Sergueï Lebedev:
l´interrogation de la Grande Histoire.
En Russie, on le sait, la mémoire de la terreur stalinienne dérange encore
pas mal de monde. De surcroît, le pouvoir en place, en héritier de tous les
impérialismes possibles et imaginables, ne voit nullement d´un bon œil toute
interrogation de la Grande Histoire. Si reconnaissance il y a parfois de la
souffrance, de la résistance et de la combativité des Russes au cours de
l´histoire, elle est manipulée au profit du souvenir et du culte de la
personnalité des gouvernants qui ont souvent sévit sur le peuple, soit en
l´asservissant, soir en persécutant ceux qui osent dire non aux diktats et aux
oukases qui essaient de les museler et les bâillonner.
Néanmoins, quiconque s´acharne- souvent au prix d´énormes efforts et au
risque de sa vie- à préserver la mémoire de la terreur pour que l´innommable ne
se reproduise pas un jour, peut toujours compter sur la plume d´écrivains comme
Sergueï Lebedev, comme on l´a vu d´ailleurs quand il a pris la défense, il y a
quelques années, de Dmitriev, le représentant en Carélie de l´Association
Mémorial, victime d´un procès kafkaïen.
Né à Moscou le 28 octobre 1981, donc encore du temps de l´Union Soviétique,
Sergueï Lebedev, après avoir été journaliste et rédacteur en chef adjoint de la
revue Premier Septembre, s´est affirmé
ces dernières années comme un des écrivains russes les plus respectés de sa
génération, non seulement en Allemagne où il vit depuis des années –en raison
de son opposition au régime de Vladimir Poutine-, mais aussi un peu partout
puisque ses livres –qui se penchent sur les secrets de l´histoire soviétique,
la violence du stalinisme et ses impacts dans la Russie d´aujourd´hui - sont
traduits dans plus d´une vingtaine de langues dont le français où il fut
traduit d´abord chez Verdier et plus récemment aux éditions Noir sur Blanc.
S´il est aujourd´hui un écrivain reconnu –en tant que poète, romancier et
essayiste -, Sergueï Lebedev a commencé par travailler pendant sa jeunesse au
sein d´expéditions géologiques vers le nord de la Russie au cours desquelles il
a découvert des vestiges de camps du Goulag. Son travail sur la mémoire de la
terreur stalinienne a nourri sa création littéraire, comme je l´ai écrit plus
haut. Son œuvre, paradoxalement –ou
peut-être pas –mieux connue en Occident qu´en Russie, couvre une période
comprise entre le début du XVIIIème et le début du XXIème siècle. La
Révolution, le culte de Lénine, le Goulag, les purges staliniennes, la fin de
l´époque soviétique sous Brejnev, la perestroïka de Gorbatchev, la mise sur le
devant de la scène de la Fédération de Russie et les années Eltsine, la guerre
de Tchétchénie puis l´avènement de Poutine en constituent les sujets les plus
courants de ses livres.
Son premier livre La limite de l´oubli –paru en français en 2014, aux
éditions Verdier, traduit du russe par Luba Jurgenson, comme les deux romans
suivants-en est d´ailleurs un des exemples les plus illustratifs. Le roman se
présente comme une enquête. Ayant survécu, enfant, à la morsure d´un chien
grâce à une transfusion sanguine, le narrateur cherche à connaître l´identité
de celui dont le sang coule désormais dans ses veines et dont la personnalité
recèle un mystère. On finira par découvrir qu´il s´agit d´un homme aveugle
surnommé l´Autre Grand –Père qui avait été gardien dans un camp du Goulag et
avait causé la mort de son propre fils qu´il a cherché à remplacer en adoptant
le narrateur et en allant jusqu´à se sacrifier pour lui. La limite de l´oubli
est un roman d´une rare profondeur écrit dans un style raffiné qui traduit les
inquiétudes d´une génération qui a grandi pendant la période de transition qui
a suivi la perestroïka et la chute du régime soviétique. Selon les critiques,
La limite de l´oubli est le premier roman d´un jeune auteur qui a su
s´affranchir des limites imposées par l´effacement des années soviétiques.
Son deuxième roman, L´année de la comète, se place sous le registre de la
chronique familiale tout en gardant le même procédé de son roman précédant,
c´est-à-dire, l´enquête. L´apparition de la comète est vue sous l´angle de
Tania, la grand-mère du narrateur, qui en a été témoin dans son enfance et qui
raconte à partir de cet épisode l´histoire de sa vie. L´auteur interroge donc
le vacillement identitaire de sa génération et décrit les pièges politiques qui
guettaient la Russie à ce moment-là.
Les hommes d´août fut le troisième roman de Sergueï Lebedev traduit en
langue française, un roman –policier ? fantastique ?
d´aventures ?-qui nous renvoie aux événements d´août 1991, le moment où
les communistes de la vieille garde opposés aux réformes de Gorbatchev essaient
de déclencher un coup d´État. Ces communistes échouent et Boris Eltsine, porté
au pouvoir par la tourmente, reprend le contrôle du pays qui ne tardera
pourtant pas à se disloquer. À Moscou, devant le bâtiment qui abritait la
police politique, la statue de Dzerdjinski, symbole de soixante-dix ans de répression est déboulonnée. Le héros
du roman, en quête de ses racines, sillonne les contrées dévastées de
l´ancienne Union Soviétique, un périple qui se traduit par un véritable voyage
dans l´au-delà, un au-delà néanmoins bien réel où les injustices anciennes ont
pavé le chemin des violences futures. Bientôt les guerres en Tchétchénie
sonneront le glas de l´illusion démocratique de la communauté des «hommes
d´août» née sur les ruines du communisme. À vrai dire, si Dzerdjinski et même
sa statue avaient disparu, l´esprit du fondateur de la Tchéka –la première
police secrète soviétique – ne s´était point dilué.
Les deux romans les plus récents de Serguei Lebedev ont été publiés en
français aux éditions Noir sur Blanc. D´abord Le Débutant, en 2022, puis La
Dame Blanche lors de la cette dernière rentrée littéraire. Traduits tous les
deux du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton.
L´intrigue du Débutant –prix Transfuge du meilleur roman étranger - gravite
autour d´un poison mortel. Kalitine, le chimiste qui l´a fabriqué dans un
institut secret d´Union Soviétique, s´est enfui à l´Ouest au moment de
l´effondrement du pays. Le roman raconte son enfance dans une ville secrète
d´URSS, sa vocation précoce, son initiation auprès d´un oncle puissant et
mystérieux, puis les années passées dans un laboratoire clandestin, dissimulé
sur une île dans un grand fleuve. Vingt ans plus tard, le lieutenant - colonel Cherchniov reçoit l´ordre d´empoisonner le
traître avec son propre produit, et il se lance à sa poursuite. Une enquête
haletante dans le monde des espions et des services secrets russes.
Dans La Dame Blanche, on se retrouve dans une petite ville du Donbass, au
moment de l´invasion russe. Marianna, surnommée «la Dame Blanche»,
mi-magicienne, mi-gardienne des lieux, se meurt. Elle a dirigé la blanchisserie
de la mine de charbon et sa fille Janna se demande si elle devra reprendre
cette mission purificatrice. C´est alors que réapparaît Valet, le voisin qui
s´est engagé dans les forces de l´ordre russes. Réprouvé par la population
ukrainienne et poussé par un désir de vengeance, Valet attend son heure.
Dans ce roman parfois terrifiant, l´auteur dénonce la mainmise de la Russie
sur l´Ukraine et les habitudes soviétiques qui perdurent. La mine de charbon
cache un terrible secret : lors de la Seconde Guerre mondiale, des
milliers de Juifs y ont été ensevelis par les Allemands et c´est au-dessus de
ces lieux maudits que, un jour de juillet 2014, un avion de ligne est abattu
par un missile russe…Dans ce roman, l´auteur met en lumière le point de
rencontre du nazisme et du communisme soviétique qui a donné naissance au
nouveau totalitarisme de la Russie d´aujourd´hui.
D´après Julie Gerber, docteur en littérature comparée, «la prose de
Lebedev, classée en Russie dans la catégorie «littérature intellectuelle»
trouble par sa dimension à la fois poétique et analytique. Le lecteur peut y
sentir des influences proustiennes : à travers des phrases étirées, le narrateur décrit
minutieusement ses souvenirs, s´efforçant de saisir l´insaisissable. La prose
pourrait être qualifiée de postmoderne dans sa structure végétale, «rhizomique»
pour reprendre les termes de Deleuze et Guattari. Le rêve, l´hallucination et
la réminiscence s´entrecroisent dans une trame principale très relâchée. Les
points de contacts entre les divers récits, les différentes couches de
conscience et de souvenirs sont flous: le lecteur peut s´y perdre, mais cela
relève du jeu».(«L´engagement poétique et politique de l´écrivain Sergueï
Lebedev :une recherche du temps présent, in Revue Parlementaire et
politique, 25 janvier 2021).
Le Goulag est, on l´a vu, un des sujets qui font souvent irruption dans les
fictions de Sergueï Lebedev. Le Goulag dont il répertorie les vestiges. Comment
décider néanmoins de ce qui est un vestige ? C´est la question posée par
Luba Jurgenson- traductrice de quelques livres de Sergueï Lebedev, mais surtout
essayiste – dans son livre Le semeur d´yeux (Sentiers de Varlam Chalamov) paru
en 2022 chez Verdier : «Dans un pays comme l´URSS tout fait trace. Des
villes entières ont été construites dans le but de maintenir et de développer
le système concentrationnaire : Magadan, la capitale du Dalstroï,
Medvejegorsk, la capitale du Belbaltlag, camp du canal Baltique –Mer Blanche.
La mémoire du Goulag est inscrite (et enfouie) dans des monuments
architecturaux d´autres époques, par exemple la célèbre «maison des exécutions»
de la rue Nikolskaïa à Moscou, dont les étages inférieurs comprennent des
fragments d´habitations des princes Khovanski du XVIIème siècle et qui, dans
les années de la Grande Terreur, a abrité le Collège militaire de la Cour suprême
d´URSS». Néanmoins, dans le cas des livres de Sergueï Lebedev, il ne s´agit pas
de revenir comme un historien sur l´expérience du Goulag ni de se substituer au
témoin quoique, dans un entretien, il eût placé son œuvre dans le prolongement
de celles de Varlam Chalamov et d´Alexandre Soljenitsyne. L´objectif de Sergueï
Lebedev est quand même tout autre, comme il l´a avoué dans ce même
entretien : «Ils n´étaient pas intéressés par la «présence» du camp dans
la vie normale : ils s´occupaient de révéler l´atrocité. Moi, j´ai voulu
parler de l´héritage de ce passé».
Peut-être la meilleure définition de l´œuvre de Sergueï Lebedev nous a-t-elle été donnée par un de ses
confrères, un autre grand écrivain russe qui répond au nom de Vladimir
Sorokine : «Éteignez votre téléviseur et lisez…Sergueï Lebedev n´écrit pas
sur le passé, mais sur la journée d´aujourd´hui. Il écrit sur le fait que nous
n´avons pas connu ni compris l´ère stalinienne. La Perestroïka semble déjà une
histoire ancienne oubliée, mais Staline est vivant. Dans les années 1990, nous
étions tous romantiques, nous pensions que c´était cela la liberté. Mais un
homme qui a vécu toute sa vie dans un camp ne peut pas en sortir et du jour au
lendemain devenir libre. Au lieu de la Perestroïka et de la liberté, nous avons
un pays qui est pillé, les Russes se battent contre les Ukrainiens, on érige de
nouveau des monuments à Staline. Dans les églises, on prie pour la grande
Russie. Ce n´est déjà plus la génération de Staline, mais celle de ses enfants.
Des enfants de leurs enfants. Un lien sans fin et sombre. Les héros de Lebedev
cherchent un moyen de couper ce cordon ombilical…».
Livres de Sergueï Lebedev parus en français :
La limite de l´oubli, traduit du russe par Luba Jurgenson, édition Verdier,
paris, 2014.
L´année de la comète, traduit du russe par Luba Jurgenson, éditions
Verdier, Paris, 2016.
Les hommes d´août, traduit du russe par Luba Jurgenson, éditions Verdier,
Paris, 2019.
Le Débutant, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions Noir
sur Blanc, Lausanne/Paris, 2022.
La Dame Blanche, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions
Noir sur Blanc, Lausanne/Paris, 2025


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