Flannery O´Connor:
la foi catholique dans l´Amérique profonde.
«Aussi direct et brutal que l´ordre donné à un peloton d´exécution». C´est
ainsi que l´écrivain américain William Goyen (1915-1983) a caractérisé un jour
le style de sa consoeur Flannery O´Connor, un météore qui a traversé et
bouleversé la littérature américaine et qui s´est éclipsé, à l´âge de 39 ans,
le 3 août 1964. En dépit de la relative brièveté de son œuvre –deux romans,
trente nouvelles (ce que les anglo-saxons dénomment «short stories») et de
nombreux textes courts –son importance dans l´histoire de la littérature
américaine est cruciale et indiscutable. Son style, qui a inspiré à William
Goyen les commentaires que j´ai cités au tout début de cette chronique, est
souvent défini comme le Southern Gothic, intimement lié à sa région, le sud des
États-Unis, et à ses personnages grotesques. Dans les écrits de Flannery
O´Connor perce sa foi catholique qui contraste avec le protestantisme
évangélique qui prévaut dans le Sud profond américain. Elle ne concevait
l´univers que selon la perspective unique et absolue de la Rédemption. Sa foi
était d´une exigence rarement vue. Elle disait d´ailleurs qu´il était plus
difficile de croire que de ne pas croire. En vain chercherait-on pourtant dans
l´œuvre de cette croyante fervente – qui a lu les catholiques français comme
Léon Bloy, Paul Claudel ou Georges Bernanos- les perplexités théologiques ou
l´angoisse de l´au-delà, les semonces ou les moralités qui alourdissent
d´ordinaire les livres de nombre d´écrivains d´inspiration chrétienne. Son but
quand elle prenait la plume, dans la lignée de Joseph Conrad –une de ses
références littéraires au même titre que Henry James et surtout William
Faulkner -, était de rendre à l´univers visible la plus haute justice. Comme
l´a écrit l´écrivain franco-argentin Hector Bianciotti (1930-2012) dans une
chronique publiée au Monde en 1975 lors de la parution en français, chez
Gallimard, de Le Mystère et les Mœurs, Pourquoi ces nations en tumulte :
«Son devoir de catholique est d´être une bonne romancière, de se conformer aux
règles de l´art. Quant à ces romans truffés de bons sentiments et de louables
intentions, comme ceux commis par le cardinal Spellman, ils lui semblent tout
juste bons à caler une chaise boiteuse. Et va jusqu´à s´insurger contre le
prestige dont jouit la pitié en littérature, méfiante qu´elle est à l´égard des
écrivains qui «travaillent dans la pitié comme d´autres dans l´adultère». Car
la pitié et la compassion amènent trop souvent à tout excuser, «pour
l´excellente raison que la faiblesse humaine est humaine»».
Cette année, on signale le centenaire de la naissance de cette écrivaine
qui suscite encore aujourd´hui l´admiration d´un nombre croissant de lecteurs.
En effet, Mary Flannery O´Connor est née le 25 mars 1925 à Savannah, en
Géorgie. Enfant unique d´Edward F. O´Connor
et de Regina Cline, elle s´est souvent décrite comme une enfant aux
pieds tournés en-dedans avec un menton fuyant et un complexe du type «fiche-moi
la paix ou je te mords».
Enfant au talent précoce, ses proches ont flairé assez tôt la vocation de
Flannery O´Connor soit pour les arts
soit pour les lettres. Néanmoins, alors
qu´elle n´avait que 15 ans, une triste nouvelle a bouleversé sa vie, la
laissant complètement anéantie : la mort du père qui avait été
diagnostiqué quatre ans plus tôt d´un lupus érythémateux disséminé, une maladie
systémique auto-immune chronique, de la famille des connectives, touchant les
organes du tissu conjonctif.
Malheureusement, en 1951, un médecin allait diagnostiquer chez Flannery
O´Connor la même maladie qui avait emporté son père et qui devait l´emporter
également en 1964.
Ses années de formation -les années
quarante -ont été particulièrement fécondes. Elle a décroché une licence en
sciences sociales et a participé intensément à la création de planches de
bande-dessinée pour le journal de l´université, dépeignant avec humour et d´un
ton sarcastique la vie sur le campus. Elle était d´abord destinée à une
carrière de caricaturiste. Elle a d´ailleurs essayé de publier ses dessins dans
The New Yorker afin de financer l´écriture de ses premiers récits, mais le
prestigieux magazine a refusé leur publication. D´après certains observateurs,
cette première vocation a imprégné le ton satirique de son œuvre.
Son œuvre- composée essentiellement, comme je l´ai déjà mentionné plus
haut, de deux romans et une trentaine de nouvelles- met l´accent sur le
grotesque, la plus riche source que la nature puisse offrir à l´art, d´après
Victor Hugo. Dans un article publié le 24 juillet 2018 dans le magazine En
attendant Nadeau, Claude Grimal a écrit que chez Flannery O´Connor les créatures
grotesques qui pullulent ses fictions sont laides, bêtes, méchantes et parfois
hallucinées. Enrôlées au service d´une charge impitoyable contre le Sud arriéré
et raciste des années cinquante et soixante dans laquelle l´écrivaine vivait, elles
sont également actrices de la plus féroce des eschatologies chrétiennes. Cependant,
ces personnages grotesques sont avant tout stupides parce que «pauvres ou
riches, jeunes ou vieux, habitants de la campagne ou de la ville (cas plus rare
dans ses textes), ils ne cessent de prétendre à une supériorité intellectuelle,
morale, sociale ou raciale qu´ils tentent en permanence d´exercer. Chaque
nouvelle, chaque épisode romanesque est l´histoire d´une volonté de pouvoir.
Celles des Blancs sur les Noirs, des fermiers sur leurs journaliers, des
enfants instruits sur leurs parents ignorants, des géniteurs sur leur
progéniture rétive, des esprits éclairés sur les cerveaux enténébrés, des
athées sur les croyants, des progressistes sur les réactionnaires…Une libido
dominandi qui se révèle à double sens puisque, et c´est là qu´O´ Connor
dérange, les «victimes» se rebiffent et font alors souvent preuve d´une volonté
aussi stupide qui ceux qui cherchent à leur faire plier l´échine».
À propos de l´importance du grotesque dans son œuvre, Flannery O´Connor a
déclaré un jour : «Tout ce qui vient du Sud sera affublé de l´étiquette
«grotesque» par le lecteur du Nord. A moins que le sujet ne soit réellement
grotesque, auquel cas, il recevra l´étiquette réaliste». Dans toutes ses
œuvres, elle emploie la technique de la «préfiguration narrative» donnant au
lecteur une idée de ce qui va arriver longtemps avant l´événement proprement
dit. La plupart de ses œuvres présentent des caractéristiques dérangeantes
quoiqu´elle n´aime pas être qualifié de cynique. Elle réfutait les critiques
qu´on lui adressait là-dessus : «Je suis fatiguée de lire des critiques
qui qualifient A Good Man de brutal et sarcastique. Les histoires sont dures,
mais elles le sont parce qu´il n´y a rien de plus dur ni de moins sentimental
que le réalisme chrétien (…) Quand je vois ces histoires décrites comme des
histoires d´horreur, je suis toujours amusée parce que la critique a toujours
la mainmise sur la bonne ou la mauvaise horreur».
Si l´œuvre de Flannery O´Connor force l´admiration et le respect, elle
n´échappe pas pour autant à la culture de l´annulation ou de l´effacement, ce
que les anglo-saxons appellent la cancel culture. En 2020, une polémique a
éclaté après la parution dans l´hebdomadaire The New Yorker sous la plume de
Paul Elie d´un article où l´auteur tirait à boulets rouges sur Flannery
O´Connor, dénonçant des traces de racisme dans son œuvre et pointant du doigt
des moments de sa vie où elle aurait fait montre de ses préjugés à l´égard des
Afro- Américains. On l´accuse entre autres choses d´employer souvent le mot
«nigger» terme dépréciatif pour citer les Afro-Américains, non seulement dans
ses récits mais également dans ses lettres. On lui reproche aussi un incident survenu
en 1959 lors de la visite en Géorgie de l´écrivain afro-américain James Baldwin.
Une amie de New York avait suggéré un rendez-vous entre les deux écrivains mais
Flannery O´Connor a refusé de rencontrer son confrère sous prétexte que ce ne
serait pas prudent dans une ville du Sud : «À New York, ce serait bien de
faire sa connaissance, mais pas ici. Cela aurait provoqué de la désunion et des
échauffourées». William Sessions, un ami de toute la vie, a affirmé que
Flannery O´Connor lui avait exprimé l´angoisse qu´elle avait éprouvée de ne pas
être en mesure de recevoir James Baldwin chez elle.
Pour Lorraine Murray, chroniqueuse de The Atlanta-Journal Constitution, de
The Georgia Bulletin et autrice d´une biographie sur Flannery O´Connor, ces
critiques sont on ne peut plus injustes puisqu´on ignore la réalité de l´époque
et le contexte dans lequel certaines attitudes et affirmations se sont
produites. D´autre part, Lorraine Murray rappelle que Flannery O´Connor avait
prouvé à maintes reprises sa sensibilité à l´égard du problème du racisme et
elle cite deux exemples. Le premier, c´est l´intervention de Flannery O´Connor
dans un voyage en autobus où elle a défendu des citoyens noirs après des propos
racistes du chauffeur. Le deuxième, c´est la nouvelle Revelation (Révélation)
où elle met en scène une pauvre dame blanche raciste, Madame Turpin, propriétaire
foncière qui, assise dans la salle d´attente d´un hôpital, profère à haute voix
des imprécations contre les noirs qui, selon elle, devraient être tous renvoyés
en Afrique. Cependant, à un moment donné, une universitaire lui lance un livre
au visage en lui murmurant : «Retourne à l´enfer d´où tu es sortie,
ordure !». C´est le moment de grâce pour Madame Turpin qui, plus tard, a
une vision de gens allant au ciel où les noirs y entrent d´abord et les
propriétaires fonciers blancs sont les derniers à y entrer.
En français, les lecteurs qui veulent découvrir ou redécouvrir l´œuvre de
Flannery O´Connor peuvent lire les deux romans La sagesse dans le sang (Wise
Blood, 1952) et Ce sont les violents qui l´emportent (The Violent Bear it Away,
1960) chez Gallimard, dans la collection L´Imaginaire, mais la quasi-totalité
de ses fictions, surtout les nouvelles qui ont été traduites et publiées, sont
aujourd´hui épuisées. Espérons que le centenaire de la naissance de celle que
l´on peut considérer comme un des noms les plus emblématiques de la littérature
américaine du vingtième siècle soit le prétexte pour la republication de ses
œuvres.
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