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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

samedi 29 août 2020

Chronique de septembre 2020.

 


Le fou chantant ou une certaine idée de la France.

Quand on écoute la chanson «Douce France» de Charles Trenet, on se rend peut-être compte que cette France-là n´existe plus. Ce pays de son enfance, bercé de tendre insouciance, avec ses villages aux clochers et aux maisons sages, est un doux souvenir dans la mémoire de ceux qui ont vu l´image de cette vieille et ancienne France s´estomper. Il y a déjà longtemps que l´on a commencé à dire adieu à cette France qui partait, une France que Jean-Marie Rouart évoquait en 2003 dans son essai aux accents nostalgiques intitulé Adieu à la France qui s´en va. Une France dont la langue pour d´aucuns semble s´abâtardir. Une langue qui nous fait penser au titre d´un livre de Guy Dupré : Comme un adieu dans une langue oubliée. De certains écrivains on pourrait dire que leur patrie est la nostalgie, celle de son enfance, celle d´une France où l´on s´interrogeait sur ce qu´il restait de nos amours, ou celle où l´on pourrait pleurer la pauvre Julie, personnage d´une belle chanson de Trenet, «Chante le vent», plutôt méconnue. C´est que l´âme des poètes court encore dans les rues longtemps après qu´ils ont disparu. Pourtant, la nostalgie dissimule souvent que la tristesse, la souffrance, les émotions sont refoulées par les fausses apparences et ce que la société hypocritement ne considère pas séant d´être étalé au grand jour…

J´ai une tendresse particulière pour les chansons de Charles Trenet et ce pour une raison familiale. C´est que mon père, Couto e Santos, un Portugais francophone et francophile, journaliste sportif très réputé, correspondant au Portugal de L´Équipe et de France Football (une fonction que j´ai moi aussi exercée pendant quelques années), décédé en 1980 à l´âge de 55 ans dans un tragique accident de voiture, avait été dans sa jeunesse chanteur amateur, ayant chanté dans une radio populaire portugaise aujourd´hui disparue (Radio Graça) des succès de Charles Trenet. Je garde encore précieusement chez moi les disques que mon père a enregistrés en vinyle, 78 tours.  Charles Trenet et mon père se sont même rencontrés, au moins une fois, en 1947 lors d´un déplacement du fou chantant à Lisbonne. Mon père l´a alors interviewé pour un petit journal qu´il dirigeait intitulé L´Espoir, le journal bilingue des étudiants de l´École Française de Lisbonne. L´ironie de l´histoire c´est que mon père était un sacré coureur de jupons et s´en vantait sans le moindre problème alors que Charles Trenet ne pouvait afficher librement ses penchants amoureux puisque dans cette France qui n´existe plus, cette France que l´on évoque souvent avec une énorme nostalgie, l´homosexualité était – comme un peu partout, d´ailleurs- vertement punie.


                               Charles Trenet interviewé par mon père en 1947, à Lisbonne.

Il est question de Charles Trenet(1913-2001), un des plus grands génies de la chanson française- et mondiale, il faut le dire- du vingtième siècle, admirable poète qui a failli entrer à l´Académie Française, auteur de succès mémorables comme «La Mer», «Je chante», «Y`a d`la joie» et tant d´autres, puisque aujourd´hui encore, dix-neuf ans après sa mort, il y a des voix pour rappeler son orientation sexuelle comme s´il s´agissait d´un malheur, il y a des gens qui insinuent sordidement que le fou chantant était surtout un pédophile. Heureusement, pour racheter en quelque sorte sa mémoire, l´écrivain Olivier Charneux a récemment publié aux éditions Séguier un brillant récit intitulé Le prix de la joie, sur l´affaire Trenet en été 1963.

Olivier Charneux, écrivain, dramaturge et metteur en scène français, né le 25 mai 1963 à Charleville-Mézières(Ardennes), est l´auteur de romans parus chez Stock, chez Grasset et aux éditions du Seuil. Les guérir, son dernier livre avant Le prix de la joie, fut publié en 2016 aux éditions Robert Laffont.

Au préambule de ce livre, Olivier Charneux évoque ses souvenirs de 1971 alors qu´il n´avait que huit ans. À la fin d´un repas dominical, sa famille s´est mise à vilipender Charles Trenet qui venait d´apparaître à l´écran. Son grand-père a été particulièrement dur à l´égard du fou chantant : «Charles Trenet ! Les tapettes comme lui, faut les zigouiller !»


Olivier Charneux

Cette scène lui est revenue en mémoire lorsque des décennies plus tard, en regardant un documentaire à l´occasion de l´anniversaire de la disparition du chanteur, il a appris que Charles Trenet avait été incarcéré vingt-huit jours durant, entre juillet et août 1963(justement l´année où Olivier Charneux est né), à la maison d´arrêt d´Aix-en-Provence, pour avoir eu «des relations sexuelles avec des jeunes de son sexe âgés de moins de vingt et un ans». À l´époque, la majorité n´était pas à 18 ans, comme aujourd´hui, mais bien à 21 ans. De son propre aveu, Olivier Charneux n´aime pas que les hommes sortent de la mémoire et il n´aime pas non plus que la mémoire sorte des hommes. Aussi a-t-il mené l´enquête et s´est-il mis à écrire –avec brio- le journal fictionnel de Charles Trenet en prison.

Tout a commencé le 12 juillet. Charles Trenet déjeunait à la terrasse du restaurant Cintra où il avait ses habitudes lorsque soudainement une altercation a éclaté. Le fou chantant était victime d´un maître-chanteur, Richard, son employé, un jeune de moins de vingt et un ans qu´il avait accueilli chez lui avec le consentement de sa famille. Puisque Charles Trenet n´a pas satisfait ses caprices, Richard l´a menacé : «Si tu ne me files pas illico 150.000 balles, je te dénonce à la police». Charles Trenet lui a tendu un billet de 1000 francs comme on jette l´aumône à un pauvre pour s´en débarrasser. Richard a déchiré le billet de banque avec rage devant tous les clients. Plus tard, avec la complicité de deux autres jeunes, Hans et Hervé, qui fréquentaient eux aussi la maison de Charles Trenet, il a bel et bien dénoncé le fou chantant qui fut arrêté et jeté en prison.

La décision du juge ne laissait pas l´ombre d´un doute : «Monsieur Trenet, je vous inculpe pour actes impudiques et contre nature sur la personne de Richard B., mineur de moins de vingt et un ans. Je délivre un mandat d´arrêt à effet immédiat contre vous».  Il était victime d´une loi héritée du gouvernement facho et collabo de Vichy qui considérait qu´une personne homosexuelle ne saurait être capable d´un consentement éclairé avant vingt et un ans.  

Une certaine presse en a fait ses choux gras, faisant un malhonnête amalgame entre pédophilie et pédérastie, insinuant que Charles Trenet organiserait des parties fines, des «ballets bleus». Malheureusement, il s´est retrouvé seul. Quelques très rares voix du showbiz l´ont soutenu. La plupart lui ont tourné le dos. Les contacts avec le monde extérieur se résumaient aux rares visites qu´on lui rendait, surtout celles de sa mère, d´Émile Hebey, son imprésario et de Maître Max Juvénal, son avocat.

Dans la solitude de sa prison, il se livrait à une inévitable introspection : «Assis sur le rebord du lit dans ma cellule, regardant comme un adolescent mes pieds qui se balancent dans le vide, je m´interroge. Tout se mélange dans ma tête. J´ai beau avoir cinquante ans, de l´argent, des succès, des droits d´auteur, des propriétés, un répertoire enviable, je suis soudainement dépossédé de mes certitudes. Qu´ai-je fait de ma vie ?».

En prison, malgré tout, Charles Trenet a fait preuve encore de son tempérament insoumis. Certes, il était en butte aux quolibets des autres prisonniers, mais des gens le respectaient comme quelques gardiens et ses compagnons de cellule, Henri et André. La prison fut l´occasion pour lui de plonger dans ses souvenirs : son enfance, sa jeunesse, sa carrière, les insinuations d´une supposée origine juive pendant l´Occupation (Trenet comme anagramme de Netter), puis à la Libération les accusations de collaborationnisme, enfin les ennuis précédents avec la justice, surtout lors de son séjour aux États-Unis.

Libéré au mois d´août, il fut condamné à un an de prison avec sursis et 10.000 francs d´amende en janvier 1964. Quelques mois plus tard, en juin, la condamnation était réduite à une amende de 5.000 francs et aucune peine de prison n´était prononcée.

Jacques Brel a affirmé un jour : «Sans Charles Trenet, nous serions tous devenus des experts -comptables». Néanmoins, le fou chantant a dû faire une traversée du désert. Rejeté par le métier, délaissé par les maisons de disques, boudé par le public, il a décidé de faire ses adieux en 1979. En 1981, sous Mitterrand, il fut véritablement réhabilité. Le garde des Sceaux, Robert Badinter, a fait voter une loi d´amnistie concernant les personnes condamnées pour des actes contre nature envers des mineurs du même sexe.

Le moins que l´on puisse dire sur Le prix de joie c´est qu´il s´agit d´une vraie réussite. Olivier Charneux a su brosser un portrait émouvant de Charles Trenet qui nous enivre par sa simplicité. Sa reconstitution à la première personne, sous forme de récit, d´un  épisode très particulier de la vie du fou chantant est si authentique qu´on oublie parfois qu´on n´est pas devant une fiction, tellement on a l´impression de lire vraiment un témoignage livré par Charles Trenet lui-même.

La postérité ne gardera aucun souvenir de ceux qui ont voulu rayer le fou chantant de l´histoire de la musique française. Par contre, les chansons de Charles Trenet, presque vingt ans après sa mort, courent encore dans les rues…

 

Olivier Charneux, Le prix de la joie, éditions Séguier, Paris, avril 2020.

 

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