Andrea Camilleri :
portrait d´un maître du polar à la sauce
sicilienne.
«Cette lettre vous servira de compte-rendu de tout ce que j´ai fait depuis
ma venue à Rome jusqu´à aujourd´hui. À peine arrivé, après un voyage discret,
je suis allé chez oncle Carmelo et j´ai déjeuné. L´après-midi, après avoir été
à l´Académie pour remettre les thèmes, je me suis rendu chez Léo et avec lui
j´ai cherché un endroit où dormir étant donné que chez l´oncle Carmelo on ne
pouvait pas m´héberger. J´ai décroché une chambre d´hôtel à 700 lires la nuit
et je m´y suis installé. Le lendemain matin, je me suis rendu chez Vincenzo qui
m´a accueilli avec une courtoisie et une gentillesse qui m´ont vraiment ému».
Ces lignes, que j´ai directement traduites de l´italien, on les trouve au
début de la première lettre –datée du 3 novembre 1949- qu´un jeune étudiant
sicilien, né le 6 septembre 1925 à Porto Empedocle, près d´Agrigente, en
Sicile, a adressée à sa famille à peine arrivé à Rome pour étudier à l´Académie
nationale d´art dramatique. On peut lire toutes les lettres de ce jeune
étudiant dans son livre, publié à titre posthume en 2024, Vi scriverò ancora (Je
vous écrirai encore, inédit en français) (1). Les lignes que j´ai reproduites
traduisent combien ce jeune était proche de sa famille à telle enseigne qu´il
racontait tout par les menus détails, comme il était de mise chez toute bonne
famille sicilienne. Ce jeune n´était autre que celui qui deviendrait un jour le
célèbre metteur –en-scène et surtout écrivain Andrea Camilleri, décédé à l´âge
de 93 ans à Rome le 17 juillet 2019 et dont on signale ce mois-ci, on l´a vu,
le centenaire de la naissance.
Né donc le 6 septembre 1925 à Porto Empedocle, en Sicile, Andrea Camilleri
était le fils unique d´une famille de la haute bourgeoisie, mais désargentée. Son
père, inspecteur des ports, avait participé en 1922 à la Marche sur Rome qui
allait finir par porter Mussolini au pouvoir, et sa grand-mère paternelle était
cousine germaine du grand écrivain italien –Sicilien lui aussi – Luigi
Pirandello, futur Prix Nobel de Littérature (1934). À l´âge de dix ans, à la
période où l´Italie menait la guerre en Éthiopie, encore immature et endoctriné
par la propagande que le régime exerçait sur les enfants, il a écrit en
cachette une lettre au Duce où, baignant dans l´atmosphère de l´époque, il
exprimait son désir de partir au front et de combattre pour la patrie
italienne. Or, il se fait que Benito Mussolini a bel et bien répondu à la
lettre en déclarant qu´il était encore trop petit pour aller à la guerre, mais
qu´un jour on aurait sûrement besoin de lui. Plus tard, Andrea Camilleri
écrirait une fiction La presa di Macallè (La prise de Makalé, Fayard 2006),
inspirée par cet épisode de son enfance. Politiquement, aucune trace n´est
restée de cet enfantillage dans l´esprit du futur écrivain qui dans les années
quarante s´est inscrit au Parti Communiste.
Andrea Camilleri a fait d´abord des études à Palerme où il a fréquenté la
bohème locale. L´écriture était déjà une passion et il a tôt commencé à écrire
des nouvelles, de la poésie, des articles et des chroniques pour des journaux
et des revues.
En 1947, habitant encore sa Sicile natale, il a remporté le prix de poésie
Libera Stampa (Presse Libre) devant Pier Paolo Pasolini, et l´année suivante, à
Florence, il s´est vu couronner d´un prix de la Commune pour sa pièce de
théâtre Giudizio a mezzanotte (Jugement à minuit). Un jour, alors qu´il était déjà
étudiant à Rome, de retour en Sicile pour un bref séjour, il a relu la pièce et
s´en est trouvé si peu satisfait qu´il l´a jetée par la fenêtre du train.
C´était le seul exemplaire. Enfin, pendant ces années que l´on peut qualifier
d´apprentissage, il s´est vu décerner le prestigieux prix Saint-Vincent et a
connu aussi le bonheur de voir ses poésies figurer sur une anthologie organisée
par le grand poète Giuseppe Ungaretti. Avant de devenir vraiment écrivain, il
fut metteur en scène et a travaillé pour la Rai, la télévision publique
italienne.
Auteur prolifique de plus d´une centaine d´ouvrages, traduit en plus d´une
trentaine de langues, Andrea Camilleri est entré dans la prestigieuse
collection «I Meridiani» que l´on pourrait comparer en quelque sorte à La
Pléiade française. Son œuvre est composée de nouvelles, d´écrits
autobiographiques, mais surtout de romans policiers. Dans ce cadre, on se doit
de mettre en exergue la saga du commissaire Montalbano qui, à elle seule,
regroupe autour d´une trentaine de titres dont le premier, La forma dell´acqua
(La forme de l´eau, en français) n´est pourtant paru qu´en 1994 chez Sellerio,
insigne maison d´édition sicilienne (2). Il faut dire que, si aujourd´hui les
histoires du commissaire Montalbano et les autres titres de l´auteur sont fort
connus et constituent un motif de réjouissance pour des milliers de lecteurs de
par le monde, Andrea Camilleri n´a pu assoir sa réputation d´écrivain que vers
1978, la date où il a finalement publié, sous les encouragements de son ami
Leonardo Sciascia, Sicilien comme lui, le premier roman Il corso delle cose,
chez Lalli,(en français Le cours des choses, paru chez Fayard en 2005), un
roman d´abord refusé par les grands éditeurs italiens.
Salvo Montalbano, flic débonnaire et amateur de bonne chère, est donc le
personnage de fiction qui a rendu célèbre Andrea Camilleri. C´est un
commissaire de police de Vigàta, bourgade fictive ressemblant pourtant
énormément à sa ville natale, Porto Empedocle, en Sicile. Le héros aurait tiré
son nom de celui de l´auteur espagnol Manuel Vásquez Montalbán dont Camilleri
appréciait le personnage de Pepe Carvalho quoiqu´il n´eût jamais non plus caché
une dette immense vis-à-vis de Georges Simenon et son héros, le commissaire
Maigret.
Une première série télévisée (Il Commissario Montalbano), mettant
principalement en scène les romans de Camilleri a été diffusée sur la Rai et a
été suivie d´une seconde (Il giovane Montalbano), au scénario de laquelle
Camilleri a collaboré et dont l´action se situe environ vingt ans plus tôt.
La technique d´Andrea Camilleri était très particulière. Il se plaisait à
jouer sur la langue, mêlant parfois l´italien et le sicilien, à la fois par le
vocabulaire et la syntaxe, n´hésitant pas à utiliser des termes inconnus de
tous ceux qui ne sont pas des Siciliens de la région d´Agrigente, mais dont le
sens peut être aisément compris grâce au contexte. Cela donne une langue
truffée de particularismes qui ajoutent au charme de l´intrigue. Souvent, il
n´hésitait pas non plus à faire découvrir au lecteur les spécialités
savoureuses de la cuisine sicilienne, au hasard des repas du commissaire
Montalbano. Enfin, il évoquait également tout l´attachement qu´éprouvent les
Siciliens pour la terre et la famille. Sur son héros. Andrea Camilleri a
affirmé un jour : «Je l´aime et je le hais à la fois. Je lui dois presque
tout. Il m´a ouvert la voie pour les autres romans. Mais, il est envahissant,
prétentieux, antipathique et quand je tombe sur un os, je le vois arriver qui
me dit : «Moi, je ferais comme ça»».
Andrea Camilleri ne gardait jamais les brouillons de ses œuvres, comme il a
déclaré dans une interview, la dernière de sa vie, accordée au grand quotidien
Corriere della Sera : «Une fois le roman terminé, je jette tout.
Brouillons, projets, corrections, notes d´inspiration. Je veux qu´il ne reste
rien de l´effort, rien qui puisse me renvoyer à une erreur, à un oubli.
Savez-vous quelle est l´une des tortures de ma vie ? Quand un traducteur
–le grec, supposons –me demande de lui expliquer un passage. Or, c´est fort
compréhensible et tous ceux qui connaissent mes livres le savent. Mais cela
implique que j´aille relire l´une de mes pages. Mon Dieu, quel dommage !»
En fait, qu´un traducteur pût avoir plein de doutes c´était la moindre des
choses quand il s´agissait des romans d´Andrea Camilleri. La traduction de ses
œuvres était par ailleurs un défi monstrueux pour ses traducteurs. En français,
Serge Quadruppani, responsable de la traduction des aventures de Montalbano, a
essayé de rendre sa langue en mêlant tournures siciliennes et emprunts au
parles marseillais, ce qu´il a pu faire avec, il faut le dire, un énorme
doigté.
Andrea Camilleri n´avait aucun mal à parler de lui et à confier ses
impressions à la presse. Il restituait habilement les couleurs et les sons de
sa Sicile natale. Aussi se définissait-il comme un artisan : «En toute
sincérité, je pense que je suis un bon artisan de l´écriture, un bon employé.
Quand j´ouvre un livre de Dostoïevski –ou plutôt quand j´ouvrais un livre,
maintenant je ne vois plus rien –je mesure la distance stellaire entre un génie
et une personne comme moi». Ces assertions, il les a prononcées après 2016,
l´année où il a perdu la vue. Dès cette année jusqu´à sa mort en 2019, il a
appris à mettre en valeur d´autres sens comme l´ouïe, l´odorat ou le toucher.
Dans une interview accordée en 2018 à fanpage.it que l´on peut trouver sur
YouTube, il parle de ce qu´il appelle la mélancolie de l´aveuglement. Ce qu´il
regrettait le plus, entre autres choses, c´était, par exemple, de ne plus
pouvoir regarder la beauté des femmes, cela le rendait vraiment mélancolique.
Il déplorait aussi ne pouvoir plus apprécier les toiles, les tableaux, les
peintures qui l´ont émerveillé pendant sa vie : « Un des premiers
exercices que j´ai faits après être devenu aveugle c´était celui de
reconstituer mentalement «La flagellation du Christ» de Piero della Francesca
et essayer de me rappeler les couleurs des trois personnages à droite, les
habits qu´ils portaient. Et puis, le mieux c´est d´aller au lit parce qu´en
rêvant je revois les choses, les couleurs y rejaillissent avec une force et une
beauté extraordinaires».
Quoi qu´il en soit, Andrea Camilleri
ne se plaignait pas de la vie, il avait toujours pu faire ce qu´il voulait sans
regrets, peut-être parce que …la merde porte bonheur ! Bah oui !
C´est une sorte de blague, mais dans cette vidéo, l´auteur raconte une histoire
- avec laquelle je termine cette chronique - qui s´est produite alors qu´il
n´avait que 15 ans. Dans l´arrière –cour de sa maison de campagne, il y avait un
puits noir couvert de planches de bois. Un jour, en jouant avec un ami dans cette
arrière-cour, il a avancé de trois pas quand il a soudain senti le sol se
dérober sous ses pieds. En un clin d´œil, il était enfoncé dans la boue
jusqu´au cou. Il sentait que ses pieds étaient placés sur une pierre glissante.
Une paysanne qui passait est allée chercher son oncle qui, en arrivant, a pu
tant bien que mal le retirer du pétrin où il était fourré. Alors, la paysanne a
clamé : Don Nenè, tutta ricchezza è ! Tutta fortuna è ! O sape,
la merda porta fortuna ! (Don Nenè, c´est toute la richesse ! c´est
tout le bonheur ! Vous savez, la merde porte bonheur !). Pour Andrea
Camilleri, la paysanne n´avait pas tort…
(1) Andrea Camilleri, Vi scriverò ancora, édition de
Salvatore Silvano Nigro avec la collaboration d´Andreina, Elisabetta et
Mariolina Camilleri.
(2) Sellerio, prestigieuse maison d´édition de Palerme, a publié
l´écrasante majorité des livres d´Andrea Camilleri. En français, ses livres
sont surtout disponibles chez Fayard et chez Métailié.
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