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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

dimanche 30 juillet 2023

Chronique d´août 2023.

 


Jean -Pierre Duprey, le solitaire intempestif.

Vers la fin de l´année 1948, André Breton reçoit un manuscrit qui lui a été envoyé aux bons soins de La Dragonne, librairie-galerie où la mouvance surréaliste avait, en quelque sorte, élu domicile. Ce manuscrit est signé Jean-Pierre Duprey, un inconnu de dix-huit ans qui avec sa jeune femme (plus âgée que lui, quand même) Jacqueline Sénard, rencontrée sur une plage normande, vivote dans un taudis, rue de Crimée. Le manuscrit a tellement ébloui André Breton que le grand poète surréaliste s´empresse de lui répondre en reconnaissant son génie, s´engageant à lui trouver un éditeur et lui demandant de le contacter au plus tôt. Il y a une phrase de Breton à la fin de la lettre qui est, pourtant, un tant soit peu énigmatique : «Vous êtes certainement un grand poète, doublé de quelqu´un d´autre qui m´intrigue…». Breton aurait-il flairé dans les écrits de Duprey le tempérament turbulent et atrabilaire qui avait caractérisé le poète dès l´adolescence où il s´était fait renvoyer de plusieurs établissements scolaires, se brouillant même à vie avec son père ? Toujours est-il que cette aubaine, dont Duprey fait aussitôt état à sa mère qu´il aime éperdument, va changer sa vie, mais pour quelque temps à peine puisque sa nature inconstante le détournera bientôt de la poésie. En fait, en 1953, il se tourne vers la peinture et la sculpture, et ce n´est qu´en 1959 qu´il renoue avec ses anciennes amours littéraires. Cette année, celle de sa mort, est riche en rebondissements. Il se fait notamment arrêter après avoir uriné sur la flamme du soldat inconnu, en guise de protestation contre la guerre d´Algérie. Le 2 octobre, après avoir envoyé à André Breton son ultime manuscrit (La fin et la manière), il se pend à une poutre de son atelier.        

Qui était vraiment ce météore qui a traversé la littérature française et qui est mort assez jeune pour pouvoir y laisser, en dépit de son indéniable talent, une trace indélébile ?

Né à Rouen le 1er janvier 1930, Jean-Pierre Duprey était issu de la bourgeoisie locale (son père étant médecin). Il a vécu une enfance difficile, solitaire et révoltée, ponctuée de déséquilibres psychiques et de crises répétées d’anorexie, accompagnées de fortes fièvres qui lui ont occasionné un déséquilibre psychique. Jean-Pierre Duprey a connu des problèmes d’intégration autant sur le plan familial que sur le plan scolaire. Un évènement a aggravé la situation, un  évènement qui l´a traumatisé à l’âge de quatorze ans : « Les enfants sont des morts qui partent pour la vie ». Cet événement a trait aux bombardements des aviations anglaises et américaines sur la ville de Rouen. L´ objectif était la destruction des ponts, des abords de la Seine afin de désorganiser les Allemands en vue du débarquement allié.  Malgré la désertion par les habitants du centre-ville (proche de la Seine) au profit des hauteurs, on a dénombré des centaines de victimes et de disparus sous les décombres parmi la population civile. « Je suis mort et pourtant bien vivant », a écrit Jean-Pierre Duprey qui a rapporté plus tard à François Di Dio qu’il fut alors mobilisé, avec les autres élèves de sa classe, pour participer aux opérations de sauvetage. Il a confié dans son carnet intime : « Je suis épuisé d’avoir passé la journée à refaire des morts entiers avec des morceaux pour pouvoir les enterrer ».

Son âme tourmentée s´est répercutée sur ses écrits rassemblés dans Derrière son double œuvres complètes qui regroupe évidemment plein de textes publiés après la mort de l´auteur. 

Derrière son double est paru pour la première fois en 1950 à 330 exemplaires aux éditions du Soleil Noir de François Di Dio. Aujourd´hui il y a deux éditions disponibles, chez Christian Bourgois(1991) et chez Gallimard dans la collection «Poésie» qui a été publiée en 1999. Il s´agit, bien entendu, d´une édition revue et augmentée de Derrière son double suivi de Spectreuses (1964) ; La Fin et la Manière (1965) ; la pièce de théâtre La Forêt Sacrilège et autres textes (La forêt sacrilège dont Breton a inséré un extrait dans sa célèbre Anthologie de l´humour noir) ; L´Ombre Sagittaire ; Le Temps en blanc ; Premiers Poèmes, Réincrudation (1970) et encore des appendices, le tout assorti d´une préface de Breton, datant de 1950 et de postfaces de Julien Gracq, Alain Jouffroy et André Pieyre de Mandiargues.

Le génie de Duprey, écrit André Breton pour le présenter au sein de son anthologie, « est de nous offrir de ce noir un spectre qui ne le cède pas en diversité au spectre solaire… Ici l’humour couve sous la cendre (« Et c’est dans un même ordre que les choses se passèrent, après que l’on eut noyé la mer et enterré la terre ; le feu étant brûlé, l’air disparut dans la fumée du nouveau feu réengendré de tout cela. ») La lampe de la présence est plutôt de nature à nous dérober le vrai Duprey, prince du royaume des Doubles, sous des apparences d’ailleurs très séduisantes… »

Le poète et essayiste Christophe Dauphin a écrit un jour dans un essai publié dans la revue Les Hommes sans épaules que Jean-Pierre Duprey était l’archange de la jeunesse révoltée et personnifiait mieux que quiconque la dualité déchirante qui existe entre le rêve et la réalité. Son œuvre, toujours selon Christophe Dauphin, est le territoire élu du mythe, de l’angoisse existentielle, du Merveilleux et du surréel le plus sombre, incarnant une remarquable et douloureuse alchimie des deux faces de l’artiste, le noir et le feu, et il en donne des exemples : «Quand j’aurai l’âge de la poussière je sortirai de mon enveloppe, je mangerai le ciel, je boirai l’ombre des pierres, j’avalerai jusqu’à ma propre écorce, car les tombes ont l’âge de la nuit.». C’est que Duprey, écrit encore Christophe Dauphin, «est posté au bord de ce précipice où coule l’eau noire de la nuit. Il n’a eu de cesse d’interroger la nature de l’amour comme ses maux ou son univers intérieur. La couleur noire, comme pour fusionner le rire et la mort : Écoutez-moi, je fonce ! – J’enfonce la nuit dans ma tête à coups de couteau – À coups de marteau, de grosse masse de barre rouge – Je l’enfonce et la ressors toute fumante – Comme un court-circuit sans étincelles».

Pour André Pieyre de Mandirgues, Duprey était comme un oiseau sur la branche, sa solitude était fort visible y compris dans les quelques photographies qui nous restent de lui:«Duprey était un homme qui n´était d´aucune façon, ou presque, au monde extérieur. Je crois n´avoir jamais connu personne qui fût aussi merveilleusement «détaché». Qu´il ait tout lâché, dans un moment où la vie s´acharnait contre lui avec une férocité particulièrement ignoble, nous avons eu beaucoup de tristesse, peu de surprise. L´œuvre de ce très grand poète ne nous avait-elle pas déjà montré que la mort lui était familière autant que la vie ? Les inédits qu´ils nous a laissés, plus bouleversants encore que ce que nous avions lu, confirment absolument ce que nous pensions de lui». Ce témoignage d´André Pieyre de Mandiargues, on peut le trouver dans la postface de l´édition Gallimard citée plus haut.        

De la lave torrentielle de mots que constitue l´œuvre immense de ce poète qui a vécu si peu (vingt-ans), nous choisissons, pour terminer, quelques lignes du poète, peut-être prémonitoires, «Défense de la mort» : «…à cause de toi mon cher pendu, mon demi-frère, mon compagnon d´angoisse, j´ai renié le déjà vu, le déjà fait, le déjà connu. As-tu su au moins d´où venaient ces filigranes de plaisir, ces dorures de fil blanc, ces papiers d´argent dont on parle tant ? Tu es mort sans le savoir, tu as bien fait, la misère est grande ici-bas aux hommes ce cœur…».  

 

 

 

 


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