Enrique Vila-Matas ou l´invention de l´auteur.
Je ne voudrais nullement commencer cet article en évoquant la vieille querelle de l´imitation de la vie par l´art ou de l´art par la vie. Toujours est-il que la réalité et la fiction sont souvent tellement imbriquées que l´on est sûrement en droit de s´interroger sur les liens secrets voire surnaturels qui les unissent dans l´ombre. Quand vous lisez, par exemple, un livre de l´écrivain espagnol Enrique Vila- Matas, il risque toujours de vous arriver des impondérables qui vous font ironiquement réfléchir sur ces liens secrets et surnaturels que je viens d´évoquer. Ainsi, en septembre 2008, alors que j´étais en train de commencer la lecture du livre précédent de cet écrivain – indiscutablement, un de mes auteurs-culte- Dietario voluble, que j´avais commandé sur Internet et que j´avais reçu la veille, une chose on ne peut plus bizarre s´est produite. Vila-Matas, dans cet espèce de journal plutôt littéraire qu´intime(ou peut-être les deux à la fois), dissertait un peu sur l´importance des mouches et soudain le vrombissement d´une mouche est venu déranger ma lecture. La mouche qui venait d´entrer dans ma chambre eut-elle l´intuition que je lisais des lignes sur son espèce ? Je ne saurais le dire. Pourtant, plus aucune mouche n´est venue me harceler pendant la lecture du livre les jours suivants(le sujet n´était plus les mouches, il est vrai). Le 11 mars, donc il y a moins de deux mois, j´ai commandé deux livres espagnols sur Internet. Néanmoins, avant de le faire, j´ai visité plusieurs sites pour savoir s´il y avait par hasard un autre livre qui pourrait m´intéresser. Une fois terminées mes recherches (pendant lesquelles, le nom de Vila- Matas m´est venu à l´esprit), un doute m´a assailli : fallait-il procéder tout de suite à la commande ou valait-il mieux attendre le samedi et l´indispensable Babelia, supplément littéraire de El País, dans l´espoir que l´on y annonce la parution d´un livre intéressant ? J´ai opté pour la première solution. Samedi, 13 mars, en ouvrant Babelia, je suis tombé sur une interview avec Vila-Matas, à propos de son dernier livre Dublinesca qui devait paraître trois jours plus tard ! Il m´a fallu faire une deuxième commande, le problème n´est pas là, mais il semble bien qu´une voix quelconque voulait m´annoncer qu´un livre intéressant m´attendait. Pendant mes recherches, j´avais pourtant oublié de consulter un site essentiel : le site de Vila-Matas lui-même, que j´avais d´ailleurs récemment découvert, un site en avance sur celui de l´éditeur Seix Barral. Je dis bien Seix Barral et non pas Anagrama, l´éditeur précédent de Vila-Matas auquel il est resté fidèle pendant de longues années. Ce changement d´éditeur –que j´avais déjà appris- a d´ailleurs fait jaser et ce parce que le nouveau roman de Vila-Matas (dont la traduction française est parue quelques jours plus tard, toujours chez Christian Bourgois, à l´occasion du Salon du Livre) dépeint le quotidien d´un éditeur et d´aucuns y ont vu(avant la parution du livre)un pied de nez à son ancien éditeur Jorge Herralde. Or, il n´en est rien.
Ce roman évoque en fait la vie d´un éditeur, Samuel Riba, qui se tient pour le dernier éditeur littéraire, dans un monde où les best- sellers et les livres de moindre qualité prennent le pas sur la vraie littérature, celle qui ressemble de plus en plus à une sorte de société secrète d´initiés, un peu fous, regardés de travers par les enthousiastes de la loi du marché. Samuel Riba semble un homme triste depuis qu´il a pris sa retraite et mène une vie plutôt banale- avec des intermèdes éthyliques, au grand désespoir de sa femme Célia-, rendant visite à ses vieux parents tous les mercredis et nourrissant auprès d´eux la fiction qu´il est toujours un homme respecté, dont on ne peut pas se passer et que l´on invite d´ordinaire à donner des conférences partout dans le monde. Un jour, Samuel Riba fait un rêve prémonitoire qui lui indique que sa vie passerait par Dublin. Ce voyage dans la capitale irlandaise, une des villes les plus« littéraires» qui soient, Riba ne veut pas l´entreprendre tout seul. Aussi parvient-il à convaincre quelques amis – dont certains se réjouissent que lui, un francophile invétéré, soit en train de «faire le saut anglais»- de le suivre et de parcourir en groupe l´itinéraire du roman Ulysse de James Joyce. Pourtant, ce voyage cache deux obsessions que Riba a du mal à avouer à ses potes : celle de savoir s´il existe bien l´écrivain idéal qu´il n´a jamais pu dénicher alors qu´il était éditeur, et celle de vouloir célébrer les funérailles de l´ère Gutenberg et de l´édition telle qu´elle a été conçue jusqu´à présent, dans un monde de plus en plus submergé par la folie digitale. L´ironie du sort a néanmoins voulu que l´ homme qui éprouve une sorte de mélancolie pour la fin d´une ère, est également le même homme qui de son propre aveu ressemble de plus en plus à un «hikikomori», ces jeunes qui au Japon passent la vie devant l´ordinateur de peur d´envisager la réalité.
Dans ce roman, on tombe aussi souvent sur la fascination de Riba pour la ville de New- York (une fascination partagée par l´auteur lui-même) et sur sa passion pour la littérature irlandaise, étant donné que ce n´est pas seulement l´ombre de Joyce que l´on croise mais aussi celle de Samuel Beckett et, à un moindre degré, celle d´autres auteurs irlandais. Ceci dit, on pourrait en déduire que l´idée du «saut anglais» finit par s´amenuiser au fur et à mesure du déroulement de la fiction, tant il est vrai que la littérature irlandaise quoiqu´écrite dans la langue de l´empire, nourrit d´ordinaire des obsessions et réclame des filiations qui n´épousent pas toujours forcément la tradition anglaise et que dans le cas particulier de Beckett (est-ce un hasard si le personnage du roman porte le même prénom ?),on assiste même à un changement de langue, la plupart de ses livres ayant été écrits directement en français, comme chacun le sait. Peu importe. Pour Vila- Matas, cette histoire du saut anglais était un épisode de moindre importance. Il s´agissait surtout de célébrer deux noms représentant, d´après lui-même, l´épiphanie (James Joyce) et l´aphonie (Samuel Beckett) de l´ère Gutenberg. En plus, Vila Matas a prouvé avec ce magnifique roman que l´on peut toujours innover tout en restant fidèle aux principes essentiels qui ont bâti une œuvre. La mélancolie et la solitude des personnages sont toujours à l´ordre du jour dans les fictions de Vila-Matas, mais l´humour et l´ironie n´y sont jamais absents non plus.
Certains parlent souvent de Vila- Matas, comme d´un écrivain d´écrivains, voire même pour écrivains. Dans ce genre d´affirmations, on croit déceler d´ordinaire un ton parfois réprobateur. Mais la suprême ironie, que certains esprits n´ont jamais su saisir, c´est que les écrits de Vila- Matas comptent parmi les plus beaux éloges que l´on puisse faire à la littérature. Comme si tous les esprits étaient convoqués à une célébration permanente de la littérature, où selon la très belle formule du poète portugais Herberto Helder, des portes s´ouvrent sur d´autres portes. Les fictions de Vila- Matas nous invitent elles aussi à la redécouverte d´autres livres et d´autres auteurs.
Il y a en outre un alliage entre l´humour et la mélancolie, que j´avais déjà laissé entrevoir, qui le place, indépendamment des caractéristiques particulières de chaque auteur, dans une lignée d´écrivains où l´on peut retrouver, entre autres, deux auteurs de langue espagnole prématurément disparus : le Chilien Roberto Bolaño et l´Uruguayen Mario Levrero.
Pour en revenir à l´essence de ce nouveau roman, Dublinesca, y aurait-il un autre moyen plus clair et plus succinct de l´expliquer ? La réponse nous a été donnée par Vila-Matas lui-même dans l´interview citée plus haut, accordée au grand critique littéraire Juan Cruz, pour Babelia.
Alors que Juan Cruz lui a demandé de s´imaginer dans un train et d´essayer d´expliquer au passager qui l´accompagne quel est à vrai dire le sujet du roman, Vila- Matas a répondu : «Je lui dirais qu´il met en scène quelqu´un très mal en point qui veut célébrer des funérailles pour le monde et découvre que cela, paradoxalement, c´est ce qui lui permet d´avoir un avenir dans la vie.» Plus «vilamatien» que ça…
Enrique Vila-Matas, Dublinesca, Seix Barral, Barcelone, 2010 (édition française :Dublinesque, Christian Bourgois, Paris, 2010)
Je ne voudrais nullement commencer cet article en évoquant la vieille querelle de l´imitation de la vie par l´art ou de l´art par la vie. Toujours est-il que la réalité et la fiction sont souvent tellement imbriquées que l´on est sûrement en droit de s´interroger sur les liens secrets voire surnaturels qui les unissent dans l´ombre. Quand vous lisez, par exemple, un livre de l´écrivain espagnol Enrique Vila- Matas, il risque toujours de vous arriver des impondérables qui vous font ironiquement réfléchir sur ces liens secrets et surnaturels que je viens d´évoquer. Ainsi, en septembre 2008, alors que j´étais en train de commencer la lecture du livre précédent de cet écrivain – indiscutablement, un de mes auteurs-culte- Dietario voluble, que j´avais commandé sur Internet et que j´avais reçu la veille, une chose on ne peut plus bizarre s´est produite. Vila-Matas, dans cet espèce de journal plutôt littéraire qu´intime(ou peut-être les deux à la fois), dissertait un peu sur l´importance des mouches et soudain le vrombissement d´une mouche est venu déranger ma lecture. La mouche qui venait d´entrer dans ma chambre eut-elle l´intuition que je lisais des lignes sur son espèce ? Je ne saurais le dire. Pourtant, plus aucune mouche n´est venue me harceler pendant la lecture du livre les jours suivants(le sujet n´était plus les mouches, il est vrai). Le 11 mars, donc il y a moins de deux mois, j´ai commandé deux livres espagnols sur Internet. Néanmoins, avant de le faire, j´ai visité plusieurs sites pour savoir s´il y avait par hasard un autre livre qui pourrait m´intéresser. Une fois terminées mes recherches (pendant lesquelles, le nom de Vila- Matas m´est venu à l´esprit), un doute m´a assailli : fallait-il procéder tout de suite à la commande ou valait-il mieux attendre le samedi et l´indispensable Babelia, supplément littéraire de El País, dans l´espoir que l´on y annonce la parution d´un livre intéressant ? J´ai opté pour la première solution. Samedi, 13 mars, en ouvrant Babelia, je suis tombé sur une interview avec Vila-Matas, à propos de son dernier livre Dublinesca qui devait paraître trois jours plus tard ! Il m´a fallu faire une deuxième commande, le problème n´est pas là, mais il semble bien qu´une voix quelconque voulait m´annoncer qu´un livre intéressant m´attendait. Pendant mes recherches, j´avais pourtant oublié de consulter un site essentiel : le site de Vila-Matas lui-même, que j´avais d´ailleurs récemment découvert, un site en avance sur celui de l´éditeur Seix Barral. Je dis bien Seix Barral et non pas Anagrama, l´éditeur précédent de Vila-Matas auquel il est resté fidèle pendant de longues années. Ce changement d´éditeur –que j´avais déjà appris- a d´ailleurs fait jaser et ce parce que le nouveau roman de Vila-Matas (dont la traduction française est parue quelques jours plus tard, toujours chez Christian Bourgois, à l´occasion du Salon du Livre) dépeint le quotidien d´un éditeur et d´aucuns y ont vu(avant la parution du livre)un pied de nez à son ancien éditeur Jorge Herralde. Or, il n´en est rien.
Ce roman évoque en fait la vie d´un éditeur, Samuel Riba, qui se tient pour le dernier éditeur littéraire, dans un monde où les best- sellers et les livres de moindre qualité prennent le pas sur la vraie littérature, celle qui ressemble de plus en plus à une sorte de société secrète d´initiés, un peu fous, regardés de travers par les enthousiastes de la loi du marché. Samuel Riba semble un homme triste depuis qu´il a pris sa retraite et mène une vie plutôt banale- avec des intermèdes éthyliques, au grand désespoir de sa femme Célia-, rendant visite à ses vieux parents tous les mercredis et nourrissant auprès d´eux la fiction qu´il est toujours un homme respecté, dont on ne peut pas se passer et que l´on invite d´ordinaire à donner des conférences partout dans le monde. Un jour, Samuel Riba fait un rêve prémonitoire qui lui indique que sa vie passerait par Dublin. Ce voyage dans la capitale irlandaise, une des villes les plus« littéraires» qui soient, Riba ne veut pas l´entreprendre tout seul. Aussi parvient-il à convaincre quelques amis – dont certains se réjouissent que lui, un francophile invétéré, soit en train de «faire le saut anglais»- de le suivre et de parcourir en groupe l´itinéraire du roman Ulysse de James Joyce. Pourtant, ce voyage cache deux obsessions que Riba a du mal à avouer à ses potes : celle de savoir s´il existe bien l´écrivain idéal qu´il n´a jamais pu dénicher alors qu´il était éditeur, et celle de vouloir célébrer les funérailles de l´ère Gutenberg et de l´édition telle qu´elle a été conçue jusqu´à présent, dans un monde de plus en plus submergé par la folie digitale. L´ironie du sort a néanmoins voulu que l´ homme qui éprouve une sorte de mélancolie pour la fin d´une ère, est également le même homme qui de son propre aveu ressemble de plus en plus à un «hikikomori», ces jeunes qui au Japon passent la vie devant l´ordinateur de peur d´envisager la réalité.
Dans ce roman, on tombe aussi souvent sur la fascination de Riba pour la ville de New- York (une fascination partagée par l´auteur lui-même) et sur sa passion pour la littérature irlandaise, étant donné que ce n´est pas seulement l´ombre de Joyce que l´on croise mais aussi celle de Samuel Beckett et, à un moindre degré, celle d´autres auteurs irlandais. Ceci dit, on pourrait en déduire que l´idée du «saut anglais» finit par s´amenuiser au fur et à mesure du déroulement de la fiction, tant il est vrai que la littérature irlandaise quoiqu´écrite dans la langue de l´empire, nourrit d´ordinaire des obsessions et réclame des filiations qui n´épousent pas toujours forcément la tradition anglaise et que dans le cas particulier de Beckett (est-ce un hasard si le personnage du roman porte le même prénom ?),on assiste même à un changement de langue, la plupart de ses livres ayant été écrits directement en français, comme chacun le sait. Peu importe. Pour Vila- Matas, cette histoire du saut anglais était un épisode de moindre importance. Il s´agissait surtout de célébrer deux noms représentant, d´après lui-même, l´épiphanie (James Joyce) et l´aphonie (Samuel Beckett) de l´ère Gutenberg. En plus, Vila Matas a prouvé avec ce magnifique roman que l´on peut toujours innover tout en restant fidèle aux principes essentiels qui ont bâti une œuvre. La mélancolie et la solitude des personnages sont toujours à l´ordre du jour dans les fictions de Vila-Matas, mais l´humour et l´ironie n´y sont jamais absents non plus.
Certains parlent souvent de Vila- Matas, comme d´un écrivain d´écrivains, voire même pour écrivains. Dans ce genre d´affirmations, on croit déceler d´ordinaire un ton parfois réprobateur. Mais la suprême ironie, que certains esprits n´ont jamais su saisir, c´est que les écrits de Vila- Matas comptent parmi les plus beaux éloges que l´on puisse faire à la littérature. Comme si tous les esprits étaient convoqués à une célébration permanente de la littérature, où selon la très belle formule du poète portugais Herberto Helder, des portes s´ouvrent sur d´autres portes. Les fictions de Vila- Matas nous invitent elles aussi à la redécouverte d´autres livres et d´autres auteurs.
Il y a en outre un alliage entre l´humour et la mélancolie, que j´avais déjà laissé entrevoir, qui le place, indépendamment des caractéristiques particulières de chaque auteur, dans une lignée d´écrivains où l´on peut retrouver, entre autres, deux auteurs de langue espagnole prématurément disparus : le Chilien Roberto Bolaño et l´Uruguayen Mario Levrero.
Pour en revenir à l´essence de ce nouveau roman, Dublinesca, y aurait-il un autre moyen plus clair et plus succinct de l´expliquer ? La réponse nous a été donnée par Vila-Matas lui-même dans l´interview citée plus haut, accordée au grand critique littéraire Juan Cruz, pour Babelia.
Alors que Juan Cruz lui a demandé de s´imaginer dans un train et d´essayer d´expliquer au passager qui l´accompagne quel est à vrai dire le sujet du roman, Vila- Matas a répondu : «Je lui dirais qu´il met en scène quelqu´un très mal en point qui veut célébrer des funérailles pour le monde et découvre que cela, paradoxalement, c´est ce qui lui permet d´avoir un avenir dans la vie.» Plus «vilamatien» que ça…
Enrique Vila-Matas, Dublinesca, Seix Barral, Barcelone, 2010 (édition française :Dublinesque, Christian Bourgois, Paris, 2010)
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