La seconde guerre mondiale vue par d´autres yeux (à propos du livre HHhH de Laurent Binet).
Dans un livre d´essais publié tout récemment intitulé Une tombe au creux des nuages(collection Climats, Flammarion),l´écrivain espagnol d´expression française Jorge Semprún qui, membre de la Résistance française, a été interné à Buchenwald pendant la seconde guerre mondiale, rappelait encore une fois-il l´avait déjà fait il y a quelques années dans un livre d´entretiens, Se taire est impossible, avec un autre rescapé des camps, Élie Wiesel- une perspective sombre mais inéluctable. Dans quelques années, suivant l´ordre naturel de la vie, tous les survivants des camps nazis seront morts. Comment évoquer alors la Shoah ? Ce sera sûrement d´une façon différente où la fiction et la recherche historique côtoieront les témoignages des survivants. Ceci se produit déjà de nos jours, à la différence près que les survivants peuvent invoquer leur témoignage personnel pour s´opposer par exemple aux thèses révisionnistes ou aux manquements à la vérité historique.
Ces derniers temps, une nouvelle génération d´écrivains, nés dans les années soixante, voire soixante-dix du vingtième siècle, ont osé écrire sur la seconde guerre mondiale d´une perspective différente, suscitant une vive polémique chez les milieux littéraires et historiques. En 2006, Jonathan Littell, un jeune écrivain américain habitant Barcelone et écrivant en français, a défrayé la chronique d´abord en France, puis dans les autres pays, avec un livre total, Les Bienveillantes, où il était question des mémoires de Max Aue, un officier nazi. C´était rarissime que dans un livre sur la deuxième guerre l´intrigue tourne autour d´un nazi, de l´ennemi, du bourreau.
Le livre n´a laissé personne indifférent. Il s´est bien vendu (alors que c´était quand même un pavé de plus de mille pages), il a été couronné du prix Goncourt, mais il s´est attiré les foudres entre autres de Claude Lanzmann auteur du célèbre et magnifique documentaire sur la Shoah.
Claude Lanzmann a récidivé trois ans plus tard, donc en septembre dernier, lors de la parution d´un autre livre sur la seconde guerre : Jan Karski, signé Yannick Haenel (voir la chronique de novembre 2009). Cette fois-ci nombre d´historiens ont mis en cause certains épisodes relatés par Yannick Haenel sur la vie du résistant polonais Jan Karski qui avait d´ailleurs autrefois témoigné alors qu´il était encore vivant (il est mort en 2000) dans le documentaire de Claude Lanzmann.
La question pose problème. Un écrivain a-t-il le droit, lorsqu´il aborde un tel sujet, de mêler histoire et fiction au risque de manquer un peu à la vérité historique ? La question est complexe, mais je pense que l´on ne peut nullement clouer au pilori Yannick Haenel. L´écrivain est d´abord un créateur, un artiste, et nombre de vérités historiques que l´on tient aujourd´hui pour irréfutables nous sont parvenues à travers la fiction. Jorge Semprún, par exemple, a trouvé très méritoire le livre de Yannick Haenel sur Jan Karski.
Quant à Claude Lanzmann, un homme digne de notre respect voire notre révérence, ne serait-ce que par son magnifique documentaire sur la Shoah, pourquoi tire-t-il à boulets rouges sur tous ceux qui écrivent des fictions sur cette période sombre de notre histoire ? On a un peu l´impression à l´entendre –et je ne suis pas le seul à le penser- qu´il croit tenir une sorte de monopole sur la Shoah.
Pourtant, tout récemment, il y eut un livre sur lequel Claude Lanzmann n´a pas émis la moindre réserve. Certes, ce livre prête moins à polémique que ceux que j´ai précedemment cités. Quoi qu´il en soit, le sujet n´est toujours pas facile à aborder. Le livre est un premier roman d´un agrégé de lettres et professeur de français à Seine-Saint-Denis, chargé de cours à l´université, répondant au nom de Laurent Binet, 37 ans, qui s´est vu justement couronner du Goncourt du Premier Roman. Le roman aura étonné les lecteurs qui se seront mis à déchiffrer le titre bizarre : HHhH. Or, il représente les initiales d´une phrase allemande, à savoir, Himmlers Hirn heibt Heydrich-le cerveau d´Himmler s´appelle Heydrich. Ce Reinhard Heydrich dont le livre fait état est bel et bien celui qui a exercé les fonctions de chef de la Gestapo et des services secrets nazis et planificateur de la solution finale. Il était le chef d´Eichmann (dont le procès a inspiré le célèbre livre de Hanna Arendt, Eichmann à Jérusalem) et le bras droit d´Himmler. Il a officié à Prague où on l´a surnommé «le bourreau de Prague», «la bête blonde» ou «l´homme le plus dangereux du Troisième Reich». Il a joué un rôle important dans la mise en place de la philosophie totalitaire nazie, de la nuit des longs couteaux à l´organisation de la Shoah. De lui, Albert Speer, l´architecte emblématique du Reich avait dit qu´il était un homme froid qui se contrôlait toujours et formulait ses idées avec une rigueur d´intellectuel et d´après l´historien Joachim Fest(1926-2006) «c´était un homme comme un coup de fouet, dans sa froideur de sentiments lucifériennes, son amoralité tranquille et son inextinguible soif de pouvoir».
Au début des années trente, Heydrich a dû faire face à des rumeurs selon lesquelles il aurait une ascendance juive. Ces rumeurs découlaient du fait que sa grand-mère paternelle avait épousé en secondes noces, après le décès de son premier mari, un monsieur au patronyme d´origine juive : Süss. Une commission d´évaluation de l´origine raciale a néanmoins dissipé tous les doutes. Quoi qu´il en soit, pour d´aucuns, ces rumeurs auraient poussé Heydrich à redoubler d´acharnement contre les juifs.
Laurent Binet- on nous l´annonce d´ailleurs dans la quatrième de couverture-aura livré un combat dans ce livre entre la fiction romanesque et la vérité historique, sans que l´on sache véritablement, une fois le livre refermé, laquelle l´aura emporté et, contrairement à ce que l´on pourrait penser, c´est tout à l´honneur de l´auteur.
Laurent Binet a effectué son service militaire en Slovaquie et a vécu à Prague. Aussi, sa passion pour l´ancienne Tchécoslovaquie l´a-t-elle porté à se servir d´un narrateur dont les caractéristiques se confondent un peu avec celles de l´auteur et à rendre aux patriotes tchèques et slovaques (à ceux d´entre les Slovaques qui n´ont pas pactisé avec le gouvernement soi-disant autonome, créé par le Reich), dans un récit divisé en de courts chapitres nous tenant toujours en haleine, l´hommage qu´ils méritaient bien. Ces patriotes tchécoslovaques, indignés de la capitulation de leur pays- une capitulation à laquelle a contribué, il faut le dire tout crûment la naïveté ou plutôt la lâcheté de la France et de l´Angleterre devant Hitler- ont décidé de renforcer les rangs de la résistance et d´aider à préparer, à partir de Londres, où siégeait le gouvernement tchécoslovaque en exil, une riposte à la barbarie nazie. Tout comme en France, ou dans tous les autres pays occupés, de même en Tchécoslovaquie, une poignée de patriotes, d´insoumis et d´anticonformistes-des citoyens anonymes pour la plupart-tout en sachant que cette fois-ci on ne pourrait pas dire non quand on refusait, ont fait usage de subterfuges, de ruses, de leur imagination, souvent au péril de leur vie, pour éluder la grisaille quotidienne et combattre dans l´ombre la bête nazie.
Ces patriotes à qui le livre rend hommage sont entre autres ceux qui ont participé à l´opération «Anthropoïde». Kubis, un Tchèque, et Gabcik, un Slovaque, sont deux parachutistes envoyés par Londres en 1942 pour occire à Prague Reinhard Heydrich. Ils sont aidés sur place par Valcik, parachutiste lui aussi, et par d´ autres patriotes et leur but est atteint puisque, à la suite de l´attentat perpétré contre lui, le 27 mai, Heydrich finit par mourir quelques jours plus tard, le 4 juin, à l´hôpital. Et pourtant les choses ne se déroulent pas exactement comme prévu, et comme dans toutes les histoires, il y eut aussi un traître, Curda, un autre parachutiste. Mais, l´incapacité des autorités allemandes du soi-disant protectorat de Bohême-Moravie à démêler, dans un premier temps, l´écheveau de l´attentat a mené le Reich à se défouler, pour l´exemple, contre un petit village Lidice, pillé, saccagé, littéralement brûlé et où des gens ont été tués ou déportés.
Les parachutistes parviennent à se cacher dans une église pragoise avec d´autres résistants, mais suite à la traîtrise de Curda, ils sont découverts par les autorités et, une fois assiégés, ils finissent par périr dans les combats ou par se donner la mort.
L´attentat contre Heydrich avait déjà inspiré des films, dès 1943. Les bourreaux meurent aussi de Fritz Lang met surtout l´accent sur les représailles déclenchées après l´attentat et le rôle de Heydrich y est joué par Heinrich von Twardowski. Un autre film, Hitler´s Madam, de Douglas Sirk tourne davantage autour du personnage de Heydrich interprété par David Carradine.
HHhH de Laurent Binet, on l´a vu, quoiqu´accordant une place assez importante à la figure de Heydrich, se fait fort de rendre hommage aux patriotes tchécoslovaques qui comme tant d´autres résistants de par l´Europe ont sauvé l´honneur de leur pays et ont risqué leur vie au nom de la liberté.
Aujourd´hui, soixante-sept ans plus tard, l´Europe, qui peine à s´imposer sur la scène internationale, devrait surmonter les particularismes, les nationalismes et le repli identitaire qui la tenaille et s´affirmer comme un espace de liberté et de solidarité. Cela pourrait peut-être vous paraître étrange, mais ce serait le meilleur moyen de rendre hommage, aujourd´hui encore, à tous les patriotes qui ont donné leur vie lors de la seconde guerre mondiale.
Quant à l´avenir… pourvu qu´il y ait toujours des livres, comme celui de Laurent Binet, pour préserver la mémoire.
HHhH, de Laurent Binet, éditions Grasset, Paris, 2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire