Michel del Castillo ou les ombres et les lumières d´Espagne.
La disparition de Michel del Castillo
le 17 décembre 2024 à l´âge de 91 ans, a marqué en quelque sorte la fin d´une
ère, celle qui a vu poindre une série
d´écrivains nés dans les années vingt ou trente du vingtième siècle - outre Michel del Castillo, je pense ici
surtout à Jorge Semprún et à Agustin Gómez- Arcos, j´en exclue le cas
particulier de Fernando Arrabal, toujours vivant - qui, s´étant installés en
France et ayant choisi le français comme langue littéraire, ne se sont jamais
départis de l´Espagne, le pays où ils ont vu le jour. Ils en ont même fait le
plus souvent, chacun à sa guise, le sujet de leurs romans. L´Espagne, ce pays
d´ombre et de lumière que Michel del Castillo a justement évoqué dans son très
beau Dictionnaire Amoureux de l´Espagne, publié en 2005 chez Plon. En effet,
l´Espagne est un pays de feu et de sang, de colère et de haine, de
l´Inquisition et de la Guerre Civile de 1936, où les antagonismes parfois se
ressemblent, mais aussi un pays de joie et de
solidarité, qui lutte jusqu´au bout pour ses idéaux, un pays dont la
mélancolie s´insinue à travers le son plaintif d´une guitare comme dans
Recuerdos de la Alhambra de Francisco de Tárrega. L´Espagne a donc été
d´ordinaire pour ces écrivains une source inépuisable d´inspiration.
Concernant concrètement Michel del
Castillo, il s´est forgé un caractère dans l´adversité et le malheur de son
enfance. Né à Madrid le 2 août 1933, sous le nom de Miguel Janicot del
Castillo, il était fils de l´Espagnole Candida del Castillo, très engagée
politiquement du côté des progressistes républicains, et du Français Michel
Georges Janicot, employé au Crédit Lyonnais de Madrid.
Devant l´instabilité
politique en Espagne, le père est rentré en France en 1935 où il a occupé un
poste de cadre commercial chez Michelin, à Clermont-Ferrand. La mère et
l’enfant devraient le rejoindre bientôt. Au printemps 1936, Michel Georges Janicot
a inopinément débarqué à Madrid et a fini par découvrir que sa femme avait
renoué avec un ancien amant. Coupant court aux explications de sa femme, il est
reparti en France. Entre-temps, la Guerre Civile a éclaté. Candida del Castillo, proche du parti républicain de
Manuel Azaña, fut jetée en prison (1936-1937) par ces mêmes républicains pour
s’être inquiétée du sort des prisonniers politiques. Elle fut, plus tard,
condamnée à mort par les franquistes, mais est parvenue à s´échapper. Michel
del Castillo et sa mère se sont alors enfuis et ont pu rejoindre la France. Ils
ont pourtant fini par être dénoncés aux autorités par Michel-Georges Janicot
lui-même et internés au camp de Rieucros à Mende d’où Michel s’est évadé pour
être, peu après, livré, par sa propre mère, aux Allemands et envoyé en
Allemagne, jusqu’à la fin de la guerre. Il n´avait que neuf ans. Rapatrié en
France, il fut livré aux Espagnols et enfermé, comme «fils de rouge», dans une
maison de redressement, le tristement célèbre Asilo Durán de Barcelone, d’où il
a pu décamper en 1949. Il fut recueilli dans un collège de Jésuites à Úbeda
(Andalousie) pour ensuite devenir, en 1950, ouvrier dans une cimenterie proche
de Barcelone. Il a enfin rejoint la France et son oncle Stéphane Janicot grâce
à qui il a pu enfin vivre tranquillement. À vingt-deux ans, il a entrepris des
études de sciences politiques puis de psychologie et, par la suite, des études
de lettres à la Sorbonne.
La souffrance vécue dès sa prime
enfance ne pouvait manquer d´inspirer et de marquer sa vie littéraire. Dans son
premier livre, Tanguy(1957), il a relaté sous le tamis de la fiction son
expérience de vie. Le roman a rencontré un immense succès et dans le quotidien
Le Monde Emile Henriot de l´Académie Française lui a consacré un article publié
le 20 mai 1957. Le prestigieux académicien a notamment écrit : «C´est
probablement par pudeur que M. Michel del Castillo donne comme un roman
l´émouvant récit qu´il publie sous le nom de Tanguy. Le caractère personnel de
l´expérience rapportée ne fait pas de doute, et l´auteur aurait pu dire «je»
sans avoir à modifier d´une ligne cette «Histoire d´un enfant d´aujourd´hui»
qui est la sienne. Peut-être a-t-il bien fait de projeter ainsi son personnage
dans un autre et lui a-t-il été plus facile de traiter objectivement le beau
thème qu´il développe dans Tanguy : l´élévation d´une âme noble à travers
les pires malheurs. Ce livre sans effet littéraire est un livre vrai, et il est
tristement de notre temps».
Au fil de sa
carrière, Michel del Castillo a publié autour d´une quarantaine d´ouvrages
parmi lesquels des romans, des essais et quelques pièces de théâtre. Son œuvre
fut couronnée de nombreux prix littéraires comme le prix des Libraires et celui
des Deux Magots en 1973 pour Le vent de la nuit, le prix Renaudot en 1981 pour
La nuit du décret, le prix RTL-Lire en 1993 pour Le crime des pères, le
Femina-essai en 1999 pour Colette, une certaine France, et le Prix Méditerranée
en 2005 pour son Dictionnaire Amoureux de l´Espagne, déjà cité.
Dans ses
récits comme De père français(1998) et Mamita(2010), il a évoqué son enfance
marquée par l´abandon et la trahison. Dans ce dernier ouvrage, inspiré par sa
mère, il a écrit : «Tout, dans cette existence tissée de mensonges et de
parjures, inspirait de l´épouvante». Il a par ailleurs confié :
«Contrairement à ce que tant de gens imaginent, l´écriture ne console de rien.
Plus je fore dans les mots, plus mon malheur se creuse».
Il était un
fervent admirateur de Dostoïevski, à qui il a consacré un essai intitulé Mon
frère l´Idiot(1995). Dans ce livre, Michel del Castillo reconnaît sa dette à
l´égard du grand écrivain russe : «Tu n´as jamais été un modèle au sens où
un artisan dérive de ses maîtres ; tu es mieux que cela : tu es un
souffle que j´aspire. Je n´aime pas tous tes livres, je ne suis pas un dévot.
Tu demeures cependant étroitement lié à ma vie, si bien qu´à l´instant
d´écrire, je dois chaque fois me situer par rapport à toi, établir la bonne
distance. Je suis, Fédor, l´une de tes créatures. J´ai commencé par être un de
ces enfants stupéfaits qui hantent tes livres. Je t´ai rencontré vers treize
–quatorze ans à Barcelone, mais je t´ai reconnu au premier regard parce que je
vivais en toi depuis ma naissance». Dans ce brillant essai, l´auteur met aussi
l´exergue sur l´importance des mots, de la littérature dans sa vie comme une
sorte de refuge ou de rempart contre le malheur, mais paradoxalement comme
l´exemple aussi de la tragédie qui minait sa vie : «Je lisais chaque nuit
contre la mort, j´entendais chaque nuit crisser les phrases de mon agonie.
J´aimais les mots, qui me ressuscitaient, je les haïssais de tramer notre
ruine. Si la tragédie est bien un
conflit où chacune des parties a raison contre l´autre, l´atmosphère de mes
lectures fut d´emblée tragique. Je ne crois pas que j´aie jamais eu la moindre
chance de devenir un auteur comique».
Michel del
Castillo met aussi en scène dans quelques livres des épisodes de l´histoire
d´Espagne. La tunique d´infamie (1997) en est l´un des plus puissants. La tunique d'infamie – San
Benito - c'est cette casaque dont on revêtait l'hérétique lors de la procession
solennelle des autodafés, avant sa montée au bûcher, sur laquelle on inscrivait
son patronyme et que l'on suspendait ensuite dans les églises et les
cathédrales, à la vue de tous, pour perpétrer la mémoire de l'infamie, de telle
sorte qu'une parentèle, une fois souillée, le demeurait jusqu'à la fin des
temps, une exclusion sociale à perpétuité.
Don Manrique, orphelin est
recueilli par son oncle, le chanoine de Palencia, Don Almagro. Le siège
épiscopal devenu vacant, Almagro est désigné pour succéder à l'évêque défunt.
C'est là que les choses s'enveniment. Almagro est victime d'une dénonciation
anonyme : un San Benito où figure son patronyme est suspendu dans la mezquita
(la cathédrale) de Cordoue, cela suppose qu'un de ces ancêtres a été condamné
par l'Inquisition à subir un autodafé. Si cette accusation s'avère fondée, Don
Almagro ne pourra pas occuper cette fonction et ne pourra plus jamais jouir de
la moindre distinction honorifique. Il part en Andalousie et là, Il parvient à
faire taire la rumeur, mais à son retour, épuisé, il décède en laissant un bel
héritage à son neveu.
Un autre roman que l´on pourrait classer
dans le même registre est La religieuse de Madrigal(2006). Les éditeurs nous annoncent d´ailleurs que dans ce livre
nous retrouvons tous les thèmes chers à l´auteur : l´enfance bafouée, les
manipulations du pouvoir, la passion avide pour la liberté, la chimère et
l´illusion de toute vie.
L´intrigue du roman repose sur le destin d´Ana d´Autriche, fille de Don
Juan, demi-frère de Philippe II roi d´Espagne et qui prenait pour les Portugais
le titre de Philippe Ier. C´est que, à l´époque, - fin du XVIe siècle - en
raison d´un problème de succession, suite à la disparition dans la bataille de
Alkacer-Kébir du roi Don Sébastien (dont le corps n´a jamais été retrouvé), le
Portugal s´était rallié, en 1580, à l´ Espagne, perdant ainsi en quelque sorte
son indépendance, qu´il n´allait recouvrer qu´en 1640. Or, Don Sébastien,
devenu un mythe pour la plupart des Portugais qui ont toujours espéré son
retour, serait effectivement revenu incognito quelques années plus tard sous le
nom de Gabriel de Espinosa et se serait épris d´Ana d´Autriche qui vivait, dès
son enfance, en réclusion au monastère de Madrigal où elle aurait prononcé ses
vœux à l´âge de seize ans. Une foule de péripéties se déchaîne au gré des
humeurs de personnages importants de l´époque : le roi Philippe II (qui
croit à une conspiration des Portugais hostiles à l´union entre les deux
couronnes, comme, entre autres, le prieur du Crato), des inquisiteurs, des
religieuses cyniques (les sœurs de Madrigal qui haïssent Ana), des magistrats
véreux. Ana a une soif de liberté qu´elle ne peut assouvir et Gabriel refuse de
confirmer devant les autorités s´il est effectivement le roi Don Sébastien,
tombant ainsi dans le gouffre.
Dans ce roman, Michel del Castillo met en scène, on l´a vu, l´Espagne du
XVIe siècle, comme il l´avait déjà fait en 1997 avec Tunique d´infamie.
Pourtant, il refuse l´étiquette de roman historique, une désignation dont il se
méfie. Il s´en explique dans la préface : «Dans plusieurs de mes livres,
j´ai émis de fortes réserves sur le roman historique, genre hybride qui, à la
peinture souvent rigoureuse et sensible d´un climat, croit devoir ajouter un
psychologisme anachronique et trivial (…). Ce ne serait qu´une contradiction de
plus parmi toutes celles dont je suis pétri si mon intention avait été de
raconter une histoire présentée comme le reflet exact de ce qui se serait
réellement passée. Or je récuse cette illusion. Je ne crois pas à la vérité,
seulement à des approches et à des tâtonnements. Je n´accorde qu´une confiance
mitigée aux documents, lesquels, autant que la parole, peuvent mentir. Fidèle à
ma manière, c´est la généalogie d´une fable que j´ai choisi de raconter».
En 2008, Michel del Castillo a publié l´essai Le temps de Franco où il ne
se contente pas d´analyser, non sans ironie, le mythe de Franco, mais il nous
raconte également un demi-siècle de l´histoire d´Espagne. Un prêtre qui a connu
Franco depuis l´enfance répondait que le dictateur espagnol était un «militaire
chimiquement pur». Une question se posait lors de la parution de l´essai :
À l´âge des radars et des missiles atomiques, pouvons-nous comprendre un
militaire du temps de la baïonnette ? Michel del Castillo évoque dans cet
essai les grandes étapes de la vie du Caudillo
comme la guerre civile, le décollage économique ou l´instauration de la
monarchie avec Juan Carlos. Des assertions de Michel del Castillo à l´époque
ont prêté à polémique. L´écrivain a déclaré dans plusieurs interviews que si Francisco
Franco était bel et bien un dictateur et un homme autoritaire, il n´était pas
pour autant un fasciste dans le sens le plus strict du terme. Sans blanchir le
franquisme, l´auteur mettait souvent
l´accent, surtout dans les dernières années de sa vie, sur la responsabilité écrasante de la gauche
espagnole dans le déclenchement de la guerre civile et la nature, selon lui, de
plus en plus totalitaire du régime du Front Populaire.
Il y a bien des écrivains qui, à chaque livre écrit, changent de registre.
Est-ce un défaut ? On ne saurait le dire, sauf que, parfois, on a du mal à
reconnaître, chez eux, une voix intérieure, et c´est, à vrai dire, ce fait qui
différencie d´ordinaire un écrivain d´un auteur de livres. Les grands écrivains
n´écrivent pas que des livres, ils construisent une œuvre. Toujours fidèle à sa
manière, Michel del Castillo était assurément ces dernières années un des rares
écrivains français à se prévaloir d´avoir, au fil des années, construit une
œuvre. On ne peut que s´incliner devant sa mémoire.
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