Les Barbelés : entre la collaboration et la résistance.
La Grande Guerre –qui après l´entre-deux-guerres a plutôt pris le nom, tout
naturellement, de Première Guerre Mondiale
– a laissé grandes ouvertes des plaies qui n´étaient pas près de se refermer. L ´utilisation
d´armes chimiques et la vie dans les tranchées ont traumatisé ceux qui ont
combattu. Si beaucoup de soldats ont survécu à la guerre– quoique le nombre de
morts fût naturellement élevé (plus de dix millions outre les disparus) –ils y
sont parvenus dans la douleur voire au prix d´une souffrance inouïe. Nombre
d´entre eux en sont revenus estropiés et inaptes au travail. Des empires se sont écroulés et de nouvelles
nations ont vu le jour. Néanmoins, les traités de paix n´ont pu effacer des
esprits la haine, le ressentiment, la colère entre les peuples.
Le fascisme, l´antisémitisme et le nationalisme outrancier –le nationalisme
ou la haine des autres, contrairement au patriotisme qui serait l´amour des
siens, selon la célèbre formule de notre cher Romain Gary –ont gangrené les
esprits et ont fait monter l´acrimonie un peu partout.
Après les années vingt, surnommées souvent les années folles, marquées par
une forte croissance économique -mais déjà aussi par la poussée des fascismes
-, les années trente se sont singularisées par la dépression et une ambiance
délétère qui préfigurait déjà l´éclosion d´un nouveau grand conflit mondial.
La France n´échappait nullement à la crise. La Troisième République avait
du mal à renouveler un projet politique déjà ancien bien que la France fût un
des rares pays démocratiques du continent européen. L´expérience du Front Populaire entre juin 1936 et avril 1938
a instauré d´importantes réformes sociales – comme la réduction du temps du
travail à 40 heures par semaine ou la création de deux semaines de congés payés
-, mais a attisé la haine d´une certaine bourgeoisie.
C´est justement l´année où a débuté l´expérience du Front Populaire que s´amorce
l´intrigue du roman Les Barbelés, assurément un des meilleurs romans français
que l´on ait pu lire ces derniers temps. C´est néanmoins un premier roman.
L´auteur, Antoine Flandrin, âgé de 42 ans, fut dix ans durant journaliste au
quotidien Le Monde en charge des commémorations des deux guerres mondiales et
des questions mémorielles.
Le roman -divisé en quatre parties
selon les années : 1936, 1940, 1944, 1948 - s´inspire du passé
collaborationniste du grand-oncle d´Antoine Flandrin décrit dans le prologue du
roman. L´auteur nous fait ainsi revivre l´une des périodes les plus troubles de
l´histoire de France. Une période, il faut bien le rappeler, où des amitiés se
sont déchirées, ou nombre de gens –y compris des gens bien –ont sombré dans
l´abjection en collaborant avec l´occupant nazi, soit en soutenant le régime de
Vichy, soit en dénonçant des résistants ou des juifs, soit en intégrant des
milices qui semaient la terreur.
Tout juste installée à Saturnac, un petit village de Dordogne, la famille
Marsac, qui habitait à Bordeaux, espère mener une vie paisible et familière. La
famille est composée par le père, Maurice, professeur de lycée, la mère,
Ernestine, et les enfants Jules et Claire.
En roulant vers Saturnac, Maurice et Jules Marsac sursautent après une
forte détonation. Un coup de fusil avait
retenti : «Jules tourna l´épaule et aperçut un homme armé à l´autre bout
du chemin. Il était prêt à prendre la poudre d´escampette mais le père ouvrit
la portière avant qu´il ait pu tenter quoi que ce soit. Jules n´en revenait
pas : le père allait d´un pas lent, mais sûr, à la rencontre de cet homme
qui pointait un fusil dans sa direction. Son visage était effrayant ; la
moitié de son crâne avait été trépanée. C´était une gueule cassée. Il y avait
de quoi avoir les foies, mais le père aussi avait fait la guerre de 14. N´osant
pas descendre de la voiture, le fils suivit fébrilement l´explication du texte
de loin».
L´homme au visage déformé répond au nom de Gaston Ravidol, un paysan qui
avait été à Verdun pendant la Grande Guerre avec le maire Fortané, un
socialiste, que Maurice Marsac venait de connaître. Il reproche à son nouveau
voisin de rouler trop vite - ««on fonce pas comme ça dans un village !» - mais
la conversation détend l´ambiance et
l´altercation s´estompe. Tout en conservant la distance imposée par les
différences d´extraction sociale, on pourrait dire qu´une certaine cordialité se
noue entre les deux familles. Cette cordialité évolue même dans le sens de
l´amitié entre Jules et René - le fils de Gaston et de Paulette Ravidol - qui
fait découvrir à son nouvel ami la campagne périgourdine.
Cependant, le temps, la politique, les rumeurs d´un nouveau conflit entre
la France et l´Allemagne et puis la guerre finissent par éloigner petit à petit
jusqu´à la fracture définitive les deux familles et surtout Jules et René.
Jules est sous l´emprise de son parrain, le franco –américain Roger
Blancarède –dont il épousera plus tard la fille Luce –, un riche propriétaire
habitant Paris, vieil ami de son père –ils s´étaient connus sur le front
d´Orient en 1915 alors qu´ils étaient brancardiers -,toujours déchaîné contre
les mous, abreuvant d´imprécations «le juif Blum», et enthousiaste de l´Action
Française de Charles Maurras. Il a un projet
pour contrecarrer le «péril juif». Il compte investir dans un titre de
presse pour en faire «un authentique journal nationaliste et anti-
sémite». Son ami Maurice, le père de
Jules, lui emboîte le pas : «Maurras avait su le convaincre que seul le
nationalisme intégral pourrait régénérer la France. Pour lui, notre pays
façonné par l´absolutisme et le cléricalisme avait accouché d´une société
fondamentalement hiérarchisée, incompatible avec tout projet égalitaire. Pour
qu´il retrouve sa grandeur d´âme, il fallait restaurer la monarchie et se
débarrasser des Juifs, des protestants, des francs-maçons et des étrangers».
Jules, quant à lui, se sent, au fil de ses lectures, de plus en plus attiré
par les idées professées par son père et par son parrain. Dans un voyage en
métro à Paris, plongé dans ses pensées, loin des yeux inquisiteurs de
Saturnac, il cherche à comprendre ce qui
lui tient vraiment à cœur : «Il replongea dans Céline, la mobilisation
générale et l´excitation qu´avait dû connaître son père. Son désir de défendre
la patrie lui semblait moins ardent maintenant qu´il était au pays de
l´anonymat et de l´indifférence. Il avait beau chercher ce qui le rapprochait
des gens présents dans cette voiture, il ne voyait pas. Devant lui, des
ouvriers maghrébins étaient assis à côté d´une famille qui parlait le russe, le
polonais et l´arménien, qu´en savait-il. Il regarda par la fenêtre et aperçut
son reflet juvénile qui s´en était sorti sans bosse. Ce miroir avait cela
d´étrange qu´il cachait derrière lui la nuit du tunnel. Il s´approcha un peu
plus de la vitre et, les yeux plongés dans l´obscurité, se perdit dans des
pensées morbides, à imaginer un monde souterrain où les soldats de 14-18
continuaient à s´entretuer au milieu des rats».
La guerre éclate et la France tombe sous la coupe de l´Allemagne nazie. Les
Français se divisent entre résistants, collabos et ceux qui à vrai dire ne
prennent pas position, menant leur vie quotidienne sans trop s´inquiéter du
lendemain.
Jules, on le devine, sombre dans la
collaboration, il s´y jette à corps perdu en signant des articles pour
L´omniprésent, un journal pétainiste, antisémite qui soutient les collabos et
les milices fascistes qui sévissent dans le pays. Il se salit ses mains en
intégrant une milice à Saturnac. L´abjection est à son comble.
Si la collaboration est toujours un sujet qui interpelle et interroge les
Français sur leur passé, ce roman, Les Barbelés, s´inspirant d´une histoire familiale
de l´auteur, remet sur le tapis les raisons qui poussent des gens à collaborer
avec l´occupant, notamment en dénonçant ceux qui, sans être criminels, sont
néanmoins honteusement persécutés par le nouveau régime en place. Ces indics,
ces mouchards, ces collabos n´étaient pas forcément des salauds, c´étaient
souvent des gens plutôt bien qui menaient une vie familiale irréprochable,
pépère, sans soucis. D´ordinaire, la nature humaine sombre, on le sait, dans
l´ignominie…
La littérature sert aussi à combler
les trous que l´Histoire ne saurait expliquer et à poser des questions plutôt
qu´à chercher des réponses. C´est ce qu´a fait Antoine Flandrin dans ce premier roman, Les Barbelés. Une véritable
réussite.
Antoine Flandrin, Les Barbelés, éditions Plon, Paris, mars 2025.