À l´occasion de la venue à Lisbonne de Jean Echenoz pour la présentation de la traduction portugaise de son livre Courir, aujourd´hui même à l´Institut Français du Portugal, je reproduis ici un article que j´ai rédigé sur ce livre en 2009 pour Literalia, le bulletin de la médiathèque de l´Institut Franco-Portugais, devenu Institut Français du Portugal en janvier 2011.
Zatopek vu par Echenoz.
Avec une dizaine de livres publiés, Jean Echenoz, né en 1947, est une sorte d´auteur culte d´une maison d´édition –les éditions de Minuit- qui est, elle aussi, une espèce d´éditeur culte, qui nous a révélé grâce à son fondateur, Jérôme Lindon, nombre d´écrivains inconnus qui sont devenus par la suite, des auteurs majeurs comme Marguerite Duras, Claude Simon ou Samuel Beckett. La réputation de l´éditeur s´est beaucoup formée autour de Alain Robbe –Grillet et de la création du Nouveau Roman, mais aussi d´autres auteurs qui ont suivi leur propre chemin, indépendants de toute école littéraire.
Quoiqu´il en soit, Jean Echenoz est considéré aujourd´hui, après la parution de certains livres salués par la critique tels Le méridien de Greenwich, Cherokee, Les Grandes Blondes ou Je m´en vais (Prix Goncourt 1999) comme un des meilleurs écrivains français de sa génération.
Après Ravel- publié en 2006-, un roman autour de la figure du grand compositeur français Maurice Ravel, Jean Echenoz a récidivé en octobre dernier avec Courir où la figure portraiturée est cette fois-ci l´athlète tchèque Emil Zatopek. Il ne s´agit nullement d´une biographie romancée (le personnage du roman se prénomme d´ailleurs Émile et non pas Emil, comme l´athlète qui a inspiré le roman), mais d´un roman où l´auteur nous livre, par petites touches et d´une écriture sobre et limpide, des moments décisifs de la carrière de ce monstre sacré du sport international- beaucoup le tiennent pour le plus grand coureur de tous les temps- et, en concomitance, de la vie d´un pays dont l´évolution politique a en quelque sorte conditionné Zatopek lui-même.
Emil Zatopek (1922-2000) était issu d´une famille modeste et à l´âge de seize ans était employé dans une fabrique de chaussures à Zlin au moment où la Tchécoslovaquie a été envahie par les troupes du Troisième Reich. C´est par là que Jean Echenoz fait débuter son roman : «Les Allemands sont entrés en Moravie. Ils y sont arrivés à cheval, à moto, en voiture, en camion mais aussi en calèche, suivis d´unités d´infanterie et de colonnes de ravitaillement, puis de quelques véhicules semi-chenillés de petit format, guère plus.» Jean Echenoz a d´ailleurs cette qualité rare de la concision, de dire l´essentiel par de petites phrases qui vont, on dirait, droit au but. Mais, pour en revenir à Zatopek, c´est en courant dans des meetings en portant les couleurs de sa fabrique, qu´il commence à se faire remarquer. Petit à petit, il gravit les échelons et commence à participer dans des courses plus importantes. Engagé dans l´armée, il suit une carrière militaire mais l´athlétisme est sa véritable passion. Sa méthode- dont il est vraiment précurseur- reposait sur l´entraînement par intervalles, même quand les conditions atmosphériques étaient particulièrement adverses. Il a participé à trois éditions des Jeux Olympiques- Londres (1948), Helsinki (1952) et Melbourne (1956)-et à des éditions des Championnats d´Europe et d´autres grandes compétitions internationales où il a pulvérisé tous les records de toutes les catégories : 5000 mètres, 10000 mètres ou le marathon. Cela va sans dire que le nouveau gouvernement de la soi-disant démocratie populaire ne s´est pas privé de faire de Zatopek un des symboles de renouveau tchèque sous la bannière communiste. Toutes les conditions de travail et d´entraînement lui étaient fournies pourvu qu´il ne dérogeât pas aux bons principes de la nouvelle réalité socialiste. Pour éviter que cette gloire tchèque n´eût la tentation de succomber aux sirènes de la «démocratie bourgeoise», le nouveau régime lui a tendu plusieurs pièges en défigurant des propos tenus à des journaux tchèques à la solde du Parti. Ainsi, Emil s´est-il vu interdit de séjour soit en France soit au Brésil pour cause d´affirmations qu´il n´a en effet jamais produites.
Lorsque, avec l´âge il a commencé à perdre de sa fraîcheur et à ne plus obtenir de victoires, celui que l´on a un jour surnommé la «locomotive tchèque», homme affable et intelligent qui parlait couramment cinq langues étrangères (allemand, anglais, français, hongrois et russe) et s´était marié à la lanceuse de javelot Dana Zátopková(née curieusement le même jour que son mari), ne s´est vu subtiliser aucun des privilèges dont il jouissait auparavant. Colonel de l´armée tchèque, il a mené une vie paisible jusqu´à la fin du Printemps de Prague. Là, ayant pris fait et cause pour les rénovateurs qui préconisaient un socialisme à visage humain et en démocratie, il est tombé en disgrâce. Envoyé dans les mines d´uranium à Jackymov, devenu plus tard éboueur dans les rues de Prague, Emil Zatopek a finalement été poussé à l´autocritique, ce procédé sordide et humiliant dont les régimes staliniens ont le secret. Ce n´est qu´après la révolution de velours que Zatopek a pu enfin recouvrer sa dignité.
Jean Echenoz nous a fait connaître avec cet extraordinaire récit des fragments de la vie de ce coureur de fond, avec l´œil discret mais efficace d´un conteur- non pas un conteur selon les canons traditionnels, mais sans doute un vrai et indiscutable conteur- qui sait trouver le mot juste pour nous transmettre sa passion de la littérature et donc de la vie.
Courir, Jean Echenoz, Éditions de Minuit
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