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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 28 septembre 2015

Chronique d´octobre 2015


 
   
Épépé de Ferenc Karinthy : un chef d´œuvre inconnu.


C´est fort dommage que la Hongrie ait rarement beau jeu de faire parler d´elle. Quand cela se produit c´est pour les pires raisons, soit à la suite d´un nouveau tollé provoqué par des mesures contestables du gouvernement nationaliste de Viktor Orbán, soit en vertu de la récente crise des réfugiés.
Pour moi, la Hongrie fut d´abord l´excellente équipe de football-assurément une des meilleures de l´histoire- qui a injustement perdu la finale de la Coupe du Monde de football en 1954(2-3)à Berne devant une très moyenne équipe nationale d´Allemagne à laquelle elle avait d´abord infligé dans la première phase une cuisante défaite par 8 à 3 !Certes, né fin 1965, je n´ai pas suivi ces moments glorieux du football hongrois, mais mon père, journaliste sportif, me racontait toujours avec un énorme enthousiasme les exploits du grand  Ferenc Puskas et aussi de Czibór, Kocsis, Bozsik et tous les autres, entraînés par Gusztáv Sebes.
Plus tard, au fur et à mesure que j´approfondissais mes connaissances, la Hongrie est devenue synonyme d´une littérature peut-être méconnue, mais d´une richesse incomparable. Je crois avoir récemment écrit ailleurs que s´il fallait jamais dresser une liste des vingt meilleurs écrivains européens de l´actualité (une liste forcément subjective, discutable et j´oserais dire inutile) peu de pays, autres que la Hongrie, pourraient peut-être se piquer de présenter autant de noms susceptibles de figurer sur cette liste-là : outre, Imre Kertész(voir chronique de janvier 2011), bien sûr, Prix Nobel de Littérature en 2002, on pourrait citer Péter Nadas, Péter Esterhazy ou Laszlo Krasznahorkai. Ces auteurs viennent s´ajouter aux grands noms du dix-neuvième ou du vingtième siècle comme Sandor Petöfi, Attila Jozsef, Deszo Kosztolanyi, Gyula Krudy, Milan Fust, Istvan Orkeny, Janos Pilinski, Frigyes Karinthy, Antal Szerb, Sandor Marai( voir la chronique de mars 2009) et plus récemment Magda Szabo(décédée en 2007).  
    La reparution en français, en 2013, chez Zulma- et qui plus est en édition de poche- d´un roman éblouissant d´un écrivain hongrois m´a rappelé comment j´avais découvert ce livre-là que je tiens pour un véritable joyau.
Cela s´est produit vers février 2007. En m´abonnant en début d´année au magazine  Transfuges- qui en ce temps-là était entièrement consacré à la littérature étrangère- j´ai reçu en guise de cadeau, le premier hors série de la collection, paru en juillet 2006. Dans ce numéro, plusieurs écrivains et critiques étaient invités à choisir les livres qui, de leur vie, les avaient vraiment impressionnés. Le critique et romancier Éric Faye a choisi, entre autres, un roman qui m´était tout à fait inconnu. Ce livre, publié en Hongrie en 1970, avait été traduit en français pour la première fois en 1996 chez Austral/In Fine et republié en 1999, puis en 2005, chez Denoël. Je m´étonne encore à l´heure où j´écris ces lignes que ce livre ait pu me passer inaperçu, surtout lors de sa reparution en 2005. C´est que les paroles d´Éric Faye m´ont tellement impressionné et convaincu que, séance tenante, je me suis déplacé chez la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne pour procéder à la commande de ce bouquin. Le livre s´intitulait Épépé titre aussi bizarre qu´alléchant- et il avait été écrit par l´écrivain hongrois Ferenc Karinthy. L´auteur était lui-même relativement méconnu à l´étranger, alors que dans son pays il est tenu aujourd´hui pour un des grands écrivains de l´après-guerre, quoique son succès soit plutôt un succès d´estime. Né en 1921 et décédé en 1992, il était lui aussi fils d´écrivain, son père, Frigyes Karinthy, ayant été un des noms incontournables de la littérature hongroise de l´entre-deux-guerres, doté d´une imagination prodigieuse que l´on peut apprécier notamment en des œuvres comme Voyage autour de mon crâne ou Capillaria ou le pays des femmes, une fable utopique, entre Swift et Orwell, où un médecin naufragé découvre une société de femmes très belles, les Ohias, lesbiennes et asservissant de petits êtres rabougris et laids du sexe masculin, les Bullocks, dont elles mangent la cervelle.
   Quant à Ferenc il fut journaliste, dramaturge, romancier, champion de natation et de water-polo dans sa jeunesse, entraîneur de club et arbitre international. Il a publié des dizaines de romans et de pièces de théâtre et il a été communiste, du moins jusqu´aux événements de 1956(voir son roman Automne à Budapest, chez Denoël), s´étant par la suite abstenu de toute prise de position politique. Lors de la parution de Épépé  en Hongrie, plusieurs critiques y ont décelé une  simple dénonciation, sous forme de parabole, du régime en place, profitant d´une certaine ouverture s´étant produite à l´époque (au fait, en Hongrie, la répression ne fut pas, malgré tout, aussi forte que chez certains de ses voisins, comme, par exemple, la Roumanie). Éric Faye trouve pourtant cette approche assez réductrice. Pour lui, Ferenc Karinthy dans ce livre prolonge et modernise l´univers de Franz Kafka (dont il porte curieusement les mêmes initiales). Mais par bien des côtés,-le fantastique, surtout- on pourrait également dresser une comparaison entre ce roman et certains écrits de Dino Buzzati. Mais, au fait, demanderez-vous, en quoi Épépé  consiste-t-il? Ce roman nous fait découvrir un linguiste, Budaï, maîtrisant plusieurs dizaines de langues, qui s´endort dans l´avion qui le mène à Helsinki où il est censé faire une allocution dans un congrès. Quand il se réveille, lors de l´atterrissage de l´avion, il se rend compte qu´il n´est pas dans la capitale finlandaise, mais dans une ville immense, inconnue et dont la langue est mystérieuse et inintelligible, une langue dont chaque chiffre et chaque vocable  peut être prononcé de plusieurs façons. En plus, personne ne comprend nulle part en ville- y compris l´hôtel où il finit par descendre- un traître mot des dizaines de langues qu´il maîtrise, même les plus courantes comme l´anglais, le français, l´allemand, l´espagnol ou le russe. Il  a beau essayer de déchiffrer les caractères de l´étrange parler local, il n´y réussit point. D´autre part, la ville ressemble à une métropole gigantesque où les gens se bousculent et où il faut faire la queue partout : «À la réception la file d´attente est encore plus longue, il n´a aucune envie d´y retourner, de même qu´aux autres guichets, en outre il n´arrive pas à reconnaître où on s´occupe de quoi, et où il pourrait au moins recevoir les orientations, les indications nécessaires. Par endroits sur le long comptoir il y a bien des écriteaux, mais l´écriture, un alphabet inconnu, est tout aussi indéchiffrable que le texte des tableaux et des affiches suspendus, où les titres des revues ou des illustrés du marchand de journaux. Il n´a d´ailleurs pas le loisir d´examiner plus à fond ces caractères, le tumulte est si grand, les vagues humaines si denses dans le hall : où qu´il veuille planter les pieds, il est aussitôt pressé ou poussé plus loin.»
Côté nourriture, il ne s´en sort pas mieux,  elle a toujours un goût mielleux : «Tous les plats ont cette saveur douceâtre caractéristique, comme si on avait tout sucré y compris la viande et les œufs.».
Nul ne peut l´aider puisque nul ne comprend ce qu´il dit et à son tour il ne comprend personne non plus. À ce titre, c´est particulièrement éclairant sa non-conversation avec un policier : «…il souhaite, ce qu´il demande qu´on lui indique, une ambassade ou un bureau de tourisme, et de quelle aide il a besoin. Néanmoins le policier hoche la tête, le désigne de son index : «-Tchétentché gloubgloubb ? Goulouglouloubb ?»C´est ce qu´il a dit ou quelque chose d´approchant, puis il prend un livre de petit format à couverture noire, il le consulte longuement, tourne les pages puis commence à expliquer avec force gestes. Il parle longuement et lentement, lève son bras pour indiquer une direction derrière son dos, il répète doctoralement certaines de ses phrases pour éviter tout malentendu, pourtant Budaï n´imagine même pas de quelle place, de quel lieu l´autre s´efforce de lui parler, où il veut l´envoyer. À la fin le policier le touche du doigt comme pour lui demander si tout est bien clair : «-Touroubou chétyékétyovovo… ?»Désemparé, Budaï ouvre les bras, que peut-il faire d´autre. Le policier le salue et s´éloigne.»       
  Petit à petit, les ennuis croissent : il fait un petit séjour en prison, il manque de sous (cet argent bizarre qu´on  lui a donné à la réception de l´hôtel contre son chèque de voyage en dollars, glissé dans son passeport qu´il n´a jamais pu récupérer), sa chambre est occupée et il ne sait plus à quel saint se vouer. Toute petite lueur d´espoir- comme le jour où il a vu un homme dans le métro, un magazine hongrois ancien à la main et qu´il perd aussitôt de vue- s´éteint vite. Seule la passion éphémère par la jeune fille de l´ascenseur de l´hôtel- Épépé ?- semble réchauffer son cœur. Enfin, il est dans la dèche quand il participe à une insurrection à laquelle il ne comprend rien, bien entendu. Néanmoins, à la fin, tout n´est peut-être pas perdu…
  Cette fable, aux allures de cauchemar, mais tout aussi drôle à la fois, aurait enchanté Georges Perec, comme l´affirme à juste titre l´écrivain Emmanuel Carrère dans la préface nous rappelant aussi que la fiction renvoie à un univers parallèle, à un pays de fantaisie, à une comédie fantastique à la Capra. On peut penser naturellement à Kafka, comme on l´a vu plus haut en évoquant les paroles d´Eric Faye, mais Emmanuel Carrère décèle pourtant une autre généalogie dans Épépé et nous livre d´autres réflexions : «Le livre n´est pas si loin, il faut bien le dire, de ces pénibles films d´animation des pays de l´Est, si en vogue dans les années 60 ou 70, où on voyait un petit homme coiffé d´un chapeau melon errer parmi des foules au regard vide dans une métropole tentaculaire où toutes les rues se ressemblaient. C´était supposé illustrer l´angoisse de l´homme moderne, la déshumanisation des cités, et lors du débat qui suivait il y avait toujours quelqu´un pour prononcer gravement l´adjectif «kafkaïen». Ce qui fait échapper Épépé à ce cliché, c´est la précision et la rigueur avec lesquelles sont rapportées les tentatives d´évasion de Budaï, et la jubilation qu´on devine chez l´auteur à mesure qu´il agence son histoire et défie le lecteur de le prendre en défaut. Si je cherche quelque chose qui évoque cette jubilation-là, ce n´est pas du côté des épigones de Kafka, mais plutôt du merveilleux film d´ Harold Ramis, Un jour sans fin. Même argument de cauchemar, privé de toute justification rationnelle : un type coincé dans un patelin sinistre y revit sans fin la même journée. Même façon exhaustive, presque mathématique, d´explorer toutes les conséquences du postulat. Même griserie de la fiction. La différence, c´est que les scénaristes d´Un jour sans fin, nourris à la fois de contes de fées et de conventions hollywoodiennes, se tirent d´affaire en faisant triompher l´amour, alors que le pauvre Budaï perd Épépé, dont comble d´infortune il n´est même pas certain qu´elle s´appelle Épépé-ni Bébé, ni Diédié, ni Étiétié…»
  Bizarrement- ou peut-être pas- Épépé me rappelle parfois, dans une sorte d´analogie  imparfaite, un roman de l´écrivain uruguayen Mario Levrero(voir la chronique de juillet 2013), La ciudad(La ville,inédit en français comme quasiment toute l´œuvre de cet auteur), paru curieusement la même année(1970) où il est question d´un homme qui retrouve ce qui  ressemblait à une ville où, pris dans un tourbillon d´événements, les uns les plus bizarres que les autres, baigne dans une atmosphère où tout  est égarement, perte de repères, un monde interlope que l´on ne saurait déchiffrer. À la fin, l´ angoisse de l´homme devant l´inconnu.
Quelles qu´en soient les interprétations ou les analogies possibles, Épépé est avant tout un grand roman qui bien que traduit dans une vingtaine de langues est loin d´avoir dans l´histoire de la littérature universelle la place qu´il mérite. Au fond, en paraphrasant le titre d´une nouvelle de Balzac, il s´agit, sans l´ombre d´un doute, d´ un chef-d´œuvre inconnu…


Ferenc Karinthy, Épépé, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, éditions Zulma, Paris, octobre 2013.




1 commentaire:

Christophe Sims a dit…

Le synopsis du roman de F. Karenthy que vous présentez me rappelle furieusement une de mes nouvelles, intitulée "Promenade", extrait du Journal d'Armona :
(Je l'envoie en 2 temps, car la fenêtre de commentaires n'accepte pas plus que 4096 caractères !)

Il n’aurait su dire depuis combien de temps il marchait. Entraîné sans hâte par le hasard de ses pas, un pied puis un autre, il avait suivi son nez. Sans avoir été, à proprement parler, surpris par la nuit, il découvrit qu’elle était déjà bien installée. Un brouillard humide et obscur noyait tous les détails, percé à intervalle des halos humides que faisaient les lampes à vapeur de sodium. Il faisait froid et l’air semblait se transformer directement en eau, une eau qui se déposait partout en petites gouttelettes, sur la manche de sa veste, sur ses cheveux, sur son front, il le sentait, une eau qui semblait venir de nulle part et qui était partout, dans l’air qu’il respirait, qui dégoulinait des branches basses des arbres nus, de la pointe des grilles en fer peintes en noir jusqu’à leur scellement dans le muret apprêté, sur le trottoir luisant malgré la pénombre. Cette humidité qui se déposait sur son front comme partout lui semblait traverser les différentes couches de ses vêtements puis celles de sa peau, pour aller le glacer jusqu’au-dedans, jusqu’aux os, jusqu’au cœur. Il avait froid à l’intérieur. Me voilà bel et bien perdu. Il n’avait aucune idée d’où il pouvait bien se trouver dans cette nouvelle ville. Il n’avait pas eu le temps de se construire sa géographie ; justement, cette balade constituait une première approche dans ce sens. Et comme une banane, il n’avait pas emmené de plan. D’un coup il réalisa qu’il n’avait jamais vu de plan de cette ville. Toutes les grandes villes ont leurs plans, tant qu’elles ne croissent pas trop vite. Les cartographes ont au mieux un ou deux ans de retard et alors, le plan ne sert pas à grand chose dans ces quartiers qui poussent plus vite qu’il ne faut à une femme pour fabriquer son bébé. Bon, perdu dans une ville inconnue, ça n’est pas très grave, il suffit de demander son chemin à un passant. Ou plus simple encore, demander où l’on est et indiquer où l’on va. Encore plus simple, indiquer où l’on va. Au pire il est loisible d’assassiner bruyamment ledit passant, ce qui, invariablement, ne manquera pas de faire accourir la maréchaussée jamais très loin dans un ensemble urbain digne de ce nom. Mais, ici, dans ce quartier ?
Ce n’est pas que l’obscurité et l’humidité envahissantes, c’est aussi, semble-t-il, à deviner les façades noires des maisons, les gravats et les ordures sur le sol, l’état défoncé des rues, un quartier pas trop favorisé. Et de plus il n’y a pas un chat dans ces rues, pas âme qui vive, pas une voiture, pas un passant à questionner ou à agresser. Rien, ni personne.
Dans ce cas, marcher tout droit. C’est ce qu’il se mit à faire, avec un fond d’inquiétude dans l’âme.
Il contourna ce qui lui semblait être un vaste parc, qui s’étendait menaçant, comme une mer de sable noire dans la pénombre sur sa droite. Ça y est, il se souvient, l’hôtel ne doit pas être très loin après le rond-point, monter à droite et deuxième rue à gauche. À moins que, à moins que… Non, c’est une autre ville, une autre époque de sa vie. Il y avait déjà le brouillard et la nuit, il s’était déjà perdu et avait gardé un souvenir glacial de cette légère mésaventure. Il y avait un parc, semblable à celui que son imagination construisait maintenant sur son côté et au bout de sa brève errance, il avait retrouvé l’hôtel dont il était l’unique hôte, la patronne et son fils faisait un couple étrange, menaçant, à la Hitchcock. Il y avait aussi Danuta, la réceptionniste téléphoniste polonaise qui lui avait fait la grâce de quelques étreintes.
Un panneau indicateur délabré sortit des ténèbres humides. Pavel s’y précipita.