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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

lundi 29 mai 2023

Chronique de juin 2023.

 


L´imagination prodigieuse de Miroslav Krleza.

J´ignore si Miroslav Krleza aurait souscrit à la célèbre phrase de Romain Gary –que l´on trouve dans Éducation Européenne et Pour Sganarelle-  selon laquelle le patriotisme c´est l´amour des siens et le nationalisme la haine des autres. Toujours est-il que, né croate le 7 juillet 1893 à Zagreb –qui faisait alors partie de l´empire austro-hongrois -, Miroslav Krleza (prononcez Karleja) était rétif aux nationalismes, lui qui était considéré comme un des trois grands écrivains –aux côtés d´Ivo Andric et de Danilo Kis – de ce pays dénommé Yougoslavie (littéralement les Slaves du Sud), qui a pris forme après la fin de la première guerre mondiale et l´effondrement des grands empires européens, intégrant des Serbes, des Croates, des Slovènes, des Monténégrins, des Macédoniens ou des Bosniens outre quelques minorités qui peuplaient ce nouveau pays. La Yougoslavie, qui fut souvent vue par des enthousiastes du fédéralisme comme préfigurant une future Union Européenne, s´est démembrée dans la douleur, la haine et la guerre. Les plus jeunes n´ont évidemment pas mémoire des carnages et des génocides de l´époque (années quatre-vingt-dix). Aussi pourraient-ils penser –certains d´entre eux, à tout le moins -,dans leur insouciance aveugle propre des temps modernes où l´amnésie épouse l´ignorance, que la Yougoslavie était un quelconque pays de cocagne comme la Blithuanie ou la Blathuanie ou encore la Coromandie, toutes des régions de la Karabaltique, double symbolique des Balkans, inventé par Miroslav Krleza dans son chef –d´œuvre Banquet en Blithuanie, publié en français en 1964 et que les éditions Inculte ont eu l´heureuse idée de rééditer en 2019 en conservant la belle traduction du serbo-croate de Mauricette Sullerot Bégic.

L´intrigue de ce roman, Banquet en Blithuanie (publié pour la première fois en 1938), se déroule dans un pays imaginaire d´Europe, une sorte de micro-nation, issue de l´éclatement d´un empire vaincu, née  des grands traités qui ont suivi la première guerre mondiale. Nous avons d´un côté le général Kristian Baroutanski, héros de guerre, devenu Lord –Protecteur du pays, de l´autre son principal opposant, Niels Nielsen, docteur en droit, intellectuel renommé, esprit européen, libéral et cosmopolite, et ami d´enfance du premier. L´autoritarisme de Baroutanski devient de plus en plus incisif,  prenant des contours sanguinaires, et pousse Nielsen à incarner la résistance démocratique au prix de l´exil.  On peut voir dans ce roman- publié, on l´a vu plus haut, dans les années trente - une fable sur les nationalismes, les irrédentismes et les dérives autoritaires en expansion dans les années trente, mais elle est aussi prémonitoire et toujours d´actualité puisque ces dernières décennies, du démembrement de l´ancienne Yougoslavie –auquel Miroslav Krleza, décédé le 29 décembre 1981,  n´a pas assisté – jusqu´aux soi-disant démocraties illibérales de l´Europe de l´Est, le nationalisme autoritaire monte d´un cran jour après jour.

Le ton dont se sert Miroslav Krleza est railleur et féroce et si l´auteur se moque des nationalismes et fait apparenter le dictateur Baroutanski à une espèce de père Ubu, il nous fait également réfléchir sur notre propre vie, sur la façon à la fois grotesque et languissante dont un peuple succombe aux chants des sirènes nationalistes. La Blithuanie, d´ailleurs, État donc fictif, a vu le jour après le traité de Blato-Blitvinsko, comptant un million trois cent mille habitants, mais un million trois cent mille autres Blithuaniens sont restés dans le tout aussi nouveau État voisin de la Blathuanie et plus de huit cent mille Blithuaniens n´ont pas été libérés du joug hounien par les grands ambassadeurs siégeant autour de la table verte à Versailles. Aussi entendait-on l´écho du poète romantique Andrias Waldemaras et de ses vers : «Blithuanie, ma patrie, tu ronges comme une maladie»…

Miroslav Krleza était issu d´une famille modeste. Il a suivi des études à l´Académie militaire de Budapest et pendant l´entre-deux-guerres il a vécu à Zagreb, sa ville natale, où il a fondé plusieurs revues littéraires. Il s´est opposé à la monarchie yougoslave et puis a refusé de collaborer avec Ante Pavelic et le gouvernement nationaliste proche de l´occupant nazi de la Yougoslavie. Dans les années trente, il s´était déjà lié d´amitié avec Tito et après la Libération il s´est rapproché du Parti Communiste sans en avoir été pour autant un idéologue et gardant toujours son esprit critique. En 1947, il fut élu vice-président de l´Académie des Sciences et des Arts et en 1951, il a fondé l´Institut Lexicographique croate et dirigé la rédaction de L´Encyclopédie Yougoslave. À partir de 1967, il a pris ses distances d´avec le Parti Communiste après avoir signé la Déclaration sur la dénomination de la langue littéraire croate. En 1969, il a déclaré que le croate et le serbe sont une même langue que les Croates appellent le croate et les Serbes le serbe. Son sens de l´humour et sa pertinence étaient légendaires. Il disait souvent que celui qui avait échoué dans tous les domaines dans la vie n´avait plus qu´à faire de la poésie et de la politique.  Il a passé les dernières années de sa vie malade et paralysé jusqu´à sa mort, on l´a vu, en 1981.

Dans la littérature, il a excellé dans tous les registres : la poésie (Ballades de Petrica Kerempuh, 1936), le théâtre (La trilogie des Gemblay, 1928-1931), le roman (outre Banquet en Blithuanie, Le retour de Philippe Latinowitz, 1932, Je ne joue plus, 1938 ; Les drapeaux, 1962) la nouvelle (Mars, dieu croate, 1922 ; Enterrement à Thérésienbourg, 1933)  et encore l´essai (sur l´art, la littérature, la politique), les récits de voyage et le journal intime. Né encore à l´époque de l´empire austro-hongrois, nombre d´observateurs ne peuvent s´empêcher de le classer comme un des représentants du fameux «complexe d´Europe centrale» et de le rapprocher du point de vue géographique d´auteurs comme Franz Kafka, Robert Musil, Hermann Broch, Herman Ungar, Stefan Zweig, Joseph Roth, Elias Canetti, Italo Svevo ou Gyula Krudy, entre autres. Descendant du symbolisme et continuateur de l´expressionisme allemand, il s´est attaqué aux conformismes bourgeois à travers une peinture au vitriol  et sarcastique de la société austro-hongroise d´avant 1918 et du régime yougoslave de l´entre –deux- guerres. Son œuvre est donc marquée par l'impact à la fois bouleversant et dynamique des crises morales, des conflits de classe et de la décadence du monde aristocratique et bourgeois. Quoi qu´il en soit, pour Léon –Pierre Quint, un influent critique littéraire écrivain et éditeur français de la première moitié du vingtième siècle, la guerre demeure le thème dominant de tous ses récits : «Elle l´a hanté jusqu´à l´obsession, plus que l´amour, plus que toute autre passion. Elle lui est apparue comme le seul phénomène surnaturel, inexplicable, angoissant et existentiel de notre vie». Réaliste par ses analyses et par l'image détaillée des événements sociaux, Krleža n'est jamais l'observateur impassible des mœurs. Il est plutôt l'homme et l'écrivain révolté, indigné à l'instar des anciens prophètes, qui soumet la réalité observée à sa critique impitoyable. Non sans raison, on a défini, d'une manière paradoxale, son procédé comme « l'objectivité artistique partiale et subjective ». Quelques fictions de l´auteur illustrent également une hantise de mort et un sentiment de l´absurdité que d´aucuns tiennent pour spécifiquement slave.  Parmi ses influences, certains critiques mettent en exergue celles d´Ibsen, Strindberg, surtout dans ses premiers livres, et puis celles de Karl Kraus, Rilke, Dostoïevski et encore Marcel Proust.

  Outre Le Banquet en Blithuanie que j´ai déjà évoqué, je voudrais m´attarder un petit peu sur un autre titre de Miroslav Krleza : Le retour de Philippe Latinowitz.

Ce roman, publié en serbo –croate en 1932,  fut considéré par des critiques yougoslaves comme un prédécesseur de La Nausée de Jean-Paul Sartre, paru en 1938. En effet, Philippe Latinowitz est un peintre introverti, détaché de ses racines et souffrant d´une manie d´analyse destructrice qui le fait rapprocher d´Antoine Roquentin, héros de La Nausée. Ce livre peut souligner l'antagonisme entre une vision régionaliste étroite et une vision universaliste. En fait, Philippe Latinowicz rentre au pays après vingt-cinq ans passés dans les grandes villes de l´Ouest de l´Europe, des villes cosmopolites, libérales, où soufflait un air moderne et dépoussiéré. Or, il retrouve une société ringarde qui croupissait toujours dans les sables mouvants du passé dont elle éprouvait bien du mal à se dépêtrer. Autour de lui, ou plutôt autour de sa mère, l’énigmatique Regina, s’est organisé un petit cercle social dont les noms et les titres fleurent bon l’empire austro-hongrois multi -ethnique : au premier rang d’entre eux se trouve le vieux Liepach, admirateur de Regina, qui se morfond dans la nostalgie du temps où il était Son Excellence Dr. Liepach de Kostanjevec, Haut -Commissaire du District et personnage important de l’entourage du comte Uexhell-Cranensteeg. Si sa sœur, Mme von Rekettye de Retyezát, veuve du Conseiller du Gouverneur, vieille dame n’ayant pas quitté le style des années 1890, se délecte encore des corsets en os de baleine, le Dr. Liepach, lui, garde encore religieusement l’invitation au banquet organisé en octobre 1895 à l’occasion de la visite de Sa Majesté le Roi et Empereur, et qui avait alors rassemblé tout le gratin de la société locale de l´époque. Autour de Philippe, personnage solitaire- peut-être même un brin solipsiste- en dépit de son succès artistique, s’est formé un autre cercle qui ne fait que renforcer cette impression de barrière profonde : Bobočka, sorte de femme fatale, et son amant l’ancien fonctionnaire réputé Vladimir Baločanski/Ballocsanszky -les deux orthographes utilisées simultanément dans le roman traduisent on ne peut mieux la fluidité des identités et la fragilité des frontières linguistiques - se sont émancipés des contraintes sociales, sans pour autant indiquer une voie qui pourrait mener Philippe vers la vie plus tranquille qu’il espérait retrouver.

Roman de la mémoire et de la nostalgie, on pouvait lire sur ce livre et son auteur une intéressante définition en 2019 dans Passage à l´Est, portail sur les littératures d´Europe Centrale, de l´Est et des Balkans : «On sent chez Krleža une pointe de dérision lorsqu’il décrit ce monde fardé, pétri d’hypocrisie derrière ses bonnes manières. Pourtant, c’est plutôt l’irritation que la dérision qui perce dans le personnage de Philippe Latinovicz : la distance, et le changement d’époque (Krleža reste délibérément vague quant à la période mais on ne peut que supposer qu’il s’agit des années 1930), conduisent inévitablement à la confrontation entre Philippe et cette génération plus âgée avec laquelle il n’a pas grand-chose en commun (…) Hormis la question de l’art et du lien entre art et artiste, celle de ce qui fait un individu est l’un des fils conducteurs du livre. C’est surtout le cas au cours des premiers chapitres alors que Philippe, tout juste arrivé en ville après toutes ces années d’absence, tente de réajuster son identité actuelle au manteau de souvenirs qui l’attendent dans les cafés, les rues et les bâtiments qu’il avait fréquentés dans son adolescence et qui, eux, semblent n’avoir pas du tout changé».

Malheureusement, la plupart des livres de Miroslav Krleza traduits en français sont en ce moment épuisés. Il est urgent que les éditeurs français puissent s´atteler à la tâche de rééditer ces œuvres qui témoignent de l´imagination prodigieuse d´un grand écrivain du vingtième siècle.     

  

 

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