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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 28 septembre 2016

Chronique d´octobre 2016.



 


Émile Verhaeren ou l´abîme de la vie.

 
«Je m´exile pour que la nostalgie de mon pays m´inspire mieux». Ce vers, on le retrouve en épigraphe du brillant ouvrage Le mal du pays –autobiographie de la Belgique de l´écrivain belge Patrick Roegiers(1). Ce vers fut écrit lui aussi, cela va de soi, par un écrivain belge, un des meilleurs poètes que le royaume des Wallons et des Flamands ait su enfanter : Émile Verhaeren dont on signalera bientôt le centenaire de la mort. Celui que l´on tient pour le Hugo des Flandres, celui que Ezra Pound a un jour qualifié d´«homme le plus triste de l´Europe» est né le 21 mai 1855 à Saint – Amand, près d´Anvers. Issu d´une famille flamande comme son patronyme nous le laisse d´ailleurs supposer, il a pourtant toujours écrit en français comme son ami le dramaturge Maurice Maeterlinck, son cadet de sept ans et dont il a failli partager, d´après certaines chroniques, le prix Nobel 1911.
  Ce qui  frappe le plus chez Verhaeren, au-delà de ses indiscutables qualités littéraires, c´est –comme nous le rappelle Patrick Roegiers dans l´ouvrage  cité plus haut-«la figure intellectuelle de l´écrivain inscrit au cœur de son époque, sensible et réceptif à la création des autres, prenant fait et cause pour tel artiste méconnu ou méprisé.» Après une enfance paisible au sein d´un milieu bourgeois et religieux et des études de droit, Verhaeren fut un temps avocat, mais, hanté par une soif d´inconnu qui le poussait dans sa poésie à évoquer tout aussi bien la rude campagne et les horizons marins que la modernité émergente des machines et des usines(«ici, sous de grands toits où scintille le verre, la vapeur se condense en force prisonnière»), il a échangé la toge contre une carrière entièrement consacrée à la littérature et a quitté, cela va sans dire, le plat pays pour la France. Pourtant, quoiqu´il eût affublé ses compatriotes de quelques épithètes peu sympathiques comme d´être sectaires en religion et scissionnaires en politique, Verhaeren- que son ami et admirateur Stefan Zweig a sacré «le plus grand de nos poètes lyriques d´Europe»-a incarné on ne peut mieux l´esprit belge, lui qui dès son premier ouvrage Les Flamandes, en 1883, a voulu fonder une école de poésie digne de sa «sœur  aînée, fille des peintres». Ce poète, qui a tellement voulu chanter la vie, est mort de façon tragique le 27 novembre 1916, à l´âge de 61 ans, broyé par une locomotive, à Rouen, la ville du grand écrivain ermite Gustave Flaubert, où il venait de faire une conférence.
  «Poète du paroxysme», «poète de la nécessité» -ou quelle que soit la formule que l´on veuille employer pour caractériser Émile Verhaeren- ne sont que des qualificatifs vides de sens ne traduisant nullement l´importance capitale qu´il a exercée sur la poésie belge, française et européenne de son temps. Soit dans Les Flambeaux noirs  soit dans Les villes tentaculaires ou encore dans Les heures claires et les autres livres de l´auteur, toute la poésie est essor, exaltation, hallucination, somptuosité verbale. Et surtout chez Verhaeren, on décèle dès le premier contact avec son œuvre, une imagination pétillante et une indiscutable intuition poétique. Comme je l´ai insinué plus haut, Verhaeren était le poète de la campagne et de la mer, mais aussi de la ville. Ainsi, justement dans un poème intitulé «Les villes», du recueil Les Flambeaux noirs, écrit-il :

«Odeurs de suif, crasses de peaux, marcs de bitumes !
Telle qu´un lourd souvenir lourd de rêves, debout
Dans la fumée énorme et jaune dans les brumes,
Grande de soir !la ville inextricable bout
Et roule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
Noires, autour des ponts, des docks et des hangars,
Où des feux de pétrole et des torches bourrues,
Comme des gestes fous et des masques hagards
-Batailles d´ombre et d´or-s´empoignent en ténèbres.»

  Mais si les thèmes forts de sa poésie sont ceux que j´ai nommés, la mélancolie et la solitude n´en sont pas absentes, comme, par exemple, dans le texte «Tout seul» du livre Poèmes en prose : «Il y aura des oiseaux qui boiront ma torture(...)et des lunes qui verdiront mon agonie(...)et peut-être de grands bergers rêveurs, pierres de vieillesse et de solitude, fous immobiles, hallucinés d´astres et qui me regarderont finir sans un cri, sans un geste, sans une larme, au fond de la plaine vide, avec ses mares mirantes pour refléter et les épines et les clous et les tenailles et les croix et les flèches et moi-même, tout seul, infiniment, là-bas».
Dans la biographie qu´il lui a consacrée (2), Stefan Zweig, un de ses plus grands admirateurs, a écrit : «Jamais-à l´exception de Dostoïevski-aucun poète n´a plus profondément fouillé d´un scalpel plus cruel ses propres plaies jusqu´à effleurer les nerfs à vif. Jamais peut-être-sauf dans Ecce Homo de Nietzsche-aucun poète ne s´est approché autant de l´abîme de la vie, pour se repaître de la sensation de son vertige, du sentiment d´un mortel danger. L´incendie des nerfs a lentement gagné le cerveau. Mais, en vertu de son dédoublement, l´autre est demeuré en éveil ; il a remarqué que l´œil de la folie le guettait ; il en a subi la lente attirance et l´inévitable magnétisme». Et plus loin : «Verhaeren est un poète qui aime le paroxysme. Et de même que la souffrance physique s´était enivrée de soi jusqu´à souhaiter ardemment d´atteindre son plus haut degré : la mort, de même la pensée, dans sa maladie, réclame avec ivresse sa propre dissolution, où sombrerait tout ordre spirituel, où elle trouverait sa fin la plus magnifique : la folie. Là encore il se plaît à se préparer de la douleur, et ce goût morbide s´exaspère jusqu´à lui faire désirer sa propre destruction. Tel un malade qui, au sein de ses tourments, se prend à appeler la mort à grands cris, le supplicié n´a plus que ce cruel désir : la folie».
Quoi qu´il en soit, il faut tenir compte du fait que la poésie de Verhaeren-comme celle d´autres poètes d´ailleurs- est souvent le reflet de son état d´esprit. Vers le milieu des années quatre-vingt du dix-neuvième siècle, il connaît une grave crise spirituelle frôlant le suicide. Aussi, les recueils de cette période tels Les Soirs(1888), Les Débâcles(1888) et Les Flambeaux noirs (1888-1891) sont-ils particulièrement pessimistes. Néanmoins en 1891, sa vie bascule après qu´il eut épousé Marthe Massin, peintre reconnue pour ses aquarelles,  qu´il avait connue deux ans plus tôt. Cette passion lui rend le goût de vivre. Les trois recueils ultérieurs traduisent on ne peut mieux ce nouvel engouement : Les Heures claires(1896), Les Heures d´après-midi (1905) et Les Heures du soir(1911).
S´il fut essentiellement poète, on ne nullement ignorer pour autant qu´il fut également dramaturge, critique et conteur. Il a écrit quatre pièces de théâtre : Le cloître, Philippe II, Hélène de Sparte et Les Aubes. Dans le domaine de la critique, il a exprimé son talent en des articles ou essais sur des écrivains rassemblés dans Impressions et rédigé des monographies sur les peintres James Ensor, Rembrandt et Monet. Enfin, dans la fiction, on peut lire le merveilleux recueil  de contes (d´abord publiés en des revues littéraires) Le travailleur étrange et autres récits, des histoires fantastiques et insolites écrites dans un langage vif et chatoyant. L´édition la plus récente de ce recueil fut publiée en 2013 chez Ombres dans la collection La Petite Bibliothèque illustrée par Frans Masereel(1889-1972), peintre, dessinateur, aquarelliste, illustrateur, décorateur et costumier, inventeur du «roman sans parole»(récit graphique qui se passe de légende et relate des histoires pleines d´humour et de poésie), il fut l´un des plus éblouissants rénovateurs de la gravure sur bois pendant la première moitié du vingtième siècle.      
  Une des meilleures définitions de l´œuvre d´Émile Verhaeren nous a été donnée par Werner Lambersy dans la préface de l´édition Labor de Les villages illusoires : «Verhaeren est un écrivain du «matin». Comme un vin vieux, dont la lie nécessaire s´est détachée pour ne laisser plus que la trace et la vigueur des éléments qui l´ont fait, il laisse se décanter les sensations après qu´il ait eu tout le loisir d´être imprégné par elles. Cela procure à ses vers une «saveur» dont les hommes ont besoin pour se reconnaître et s´aimer».


(1)   Patrick Roegiers, Le mal du pays-autobiographie de la Belgique, éditions du Seuil, Paris, 2003(édition de poche, collection Points, 2005).
(2)   Stefan Zweig, Émile Verhaeren-sa vie, son œuvre, traduction d´Alzir Hella(revue par Paul Morisse et Henri Chervet)Le Livre de Poche, Paris 2013.


P.S- Les livres d´Emile Verhaeren sont disponibles chez de différents éditeurs dont Gallimard, Labor, Espace Nord. 



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