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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mercredi 29 avril 2020

Chronique de mai 2020.

Macedonio Fernández: le génie de l´inachèvement.


«Macedonio Fernández écrivit- Ricardo Piglia nous le rappela –en une langue qui n´existe pas, en marge du discours. Il se retrouva devant le désarroi du langage, devant l´inquiétude portée par des paroles rongées, une esthétique qui s´amenuise, enfin obligé lui-même de redéfinir un monde. D´aucuns définirent cela comme étant de l´avant-garde. L´écriture de Macedonio n´en est qu´un présage : la littérature est la forme privée d´exprimer une société utopique. Les papiers de Macedonio Fernandez sont les archives de cette société utopique». C´est par ces paroles que débute l´excellente introduction qu´a fait Fernando Rodriguez Lafuente pour la collection Letras Hispánicas des éditions Catedra du Musée du Roman de l´Éternelle (Museo de la Novela de la Eterna, en espagnol), œuvre originale, atypique et inclassable de l´écrivain argentin Macedonio Fernandez.
Jorge Luis Borges (1899-1986) l´appelait son maître et tenait celui qui avait été un ami de son père (Jorge Borges) pour l´homme le plus extraordinaire qu´il eût jamais connu. Dans une chronique littéraire du Monde, publiée le 22 octobre 1993(reprise par le recueil de 1996, Une passion en toutes lettres), à l´occasion de la parution en français de l´ouvrage cité plus haut, Hector Bianciotti (1930-2012), auteur argentin qui maniait somptueusement la langue française, écrivait que le but de Macedonio était l´identification de la réalité avec l´expérience la plus intime de la conscience et «tout convaincu qu´il fût que la sensibilité ne renseigne que sur elle-même, et que si l´on croit que l´émotion renseigne sur ce qui la provoque on n´est pas un artiste, mais un métaphysicien, il ne peut s´empêcher d´être et l´un et l´autre –même si la seule chose qui lui tînt vraiment à cœur  ne consista en rien d´autre que dans l´art et l´amour». Se heurtant à deux faits inéluctables, la souffrance et la mort, et convaincu que l´on trouve toujours la mort avant la vérité, il rêvait d´être l´Artiste qui «se soucie même de l´ombre des choses pour que le jour ne les abîme pas» et vit dans une «semi-clarté», à «mi-veille» sans reconnaître complètement les événements et les états puisque, en dehors de la passion, la probabilité dominante est la souffrance.
Déjà dans une chronique précédente (du 10 avril 1992), publiée aussi dans le prestigieux quotidien parisien, lors de la parution de Papiers de Nouveauvenu et Continuation du Rien (Papeles del Reconvenido y Continuación de la Nada), Hector Bianciotti rappelait le début du texte intitulé «Autobiographie» - inclus dans ce volume- qui ne compte pas plus de trente lignes : «L´univers ou la réalité et moi naquîmes le 1er juin 1874, et il est facile d´ajouter que les deux naissances se produisirent près d´ici et dans une ville Buenos Aires. Il y a un monde pour chaque naître, et le pas naître n´a rien de personnel, mais signifie tout simplement que le monde n´est pas. Naître sans le trouver n´est pas possible : on n´a jamais vu un moi se retrouver sans monde à la naissance, ce qui m´induit à croire que c´est nous-mêmes qui apportons la Réalité qui s´y trouve, et qu´il n´en resterait rien si effectivement nous mourions, comme certains le craignent».
Docteur en droit, Macedonio Fernández –né, on l´a vu, le 1er juin 1874 et décédé le 10 février 1952- n´a exercé sa profession de juriste que pendant quelques années. En 1897, l´année où il a obtenu son doctorat, il a fondé avec Julio Molina y Vedia et Arturo Mascari une colonie anarchiste au Paraguay qui a duré le temps que durent normalement ces utopies. S´étant marié plutôt jeune à Elena de Obieta (dont les échos nous parviennent dans son œuvre sous le nom d´Elena Bellamuerte), il est devenu veuf en 1920 et a confié ses quatre enfants à sa famille. Depuis lors, il a entamé une vie d´errance et d´écriture habitant de petits appartements ou de petites chambres de pensions plutôt modestes. Il est passé maître dans l´art de ne rien faire et de rester solitaire, ne vivant que pour penser et écrire, mais n´emportant jamais les manuscrits lorsqu´il changeait d´adresse. Macedonio Fernández fréquentait les jeunes écrivains ou amis de Borges –proches pour la plupart du mouvement ultraïste- qui le vénéraient et qui se réunissaient dans le Café Royal, le Keller, une confiserie du quartier Once ou d´autres lieux où les «tertulias», les célèbres cercles d´intellectuels, animaient les soirées de la capitale argentine. De ces salons littéraires faisaient partie, outre Borges, Oliverio Girondo, Leopoldo Marechal, Raul Scalabrini Ortiz et même parfois Ricardo Güiraldes. Ses calembours, ses anecdotes, ses histoires cocasses enchantaient les interlocuteurs de ce personnage atypique qui proposait un renouveau littéraire contre la tradition réaliste. De ces soirées, de ces boutades dont Macedonio Fernández avait le secret, d´aucuns ont gardé des souvenirs particulièrement hilarants, comme l´époque où il a présenté le projet de devenir président de l´Argentine-une candidature que certains amis ont promue à travers une pétition lancée dans le quotidien Crítica- une tâche assez facile, selon lui, s´inspirant du fait que le nombre de ceux qui se proposaient d´ouvrir un bureau de tabac ou une pharmacie était de loin supérieur aux postulants à la présidence de la République.         
En 1928, est paru son premier livre Tout n'est pas veille lorsqu'on a les yeux ouverts (No todo es vigilia de los ojos abiertos), une collection de réflexions métaphysiques, de paradoxes humoristiques, de textes déjà publiés dans des revues. C´était un livre de nature à déboussoler le lecteur qui se demande si l´auteur veut bien se moquer de lui, le pousser à la réflexion, ou démontrer une thèse doctrinale. Le livre introduit dans un conte ou un poème quelque énoncé philosophique et des accents humoristiques. D´après Fernando Rodríguez Lafuente, dans l´introduction citée plus haut : «Ce livre établit un dialogue intermittent avec le lecteur qui vise à justifier les digressions continues dont le but n´est autre que celui de pousser le lecteur lui-même à découvrir les idées qui s´expriment au fur et à mesure qu´elles se produisent. Cet ensemble d´idées et de procédés, en guise de brouillon, de papiers détachés écrits par un personnage de roman(…), qui interfère dans l´argumentation de l´auteur, qui investit et quitte l´ouvrage, manifeste déjà le monde idéologique très particulier de Macedonio(…).En somme, le livre représente une ébauche de la littérature du rien qui configurera les paramètres esthétiques de Macedonio et dont la caractéristique serait de faire croire au lecteur qu´au moyen de la littérature, il est possible de se soustraire à la mort».   
Papiers de Nouveauvenu (Papeles de Reciénvenido) est son deuxième livre. Il fut publié en 1929 dans la prestigieuse collection «Cuadernos del Plata, dirigée par l´écrivain mexicain Alfonso Reyes qui était à l´époque ambassadeur de son pays en Argentine. Le livre a paru à l´instigation de Borges devant le désintérêt de Macedonio Fernández. Borges a lui-même revu les preuves et s´est occupé de l´édition. Encore une fois, nous sommes devant un livre hybride qui rassemble des articles, des essais, des soties. Cette hétérogénéité traduit la volonté de l´auteur de bousculer les genres littéraires, d´appeler à la fantaisie, d´abolir la succession temporelle. Comme le souligne encore Fernando Rodríguez Lafuente : «C´est, ce que Macedonio dénomme «la fête de l´intellection» associée à la «Théorie de l´humour» où il cherche la création d´un humour d´inspiration intellectuelle par le biais de mécanismes associatifs du langage, jeux de mots, insertion de variantes en modèles fixes, équivoques, polysémies, néologismes(…)Macedonio poursuit une confrontation radicale entre réalité et irréalité. Aussi utilise-t-il la digression narrative en tant qu´instrument de distanciation devant la lecture ; digression, fragment, plaisanterie sont trois caractéristiques de sa prose. Il s´agit de présenter un schéma argumentatif solide qui puisse établir sa propre cohérence interne à travers les textes humoristiques puisque, en chacun d´entre eux, perce un désir désespéré d´immortalité-la clé ontologique de toute l´œuvre littéraire de Macedonio- et une volonté intrépide de détruire les éléments matériels qui donnent un sens à la mort (…)Macedonio prie le lecteur de se maintenir attentif et de ne pas se distraire, si jamais il s´endort, ou pire encore, qu´il change alors de livre».
Quant à celui que l´on considère communément –outre sa poésie complète- comme son ouvrage le plus emblématique, Le Musée du Roman de l´Éternelle (Museo de la Novela de la Eterna) qui, d´après Hector Bianciotti, l´on saurait difficilement apprécier si l´on n´a pas lu d´abord  Papiers de Nouveauvenu suivis de Continuation du Rien,  c´est un ensemble de prologues ou de préfaces, écrits pendant plusieurs années-successivement mis à l´écart et repris plus tard -,que l´on pourrait qualifier de fiction ou journal intime, méditatif et raisonneur livre d´heures ou théorie de la littérature. Tout porte à croire que c´était le livre pour lequel il éprouvait un attachement particulier car, comme l´écrivait encore Hector Bianciotti, «en dépit de ses innombrables déménagements de pensions en garnis, la masse de feuillets retrouvés l´accompagna toujours, avec son rasoir intermittent, son poncho, et cette guitare amie sur laquelle il jouait, de sa main lente, des morceaux de son invention pour tenir compagnie à ses pensées. Schopenhauer, dit-on, jouait chaque jour toutes les partitions de Rossini connues à l´époque dans leur version pour flûte, mais, lui, pour oublier sa philosophie». Ce Musée du Roman de l´Éternelle, ajoutait Hector Bianciotti, est un de ces livres qu´il suffit d´ouvrir à n´importe quelle page pour y puiser du réconfort, sourire, s´étonner, rire par instants aux éclats, être saisi par quelque sentence à la saveur antique, et qui trouvera sans peine le chemin de notre mémoire pour s´y nicher durablement. Ouvrage, à l´instar de tous ceux que Macedonio a produits, quasiment intraduisible, exigeant du traducteur un labeur de recréateur, voire de jongleur, étant donné que jongler avec les mots était en quelque sorte le plaisir auquel le génie argentin se livrait lui-même.
Jorge Luis Borges a écrit un jour que le meilleur de Macedonio Fernandez était sa conversation. Mieux que de le lire, il fallait plutôt l´avoir connu. La tradition orale joue néanmoins un rôle important dans son œuvre. Ricardo Piglia (1940-2017) qui a consacré un livre à Macedonio Fernández sous la forme d´un dictionnaire, qui a pensé à lui en écrivant son roman La ville absente (La ciudad ausente), et qui a fait un documentaire sur cet auteur atypique, a écrit dans son livre Des Formes brèves (Formas breves, inédit en français) que chez Macedonio l´oralité n´est jamais lexicale, elle se joue dans la syntaxe et le rythme de la phrase et que Macedonio est l´auteur argentin qui écrit le mieux le langage parlé depuis le poète José Hernández(1834-1886), auteur du Martín Fierro, inspiré par le gaucho, figure populaire argentine. Ricardo Piglia met aussi l´accent sur le caractère novateur de la prose de Macedonio : « La pensée négative chez Macedonio Fernández. Le rien : toutes les variantes de la négation (paradoxes, nonsense ; antiroman, antiréalisme). Surtout la négativité linguistique : le plaisir hermétique. L´idiolecte, la langue cryptée et personnelle. Création d´un nouveau langage comme utopie maximale : écrire en une langue qui n´existe pas». Des caractéristiques qui le rapprochaient un peu de l´écrivain italien Carlo Emilio Gadda. En fait de rapprochements, Ricardo Piglia nous laisse une courte note intéressante sur Macedonio et le célèbre écrivain polonais  Witold Gombrowicz qui a passé une vingtaine d´années en Argentine : «Jusqu´à l´arrivée de Witold Gombrowicz en Argentine, on pourrait dire que Macedonio n´avait personne à qui parler sur l´art de faire des romans. Trans-Atlantique, roman argentin, est déjà un roman «macédonien» (aussi bien que Ferdydurke). À partir de Gombrowicz, on peut lire Macedonio. Mieux que ça, Gombrowicz nous fait lire Macedonio».
Macedonio Fernández est, sans l´ombre d´un doute, une figure incontournable de l´histoire de la littérature argentine, mais est-il un mythe ? En 1995, dans le documentaire sur Macedonio cité plus haut, réalisé par Ricardo Piglia, le poète Ricardo Zelarayán (1922-2010) affirmait là-dessus : «On a peut-être fait un mythe du personnage, ce qui a involontairement desservi Macedonio puisque cela a empêché la lecture attentive de son œuvre et, l´œuvre de Macedonio, il faut la lire attentivement. Notre écrivain le plus fameux, Borges, y a contribué lui aussi, à telle enseigne qu´une rumeur courait que Macedonio était une création de Borges».  Il y a, entre autres, des lignes de Borges qui entérinent en quelque sorte l´avis de Ricardo Zelarayán. On les trouve dans Livre de Préfaces (Prólogos con un prólogo de prólogos) :«Pour Macedonio, la littérature était moins importante que la pensée et la publication moins que la littérature, c´est-à-dire, presque rien. Milton ou Mallarmé cherchaient la raison de leur vie dans la rédaction d´un poème ou peut-être d´une page ; Macedonio voulait comprendre l´univers et savoir qui il était ou s´il était quelqu´un. Ecrire et publier étaient pour lui des choses subalternes. Au –delà du charme de son dialogue et de son amitié, Macedonio nous proposait l´exemple d´un mode intellectuel de vivre (…) Macedonio était un homme tourné vers la contemplation qui condescendait parfois à écrire et très rarement à publier».  D´autre part, l´écrivain German García, qui en 1967, à l´âge de 22 ans, avait écrit un livre rassemblant des témoignages de ceux qui avaient fréquenté Macedonio Fernández, déclarait dans le documentaire déjà cité que notre atypique auteur écrivait, au fond, pour ne pas devenir fou.
Dans une lettre à Borges, Macedonio Fernández a écrit : «Emancipons-nous de l´impossible, de tout ce que nous cherchons et croyons parfois qui n´existe pas, et pire encore, qui ne peut pas exister». Poète, romancier, conteur, essayiste, philosophe, Macedonio Fernández a tout rassemblé sous la même bannière, celle d´une littérature singulière. Une littérature qui cultivait l´inachèvement, comme si chaque inachèvement n´était que la promesse d´une expérience toujours renouvelée, d´un futur inachèvement un peu plus parfait que le précédent. Et si au bout du compte Macedonio Fernández n´était-il lui-même qu´une sorte de métaphore de la littérature ?  

Livres de Macedonio Fernández traduits en français (malheureusement presque tous épuisés en ce moment) :
Elena Bellemort et autres textes, traduit par Silvia Baron Supervielle, éditions José Corti, Paris, 1990.
Papiers de Nouveauvenu et continuation du Rien, traduit par Silvia Baron Supervielle, éditions José Corti, Paris 1992 (épuisé).
Musée du Roman de l´Eternelle, traduit et préfacé par Jean-Claude Masson, éditions Gallimard, Paris, 1993(épuisé).
Cahiers de tout et de rien, traduit par Silvia Baron Supervielle et Marianne Million, éditions José Corti, Paris, 1996 (épuisé).
Tout n´est pas vieux quand on a les yeux ouverts, traduit par Christian David, éditions Rivages, Paris, 2004 (épuisé).

 Pour ceux qui comprennent bien la langue espagnole, voici le lien pour regarder le documentaire de Ricardo Piglia cité dans la chronique:








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