 

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