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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 29 août 2018

Chronique de septembre 2018.


Jean Forton ou le charme éternel de l´adolescence.
Jean Forton
Je ne puis vous cacher mon admiration voire ma tendresse très particulière pour un petit éditeur bordelais, L´Eveilleur, qui, en l´espace de quelques mois (entre septembre 2017 et février 2018), a republié deux très beaux romans français que la postérité a injustement jetés dans un quelconque tiroir aux oubliettes. Deux romans de deux écrivains bordelais plutôt méconnus, quoique les raisons pour lesquelles ils n´ont guère droit de cité ne soient pas tout à fait les mêmes. Le premier roman est L´élève Gilles d´André Lafon, salué lors de sa parution en 1912 par François Mauriac et Maurice Barrès, qui s´est vu décerner le grand Prix du roman de l´Académie Française mais que la mort prématurée de l´auteur en 1915, à l´âge de trente-deux ans, pendant la Grande Guerre, a fait tomber dans l´oubli. Pourtant, si dans ce premier cas, on pourrait toujours s´excuser que l´auteur n´a pas eu le temps de consolider son œuvre, dans le deuxième cas bien que l´auteur ne fût pas mort vieux (51 ans) les raisons de cette, si j´ose dire, quarantaine éditoriale sont plus intolérables. Le roman en question est Le Grand Mal publié pour la première fois en 1959-qui plus est par Gallimard- et écrit par un immense écrivain dont nombre de lecteurs français, jeunes et moins jeunes, n´auront peut-être jamais entendu parler : Jean Forton.
Né le 16 juin 1930 à Bordeaux, il n´a jamais quitté sa ville natale qu´il a un jour qualifiée comme extrêmement belle, la ville où il est donc mort prématurément le 11 mai 1982 d´un cancer du poumon. Fils d´un père chirurgien, il a perdu celui-ci à l´âge de huit ans. Sa mère a alors décidé de reprendre ses études de pharmacie pour subvenir aux besoins de sa famille (un fils et deux filles). À seize ans, Jean Forton a interrompu ses études pour cause de pleurésie. En se soignant dans le Valais, il a pris conscience de sa vocation littéraire. Aussi a-t-il fondé en 1950, avec son ami Michel Parisot, la revue culturelle La boîte à clous, parrainée par François Mauriac et Jean Cocteau. Il y  écrivait des articles sur la littérature, mais aussi sur le cinéma et la musique, ses deux autres passions. La revue a accueilli aux côtés de plumes prestigieuses –entre autres Max Jacob, Marcel Biélu, René de Obaldia, Robert Sabatier, André de Richaud, Pierre Seghers ou Raymond Guérin, bordelais lui aussi- de jeunes auteurs qui voulaient s´imposer dans le monde des lettres.  Au bout de douze numéros, la revue, manquant de ressources financières, a dû arrêter la publication.  En 1951, après avoir épousé Janine Franza (avec qui il a au deux enfants), Jean Forton a ouvert la librairie Montaigne. C´ était clair donc qu´il lui était impossible de vivre loin des livres. Par-dessus le marché,  cette fascination du livre le poussait irrémédiablement vers l´écriture. En 1954, il a envoyé un premier manuscrit à Jacques Lemarchand des éditions Gallimard, un roman intitulé La ville fermée. Jacques Lemarchand a flairé le talent d´un vrai conteur, mais il a conseillé à Jean Forton de le réécrire. Ce livre n´a jamais été publié mais la même année le prestigieux éditeur parisien a accepté le manuscrit de La fuite qui a donc été le premier roman publié de l´auteur.
Jean Forton a alors commencé de publier régulièrement –dont le brillant roman La cendre aux yeux en 1957 (Prix Fénéon en 1959)- et pendant deux années consécutives- 1959 et 1960 –il a fait paraître deux petits chefs d´œuvre : Le Grand Mal et L´Épingle du jeu. Ce dernier a marqué l´apogée de sa carrière mais paradoxalement il en a aussi sonné le glas. Favori pour le Goncourt, il l´a raté de très peu grâce à la polémique suscitée par le roman. Nous avons du mal à imaginer aujourd´hui, tout en sachant que dans la France du début des années soixante –donc presque une dizaine d´années précédant Mai 68- les mœurs étaient plus conservatrices (quoique moins puritaines que dans beaucoup d´autres pays en Europe et ailleurs) et le rôle de l´église était indiscutablement plus important qu´il ne l´est de nos jours, nous avons donc du mal à imaginer qu´une cabale de dévots pût tâcher la réputation d´un ouvrage. C´est que ce roman-inspiré par l´expérience de l´auteur de treize à quatorze au Tivoli, institution qui a servi de modèle au collège Saint-Ignace du roman-dénonce les méthodes sadiques d´un collège jésuite sous l´Occupation à Bordeaux…   
Six ans de silence ont précédé la parution du roman suivant, Les sables mouvants, le dernier paru du vivant de l´auteur. Si la fidélité des critiques ne s´est pas estompée, le roman a suscité moins d´articles que ceux qui l´ont devancé mais le pire c´est qu´il fut l´objet d´une critique assassine de la part de Mathieu Galey qui avait pourtant salué le talent de Jean Forton lors de la parution de L´Épingle du jeu. Jean Forton s´est vu refuser le manuscrit de L´Enfant roi par Gallimard, son éditeur de toujours. Il est mort le 11 mai 1982 sans avoir plus jamais publié, hormis quelques nouvelles dans la presse locale.
Ces deux dernières décennies –bien que le grand public et quelques titres de presse le boudent encore- il fut quand même réhabilité grâce au travail très méritoire de quatre petits éditeurs : L´Eveilleur que j´ai mentionné au début, Le Dilettante, Le Festin et Finitude (maison d´édition bordelaise aussi). Nombre de ses titres ont été réédités et des inédits ont été publiés dont La vraie vie est ailleurs. Enfin, au niveau des études critiques, il faut applaudir le travail remarquable de Catherine Rabier-Darnaudet.
Le Grand Mal-puisé dans les souvenirs heureux du temps passé au lycée Montaigne à Bordeaux, entre onze et treize ans et de quatorze à quinze ans-, comme la plupart des romans de Jean Forton, est hanté par le thème de la fuite, mais c´est avant tout le roman de l´adolescence  –un autre sujet récurrent dans les œuvres de l´auteur-, le grand âge où l´on se cherche des repères, l´âge à la fois de l´innocence et de l´irrévérence, mais aussi d´une sourde inquiétude, l´âge de la découverte de l´amour mais également du désarroi devant le monde incohérent des adultes.
L´intrigue du roman se déroule dans une grande ville portuaire –dans laquelle on pourrait reconnaître Bordeaux et sa petite bourgeoisie provinciale- de la fin des années cinquante où des fillettes disparaissent, la plupart étant de jeunes étudiantes au collège du Sacré-Cœur. Dans le même temps, Arthur Ledru et Friedman sont deux collégiens rapprochés par un coup du sort alors que tout les séparait.  Ils s´amourachent des mêmes filles, un petit jeu sans conséquence, jusqu´à ce que l´un et l´autre s´éprennent de Nathalie, la jeune sœur de leur nouveau camarade, l´ambigu Stéphane qui finit par avoir un ascendant pernicieux sur eux deux les faisant passer par des rudes épreuves afin de savoir lequel était le plus amoureux de Nathalie. Ils s´inventent un univers en opposition à celui de leurs parents, tout en cherchant à en percer les mystères. S´ils veulent d´une part devenir adultes, un univers qui leur est  a priori inaccessible, d´autre part, ils s´aperçoivent que le monde des adultes est d´une hypocrisie qui n´a rien à envier-bien au contraire, elle frôle parfois le sordide- à la ruse gauche de l´adolescence. Un jour, Ledru découvre  que sa sœur Cécile, profitant de l´absence des leurs parents dans la maison, a invité son  fiancé dans sa chambre. Ledru, choqué dans un premier temps, finit par en tirer avantage auprès de sa sœur contre la promesse de ne rien souffler à leurs parents. Comme l´a si bien écrit Matthieux Giroux à propos du Grand Mal dans le magazine Philitt : «À la franchise inconditionnelle qui est l’apanage de l’enfance et à la pureté des premières amitiés se substitue la profonde hypocrisie qu’accompagne souvent les relations de circonstance. On se lie avec quelqu’un pour obtenir quelque chose, on apprécie quelqu’un pour ce qu’il possède et non plus pour ce qu’il est, on se fait ami avec untel car on en tire un certain prestige social… De même, avec le commencement des passions amoureuses, s’ouvre à l’adolescent tout un pan de la vie humaine caractérisé par son impureté morale: la jalousie, le désir de possession, le ressentiment… « Il avait son enfance derrière lui. Il abandonnait cette triste période où chaque jour semble marquer un progrès, mais dérisoire, mais lent ; où l’on a la pénible sensation qu’un cocon vous oppresse, qui peu à peu se déchire. Il avait fait sa mue », écrit Forton à propos du jeune Ledru. Pourtant, si mue il y a, c’est une mue inversée. Ce n’est pas la chrysalide qui devient papillon mais le papillon qui devient chrysalide. Si vieillir est une fatalité, ce n’est pas pour autant un progrès. L’adolescence incline l’existence vers la partie la plus méprisable de la vie. Elle transforme pour toujours la psychologie des enfants afin qu’ils s’adaptent aux conventions sociales. Contrairement à ce que laissent penser certains lieux communs, le passage à l’âge adulte n’est pas un accomplissement mais un renoncement».
Quand les quatre jeunes –Ledru, Friedman, Nathalie et Stéphane- près de la fin tentent de s´enfuir, ils n´avancent que de quelques kilomètres pour retourner enfin à la case départ comme si l´adolescence était enfermée dans ses propres limites, comme si ce n´était que le rêve qui donnait aux adolescents l´illusion que le monde était à leur portée. Un monde au bout du compte monotone où le train-train quotidien se superpose aux événements tristes comme celui de la disparition des jeunes filles. Ainsi, à la page quarante –trois, M. Friedman dit-il à M. Charles Ledru : «Moi(…), ça me fait penser aux mouches. C´est bête, les mouches. Vous leur fichez un coup de tapette et vous en écrasez une bonne vingtaine. Eh bien, au bout d´un moment, les autres reviennent. Elles n´ont rien compris. Elles ne comprendront jamais rien». À l´instar des mouches, les gens ne comprennent jamais rien et reproduisent les mêmes erreurs, ne pensant qu´à se regarder leur nombril. Néanmoins, il y en a encore qui tentent d´imprégner leur vie de poésie et de philosophie et réfléchissent au «Grand Mal», comme le personnage Gustave, portraitiste ambulant qui critique M. Friedman après que celui-ci eut giflé son enfant qui avait barboté dans la caisse de son petit café. En même temps, Gustave lui dit qu´il ne doit pas s´en faire : « Oh, soyez modeste. Votre crime n´est pas de ceux qui révoltent. Des pères qui giflent leurs fils, cela se voit chaque jour. Mais cette faute, mettons légère, s´apparente tout de même au grand mal. Elle en est le faible reflet. Elle concrétise le dernier aboutissant du mal universel, la méconnaissance d´autrui, la négation des autres. Jouir aux dépens des autres, les ramener au rang d´objet, de choses. Par lucre ou par idéal, par vengeance ou par simple goût de la cruauté, vous en arrivez aux crimes les plus atroces. Esprit de confort ou nationalisme, appât du gain ou soif de liberté, vos excuses sont multiples. Mais la différence n´est pas lourde qui sépare l´assassin de la rue Porte-Vieille du plus pur révolutionnaire. Le mal est le même. Soi d´abord. Soi… Son bien être. Portefeuille ou idéologie, peu importe. Le résultat est identique. On pille, on torture, on tue. Le voilà, le grand mal, le mal à détruire».
Le Grand Mal a connu un énorme succès critique, on l´a vu, lors de sa parution – il a même été traduit en anglais par Ann-Yvette et Alan Stewart sous le titre The Harm is Done*, chez Jonathan Cape-, mais il fut lui aussi éclipsé par la suite en raison de la quarantaine éditoriale qui a touché Jean Forton après Les sables mouvants. Pourtant, lors de la mort de cet immense écrivain, Jacques Brenner, l´éditeur Dominique Gaultier, et une nouvelle génération de critiques comme Raphaël Sorin et Jérôme Garcin ont rappelé l´importance et de ce roman et de toute l´œuvre  de Jean Forton.
Comme l´écrit Catherine Rabier-Darnaudet dans sa belle postface de cette nouvelle édition de ce grand roman, Jean Forton a su parler de la jeunesse avec une lucidité d´autant plus remarquable qu´elle mettait en évidence, dix ans avant, le malaise à l´origine de la révolte de 1968. Et, à la fin de cette même postface, elle rend hommage à Jean Forton d´une manière encore plus expressive : « La jeunesse du Grand Mal ne nous parle pas seulement de ces années où la France se réveillait de son cauchemar de la guerre : elle nous parle aussi d´une insatisfaction qui traverse les siècles, celle des enfants qui rêvent de pureté et de beauté, mais se heurtent aux limites et aux laideurs de la réalité des adultes. Ce dont Forton ne s´est, apparemment, jamais remis».     
   
  *L´édition de poche de 1964 chez Panther Books avait le sous- titre suggestif de «a frightening novel of corrupt innocence («Un effrayant roman sur la corruption de l´innocence»).

Jean Forton, Le Grand Mal, postface de Catherine Rabier Darnaudet, L´Eveilleur, Bordeaux, février 2018 (première édition : Gallimard, 1959).     
                                                           


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