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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 29 mars 2019

Chronique d´avril 2019.


Siegfried Lenz et le transfuge.

 Après la fin de la seconde guerre mondiale, l´Europe était, on le sait, ravagée. La reconstruction était difficile, il fallait, à vrai dire, repartir à zéro, surtout en Allemagne où l´on s´interrogeait par-dessus le marché sur l´intolérable, l´innommable, l´Holocauste.
Le quotidien des gens était plutôt sombre, mais il fallait mener sa vie le mieux que l´on pût. Côté littérature, les gens n´avaient pas tellement envie de témoigner, mais la fiction était toujours là pour remplir le vide.
Au début des années cinquante (1951), un jeune journaliste répondant au nom de Siegfried Lenz publiait son premier roman Il y avait des autours dans l´air, un roman qui n´est pas passé inaperçu et a trouvé un écho favorable auprès de la critique littéraire.
Celui qui est devenu plus tard un des écrivains allemands les plus respectés de sa génération est né le 17 mars 1926 à Lyck. La ville- aujourd´hui Elk, en Pologne –était alors allemande et faisait partie de la Prusse Orientale (Mazurie). En 1943, il s´est vu contraint d´interrompre ses études pour s´engager dans la marine de guerre. Sommé de participer à l´exécution d´un camarade, il a déserté à la veille de la capitulation et s´est réfugié au Danemark. Il a été fait prisonnier par les Anglais, puis employé comme interprète pour une commission de licenciement dans l´administration. Entre 1946 et 1949, il a fait des études de littérature anglaise et de philosophie et en 1950 il est devenu rédacteur dans les pages culturelles du journal Die Welt, fondé à Hambourg par les Britanniques en 1946.
Le succès de son premier roman a poussé Rudolf Soelter, le directeur éditorial de Hoffmann und Campe, à signer avec le jeune écrivain un contrat pour un nouveau roman qui devrait s´intituler C´est là qu´on se reverra. Siegfried Lenz s´est mis au travail et la première version du roman était prête dès la fin de l´été 1951. L´engouement de l´éditeur l´a incité à porter le tapuscrit à la connaissance de trois prestigieux titres de presse, à savoir Die Zeit, Neue Zeitung et Frankfurter Allgemeine. C´est tout à fait surprenant d´ailleurs que ce qui n´était alors qu´un projet de roman, aussi cohérent fût-il, eût droit de cité dans un volumineux compte –rendu consacré aux nouveaux romans sur la Seconde Guerre Mondiale dans l´hebdomadaire Die Zeit, sous la plume de Paul Hühnerfeld qui avait déjà applaudi la parution du premier roman de l´auteur : «L´atmosphère de la campagne de Russie, la tempête de neige en hiver, les maisons de village pareilles à des points noirs perdus dans le néant blanc, le soleil brûlant en été, les moustiques, la poussière des pistes, les coups de feu tirés par les résistants depuis la cime des arbres –tout cela prend un relief angoissant quand on lit le roman de Siegfried Lenz…C´est là qu´on se reverra, à paraître prochainement chez Hoffmann und Campe à Hambourg».
Tout portait donc à croire que le roman serait publié à brève échéance. La deuxième version était prête portant le titre que l´auteur avait envisagé à maintes reprises : Le Transfuge. Toujours est-il qu´au dernier moment la parution du roman a échoué. La prépublication fut refusée par plusieurs journaux et l´expert qui a pris en charge la révision du manuscrit, Otto Görner, a émis des réserves de fond, ayant trait au sujet du roman. Il paraît que Görner considérait un roman sur les déserteurs de la Wehrmacht passés du côté de l´Armée Rouge comme inimaginable dans le climat politique de l´ère Adenauer et étant donné que les rapports entre les puissances occidentales et l´Union Soviétique n´étaient pas au beau fixe, il proposait à Lenz de reformuler les personnages. Le projet a fini par être mis de côté et l´écrivain a enfoui le manuscrit dans un tiroir. Ce revers n´a pas, loin s´en faut, entamé la carrière littéraire de Siegfried Lenz dont les succès lui ont permis de vivre de sa plume dès le début des années soixante.  Enfin, en 1968, il a publié le roman qui serait tenu pour son chef d´œuvre, La leçon d´allemand. Jusqu´à sa mort, en 2014 (le 7 octobre à Hambourg), Siegfried Lenz, en écrivain engagé, convaincu donc que l´écrivain avait un rôle moral à jouer, n´a pas cessé de réfléchir dans ses œuvres sur la responsabilité collective, l´exclusion et la fragilité de l´être.
En 2016, Son éditeur Hoffmann und Campe a finalement publié- donc, à titre posthume- ce «deuxième» roman de Siegfried Lenz, intitulé Le transfuge, dont la traduction française a paru en octobre dernier dans la collection Pavillons chez Robert Laffont.
Le récit s´amorce et se termine vers 1950-éventuellement 1951- alors que l´action principale nous plonge dans le dernier été avant la fin de la seconde guerre mondiale. Le soldat Walter Proska est affecté dans une petite unité chargée d´assurer la sécurité d´une ligne de chemin de fer au plus profond de la forêt, à la frontière de l´Ukraine et de la Biélorussie, territoire connu pour être infranchissable depuis les guerres napoléoniennes. Dans cette région marécageuse, des hommes sont abandonnés par leurs propres troupes face aux résistants. Ils doivent subir, outre la chaleur accablante et les piqûres de moustiques, les ordres absurdes et abominables d´un caporal-chef au bord de la folie. Tant les militaires allemands que les résistants parlent parfois un dialecte ou un sabir, conséquence de la complexité linguistique dans ces contrées et énorme défi pour le traducteur.
Dès le deuxième chapitre, on découvre Wanda qui réapparaît encore le long du récit et qui pose un dilemme à Walter Proska qui ne parvient pas à oublier cette jeune résistante polonaise qui est – triste ironie du sort -  la sœur d´un soldat qu´il a tué. La guerre a aussi ceci d´inhumain, elle peut pousser un soldat à devoir choisir entre la patrie ou l´amour, ou entre l´amour pour la patrie ou l´amour physique ou spirituel. Néanmoins, quand on est en guerre, peut-être le soldat n´a-t-il même pas le temps de réfléchir à ces questions. Ou peut-être si, paradoxalement, en ces temps morts où l´on guette l´ennemi farouche, où l´on est en train d´attendre qu´il donne signe de vie. Walter Proska d´ailleurs ne cesse de chercher les réponses aux questions qui l´obsèdent : entre le devoir et la conscience, quel est le plus important ?
En ces temps morts, on peut parler sur les sujets les plus divers avec les autres soldats et pour Walter Proska les conversations avec l´étudiant Wolfgang Kürschner, surnommé Petit Pain au lait, sont particulièrement enrichissantes puisqu´elles le poussent à s´interroger sur la guerre, la patrie ou la condition humaine. Sur la guerre et la patrie, l´Allemagne, le devoir militaire, on peut lire à la page 93 ce qui suit dans la voix de Wolfgang : «Ils ont essayé de nous griser avec une injection raffinée du sérum du devoir. Chez nous, quand quelqu´un joue de la flûte du patriotisme, une centaine d´auditeurs ont tout à coup la gorge brûlante, desséchée, ils demandent un verre de conscience nationale ! Voilà la vérité. Alors, on boit à la santé de la patrie, on jure sur la tête de la patrie, et on est piégé». Plus loin, le même Wolfgang, qui se définit lui-même comme un loup solitaire, poursuit ses réflexions : «-Regarde, Walter : dans le monde, il faut partir à la recherche du bien. Cela semble banal, je le sais. Mais comme le mal se présente sous maintes formes, il nous faut revoir nos résolutions contaminées, trouver les endroits endommagés et colmater les trous dans les résultats de notre réflexion(…) Il faut avoir la force d´envoyer balader une chose après laquelle on a couru pendant une vingtaine d´années lorsqu´on constate qu´elle n´est pas simplement fausse, mais infâme, sournoise, dangereuse et criminelle. Tu sais peut-être ce que je veux dire. Nous devons nous défier des joueurs de flûte nationaux. Faire le sourd, se rincer les oreilles, se boucher les tympans avec de la cire ! Outre la liberté, je chéris le scepticisme. Nous devrions charrier dans les cœurs le fumier de la liberté et y planter le scepticisme».
Ce côté philosophique, à la fois désabusé et lucide, de Wolfgang, on le retrouve encore le long du roman, surtout aux pages 168 et 169 où il lit à Walter une lettre qu´il est en train d´écrire à sa mère où il donne encore une fois libre cours à ses réflexions : «Et tu peux en effet toujours te consoler en songeant que la mort n´est rien d´autre que l´ultime et sans doute aussi la plus énigmatique forme de sommeil. Le sommeil bourgeois- qui, en cela, diffère évidemment de la mort- est une période de vacances limitée dans le temps, une fonction objective. Ne va pas dire cependant que pour cette raison, la mort  marche à côté de nous sans véritable propriété. Elle sait bien pourquoi elle demeure notre voisine. Nous, bien sûr, nous l´ignorons et aucun de nous ne l´apprendra jamais. Elle ne se rabaisse pas à lier conversation avec nous, la mort est à juste titre imbue de sa personne(…) La mort, maman, est un homme. Tu peux le trouver vaniteux, tu peux le trouver injuste ou même mesquin : tu devras bien reconnaître cependant qu´il est imposant dans sa solitude, dur, vigoureux, fiable et courageux».
Puisque, d´après Wolfgang, le ressentiment nationaliste est la racine de l´arrogance allemande et de la conviction d´être le peuple élu, il décide de rejoindre l´Armée Rouge. Walter qui dans un premier temps ne peut nullement cacher sa stupéfaction, doublée d´une claire indignation devant la «trahison» de son camarade, finit par lui emboîter le pas et «débarrasser le monde de la clique».
Après la guerre on retrouve Walter Proska dans la zone soviétique, devenue la RDA (République Démocratique Allemande). Walter Proska est un homme inquiet qui traîne une lettre un peu comme un boulet, une lettre adressée à sa sœur où il soulage sa conscience en lui apprenant que pendant la guerre il a été le responsable pour la mort de son beau-frère. Mais un homme inquiet également parce que l´évolution du régime communiste le fait croire à une énorme supercherie. Aussi finit-il par passer à l´Ouest dans la toute nouvelle République Fédérale Allemande, issue des zones américaine, anglaise et française.
Le dénouement du roman apporte, comme nous le rappelle d´ailleurs le traducteur Frédéric Weinmann dans sa postface, un nouvel éclairage sur les raisons pour lesquelles le projet de publication du roman a été abandonné au début des années cinquante. Il affirme –et l´on ne peut qu´y souscrire- que l´argument avancé par Otto Görner-qui était, à vrai dire, un ancien partisan du régime nazi, recyclé après la guerre- ne tient pas la route. Siegfried Lenz aurait très bien pu lui répliquer que le fait que son personnage –Walter Proska- eût voulu quitter la zone soviétique configurait une dénonciation du régime communiste. La cause de la censure éditoriale était que Le Transfuge n´était pas un roman sur l´horreur ou de l´absurdité de la guerre, mais sur la responsabilité morale de l´individu en général- et du soldat en particulier –sur les conséquences de l´expérience de la guerre et sur la difficulté du retournement. Même le protagoniste, comme le souligne Frédéric Weinmann, n´est pas forcément un personnage sympathique et, en aucun cas, un héros : «Ce rôle revient à Wolfgang Kürschner, alias Petit Pain au lait, qui change de camp de manière réfléchie et qui, bien entendu, meurt à la fin. Plusieurs critiques allemands, dont Friedmar Appel, ont même remarqué qu´on ne savait pas bien pourquoi Proska décidait de passer à l´ennemi. De fait, sa résolution apparaît comme la suite logique mais en grande partie instinctive de ce qu´il a vécu. Il montre en quelque sorte qu´il n´était pas besoin d´être un héros pour franchir le pas».
Frédéric Weinmann ajoute que ce qui pousse Proska à trahir ses camarades, c´est essentiellement l´affection pour Wolfgang, un jeune étudiant plus intelligent que lui, son amour tragique pour la sœur d´un soldat qu´il a tué, sa haine du caricatural sergent chargé de la place forte et la leçon magistrale que lui fait le résistant qui le surveille, en somme- toujours selon Frédéric Weinmann-, un concours de circonstances qui provoque en lui un choc et lui dessille les yeux. 
On ignore ce qui serait devenu ce roman si Siegfried Lenz l´avait retravaillé en vie. Toujours est-il que Le Transfuge est un triomphe posthume et une preuve irréfutable de l´indiscutable talent de cet écrivain, assurément un des plus grands que l´Outre-Rhin eût connus dans la deuxième moitié du vingtième siècle.

Siegfried Lenz, Le Transfuge, traduit de l´allemand par Frédéric Weinmann, travail rédactionnel de Günter Berg et Astrid Roffmann, postfaces de Günter Berg et du traducteur, collection Pavillons, Éditions Robert Laffont, Paris, octobre 2018.  

 

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