Qui êtes-vous ?

Ma photo
Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

vendredi 30 juin 2023

Chronique de juillet 2023.

 


La langue inimitable de Fabio Morábito.


Dans le très bel article -«Le chercheur d´ombres» - qu´elle a consacré à Fabio Morábito en février 2022 dans En attendant Nadeau, à la suite de la parution en langue française d´une anthologie (À chacun son ciel) du poète italo-mexicain, Florence Olivier écrit que la poésie spirituelle de Fabio Morábito se fait aussi charnelle et que la brûlure du désir («un cyclope voyeur se liquéfie en lave»), l´anxiété de l´attente amoureuse («les vers sont attendus à la fenêtre, viennent des pas») et l´évidence de la faim définissent le rapport du poète à la poésie. Florence Olivier nous rappelle également que chez Fabio Morábito «mer, mère et langue maternelle, tout est affaire de traduction ou de métaphore dans ces réinventions et ces palpitations nouvelles des temps, des lieux et des mots disparus».

Réinvention est sans doute un mot-clé dans la poésie et les fictions –récits, contes ou romans –de Fabio Morábito étant donné qu´à l´âge –l´adolescence - où l´on commence à se chercher une voie ou peut-être à interroger plus sérieusement le monde, Fabio Morábito a dû changer de pays. Encore une fois, pourrait-on dire, quoique, du premier déménagement il n´en garde probablement qu´une vague réminiscence. En fait, Fabio Morábito est né le 21 février 1955 à Alexandrie, en Égypte, de parents italiens, mais tôt emmené en Italie- à Milan, où il a passé son enfance- il n´a jamais appris l´arabe. L´italien est donc sa langue maternelle, mais de la grande métropole, centre économique et financier de l´Italie, sa famille est partie au Mexique alors que le jeune Fabio n´avait que 14 ans et ne maîtrisait donc pas la langue espagnole. Si, comme certains l´affirment, l´enfance est la patrie des futurs poètes, Fabio Morábito aura alors dû se réinventer pour devenir un orfèvre des mots. Comme l´écrit encore Florence Olivier dans l´article cité plus haut, «le passage le plus conscient, mais aussi le plus périlleux, de la langue maternelle à la langue étrangère, précédant de peu celui de cette langue d´usage à la langue poétique, Fabio Morábito l´a précocement trouvé dans la traduction en espagnol de poètes italiens : Ungaretti, Pavese, Saba, et, plus tard, Montale».

On peut d´ailleurs s´interroger : choisit-on la langue de création ou c´est cette langue-là qui nous choisit ? La langue est peut-être toujours à conquérir. Il faut s´en éprendre, en saisir les subtilités.

Dans l´anthologie citée plus haut, À chacun son ciel, paru aux éditions du Seuil, qui inclut sa poésie écrite entre 1984 et 2019, il est un poème où Fabio Morábito –ou le sujet poétique, à tout le moins – nous donne l´idée que le détachement de la langue maternelle ne fut pas à proprement parler une partie de plaisir, surtout parce que le pire n´est point le sentiment que l´on risque d´éprouver de ne se sentir de nulle part,  mais celui de ne vouloir aucunement assumer une autre identité. C´est la sensation de perte, d´égarement : «Maintenant, après presque vingt ans/je commence à le sentir/comme un muscle qui s´atrophie/par manque d´exercice/ou qui tarde à répondre/, l´italien/dans lequel je suis né, j´ai pleuré/j´ai grandi, dans le monde (…)/m´échappe des mains».

Si derrière la poésie de Fabio Morábito nous pouvons déceler une voix intérieure, celle qui nous fait reconnaître les grands poètes, nous ne saurions ignorer non plus l´excellence de sa prose.    

Dans le roman Emilio, les blagues et la mort (Emilio, los chistes y la muerte), disponible aux éditions José Corti (ou éditions Corti), on peut lire l´histoire d´une relation qui se noue entre un garçon de 12 ans qui a un excès de mémoire et une femme de 40 ans qui veut tout oublier. Emilio, qui n´a pas d´amis ni de frères ou sœurs, et Euridice, masseuse, qui vient de perdre son seul enfant, se rencontrent de façon quasiment clandestine dans un cimetière énorme et abandonné où le nom des morts luit de manière incomplète et où la végétation menace de dévorer les niches mortuaires. Comme on nous l´annonce dans la quatrième de couverture de l´édition original de l´éditeur espagnol Anagrama, entre le désespoir d´Euridice et la maturité précoce d´Emilio, entre la fascination exercée par les prénoms et le puissant appel sexuel, reluit une simple vérité : nul n´est maître de soi-même ni d´autrui. Une autre vérité se fait jour : le désir n´a pas d´âge pour s´exprimer et il n´a pas non plus des dominateurs ni des dominés, et tout comme les prénoms des morts, le désir est une force âpre, incontrôlable et parfois rédemptrice. En mettant l´accent sur la sexualité dans le conflit entre les personnages, l´auteur subvertit les règles du roman de formation, mais cette histoire est aussi une réflexion, à la fois amère et comique, sur l´impossibilité de regarder l´autre.

Dans un autre roman traduit en français, Le lecteur à domicile (El lector a domicilio), publié aussi aux éditions José Corti,  nous avons affaire à Eduardo qui, à Cuernavaca, près de Mexico, se voit infliger un travail d´intérêt général suite à un retrait de permis : faire la lecture à des particuliers. Un jour, il s’aperçoit de la mystification des frères Jiménez, à qui il lit Crime et Châtiment : Luis, invalide, s’exprime à travers Carlos, qui est ventriloque. La famille Vigil, présentée comme sourde et qui lit L’Île mystérieuse sur ses lèvres, lui a menti elle aussi : si la grand-mère est bien sourde-muette et les parents sourds, le jeune homme découvre que les enfants entendent et peuvent parler, mais se sont adaptés à leur entourage. Le seul à l’apprécier est le colonel Atarriaga… qui s’endort, bercé par le ton monocorde avec lequel il lit Le Désert des Tartares de Dino Buzzati. Bref, une histoire émaillée d´une foule de péripéties. Un roman original et vertigineux.

Dans Caja de Herramientas (traduction littérale : Boîte à outils, inédit en français), Fabio Morábito nous sert, d´une prose limpide, des textes aussi courts que magnifiques sur de petites choses du quotidien, surtout des outils. Le chapitre «El tornillo» («La vis») commence curieusement par une comparaison entre l´eau et l´huile qui sert de prélude à une comparaison ultérieure entre la vis et le clou. L´huile est perçue «comme une eau impure qui connaît le désir, le temps et la mort. Au lieu d´avancer ruisselante et sans problèmes comme l´eau, l´huile s´insinue et tourne. Alors que l´eau, franche et anarchique, simple et monotone, libère le monde de tous ses secrets, l´huile est une eau qui porte un secret, une eau qui s´est égarée quelque part et depuis lors a perdu son innocence. C´est une eau trouble». De même, la vis, écrit l´auteur, est circonspecte comme l´huile pendant que le clou est beaucoup plus héroïque et excitant et se meut dans un monde épique. Dans un autre chapitre, il est question d´un couteau («El cuchillo») et l´on a droit à une digression sur l´utilité du couteau, sa forme, et ce qu´il représente le plus, un outil de mort. Quand on évoque un couteau, on pense automatiquement à une victime : «la victime est celui qui avance de trop, celui qui veut regarder plus qu´il n´en faut, celui qui, faute de freiner à temps, finit par se faire remarquer dans la horde, se convertissant de la sorte en l´excroissance indésirable, en l´excroissance maudite, en la pointe. La victime est donc celui qui se brûle, celui qui s´auto-immole, et de là cette jubilation secrète et cette exaltation mystique qui s´emparent ponctuellement de toutes les victimes».

Dans un autre livre que je crois inédit en français, El idioma materno (La langue maternelle), Fabio Morábito entreprend, avec une subtile ironie et souvent avec une note d´humour, un voyage particulier au moyen de quatre-vingts textes brefs en quête de ses racines en tant qu´écrivain et retrace une sorte de généalogie fort personnelle de sa vocation littéraire. Il en résulte un livre plein de lucidité et d´intelligence, une délicieuse méditation qui mélange l´essai, l´autofiction et la confession qui se lit comme une célébration de la passion pour la lecture et une constatation des rapports assez compliqués entre le langage, l´écriture et le monde.

Dans un beau texte intitulé «Gregorio Samsa», le personnage du roman La métamorphose de Kafka qui se réveille un jour transformé en monstrueux insecte, Morábito rappelle que la première chose qui inquiète le modeste représentant de commerce après la bizarre métamorphose qui l´a atteint c´est l´impossibilité d´arriver à l´heure à son bureau et que cet épisode configure un moment vraiment génial de la littérature : «Kafka ouvre ainsi à la littérature une porte salvatrice que l´on peut dénommer comme la suppression du cri. Il a démantelé une ancienne forteresse et acquis un nouvel espace pour la subjectivité des personnages. Cette subjectivité, affranchie du cri, se dédouble en ramifications qui étaient restées en friche. Gregor Samsa, l´homme qui ne crie pas, renonce à tout lien avec autrui parce que le cri est le seul lien qui nous unit à nos semblables. Aussi peut-on dire que Samsa devient un insecte parce qu´il ne crie pas. Aurait-il crié c´est fort possible que l´incroyable hallucination qui l´atteint aux premières heures du matin se serait évaporée, Inversement, Samsa préfère raisonner. Chaque nouveau raisonnement solidifie sa métamorphose jusqu´à la rendre réelle et irréversible (…) Ainsi, en un sens, le sujet profond de cette fable est-il la conversion de quelqu´un en écrivain, l´acceptation de l´asservissement que recèlent les paroles, l´étrange immobilité de ceux qui font le choix de convertir le cri en spéculation (…) car tout récit provient de la suspension d´une exclamation d´horreur ou d´émerveillement et là dans l´ouverture qui surgit par l´absence du cri ou de la plainte, glisser quelques mots avant que ne s´estompe l´attente générale».

Sur Fabio Morábito, le grand écrivain mexicain Sergio Pitol (1933-2018), prix Cervantès 2005, a écrit un jour : «Dès le début de ses exercices littéraires, il s´est distingué comme un des «raros» (écrivains atypiques, bizarres ou inclassables) de notre langue. Il en a déconcerté pas mal et fasciné quelques autres. Celui qui prétend l´imiter risque un suicide. Sa prose élégante et exquise est en fait inimitable. Rien de pompeux n´est proche de son univers. Il semblerait que ses paroles, nettes et transparentes, vous serviraient comme un envoûtement, une délectation, un clin d´œil aux lecteurs. Pourtant, au sous-sol, on retrouve une lave brûlante, un nœud d´interrogations et des hypothèses proches d´une métaphysique».

Si vous ne l´avez pas encore fait, n´hésitez pas : découvrez la prose élégante et exquise de Fabio Morábito.

 

P.S- Les extraits inédits en français ainsi que les paroles de Sergio Pitol, je les ai moi-même traduits en français. En espagnol, les livres de Fabio Morábito sont disponibles, selon les titres, aux éditions Tusquets, Anagrama, Eterna Cadencia, Sexto Piso, Pré-Textos, Visor et Fondo de Cultura Economica. 

 

Livres de Fabio Morábito traduits en français :

Les mots croisés (Grieta de fatiga, prix Antonin Artaud 2006), traduit de l´espagnol par Marianne Million, collection Ibériques, éditions José Corti, Paris, 2009.

Emilio, les blagues et la mort (Emilio, los chistes y la muerte), traduit de l´espagnol par Marianne Million, collection Ibériques, éditions José Corti, Paris, 2010.

Le lecteur à domicile (El lector a domicilio), traduit de l´espagnol par Marianne Million, collection Ibériques, éditions José Corti, Paris, 2019.

À chacun son ciel (A cada cual su cielo), Anthologie poétique 1984-2019. Précédé de Morabito poète orphique, par Martin Rueff. Traduit de l´espagnol par Fabienne Bradu, collection Librairie du XXIème siècle, éditions du Seuil, Paris, Paris. 2021.

Aucun commentaire: