Les réflexions de Liu Xiaobo.
Quand l´Académie Nobel a annoncé à Oslo, le 8 octobre 2010, le nom du lauréat de l´ année du prix Nobel de la Paix, tous ceux qui oeuvrent à la promotion des droits de l´homme et des valeurs humanistes n´ont pu que s´en réjouir. Le gouvernement chinois –comme on pouvait d´ailleurs s´en douter – ne s´est pas privé de clamer son indignation devant cette nouvelle «ingérence dans les affaires chinoises» et de jeter l´opprobre sur l´Académie Nobel et aussi sur le gouvernement norvégien. Les autorités chinoises, dans leur mentalité rétrograde et totalitaire, sont incapables de concevoir la séparation et l´indépendance d´une institution privée vis-à-vis du gouvernement du pays auquel elle appartient. Le lauréat Liu Xiaobo, quant à lui, purge toujours (depuis octobre 2009) une peine de prison de onze ans pour avoir été un des rédacteurs de la Charte 08 et son épouse Liu Xia a été placée en résidence surveillée dès l´annonce du prix.
Si Liu Xiaobo n´était pas à proprement parler un inconnu, ses écrits et ses réflexions étaient encore ignorés de la plupart des intellectuels et des lecteurs occidentaux. En Chine, on les lisait bien entendu en catimini, dans les milieux de la dissidence ou grâce à des journaux de Hong Kong ou des sites internet mais ailleurs on en connaissait surtout des extraits publiés très sporadiquement. Or, les lecteurs de langue française peuvent désormais connaître la pensée de Liu Xiaobo grâce à la parution chez Gallimard, dans la collection Bleu de Chine, du livre La philosophie du porc et autres essais, un choix important de ses textes, présentés par Jean-Philippe Béja – qui a traduit lui-même la plupart des articles ou essais- qui dans une belle introduction retrace le parcours de ce dissident chinois hors pair, professeur universitaire, né en 1955 à Changchun.
Dans le premier texte de ce recueil, «Un épisode biographique», Liu Xiaobo raconte comment il a été privé de sa liberté en dix-neuf minutes. Il s´agit d´un texte où il évoque une de ses nombreuses arrestations (cette fois-ci en 1996) et son enfermement pour une durée de trois ans dans un camp de rééducation, et qui a été écrit pour le colloque international «Le Goulag soviétique et le laogai chinois» organisé par la Laogai Foundation en 2006. Il rappelle qu´entre le moment où il est sorti de chez lui, fut emmené au commissariat puis enfermé dans la voiture de police, il ne s´était écoulé que quelques dizaines de minutes. Refusant de signer un document où il se serait reconnu coupable de «fabrication de rumeurs» et «trouble de l´ordre social», il fut envoyé dans un centre de détention puis, sur une décision des hautes sphères du parti communiste chinois, dans un laojiao, un centre de rééducation par le travail, une des plus grandes aberrations du régime chinois. Liu Xiaobo écrit à propos de son arrestation et de ses conséquences : « C´est cela le système de rééducation par le travail aux couleurs de la Chine : une punition aussi sévère que la privation de liberté d´un citoyen, sans arrestation officielle, sans instruction, sans accusation et sans procès est décidée en quelques dizaines de minutes, un coût minime pour piétiner les droits de l´homme».
Le témoignage d´un intellectuel victime du pouvoir autocratique et de la bureaucratie totalitaire constitue une partie non négligeable de ce recueil d´essais, mais Liu Xiaobo nous livre également ses réflexions sur la littérature, la philosophie, le rôle des intellectuels et l´évolution de la société chinoise.
Dans l´essai «Crise ! La littérature de la nouvelle époque est entrée en crise», il analyse le manque de fraicheur, les procédés figés, le langage archaïsant d´une littérature qui exprime, sous l´étendard de la «quête des racines», une conscience tournée vers le passé, une tendance à la régression conceptuelle. En somme, une littérature en panne d´imagination qui n´a jamais atteint les sommets, contrairement au mouvement pour la Nouvelle Culture. Ce mouvement, connu aussi sous le nom de mouvement du 4 mai, a été fondé à la suite des manifestations du 4 mai 1919 contre le Traité de Versailles. Son chef de file était Lu Xun qui s´était fait remarquer en 1918 en publiant dans la revue Nouvelle Jeunesse la nouvelle Journal d´un fou qui s´attaquait violemment à la culture hiérarchique confucéenne. Lu Xiaobo affirme dans cet essai qu´il ne s´oppose point à la quête des racines dans son ensemble dès que cette quête ne serve pas à provoquer une régression : « Le cœur du problème est de savoir de quelle façon envisager la culture traditionnelle. Dans la littérature chinoise moderne, Lu Xun est le premier à s´être mis en quête de racines, mais les racines qu´il cherchait étaient celles soutenant l´arbre millénaire de la société féodale chinoise dont les branches vont jusqu´à la voûte céleste ; il était sans cesse travaillé par le souci de savoir quelle hache tranchante pourrait les couper. Sous l´influence de la culture occidentale progressiste, il s´est placé au plus haut degré de la conscience moderne pour soumettre la tradition à une analyse froide, une critique profonde et un rejet radical ; il a été le premier à ouvrir les yeux des Chinois sur les pitoyables, lamentables, détestables, abominables tares nationales(…)» (page 72).
Toujours dans ce même essai, Lu Xiaobo n´hésite pas à écrire que les écrivains chinois manquent de conscience individuelle et cette assertion est une espèce de prélude à l´essai suivant, intitulé «Réflexions d´un anti traditionaliste» où l´auteur s´interroge sur les raisons pour lesquelles il n´y a jamais eu de véritable tradition de bons écrivains chinois en exil et la dissidence en Chine n´est pas particulièrement florissante alors que dans les pays d´Europe occidentale, en Urss et en Europe de l´Est est toujours apparue une foule de remarquables écrivains en exil. Lu Xiaobo présente son point de vue là-dessus : « En dehors des obstacles dus à la langue, je crois que la raison majeure consiste, d´une part, en l´étroitesse de l´horizon de l´intellectuel chinois, uniquement préoccupé des problèmes de la Chine, et, d´autre part, en l´utilitarisme de sa pensée, toujours axée sur les valeurs de l´existence concrète. Dans la vie de cet intellectuel, il manque une impulsion transcendantale, il manque un esprit de résistance qui oppose la vie individuelle à la société dans son ensemble, il manque une endurance à la solitude, il manque le goût et le courage de faire face au monde étranger, au monde de l´inconnu. Les intellectuels chinois ne peuvent vivre que sur une terre qui leur soit familière, au milieu des applaudissements d´une foule ignare qui les met en valeur(…) Cela est un complexe typiquement chinois dont on s´affranchit très difficilement car sa spécificité est l´absence de toute individualité authentique. Et c´est ce complexe qui va pousser les grands noms de la culture chinoise à s´agripper au nationalisme.»(page 96).
Même des voix lucides et novatrices comme celles de Lu Xun ont dû succomber en quelque sorte à ce terrible drame. Incapable de supporter la peur et la solitude de celui qui fait face seul au monde de l´inconnu et une fois l´espoir perdu en l´homme chinois, en la culture chinoise et en lui-même, il a épousé une réalité qu´il ne pouvait que rejeter d´une façon radicale.
Puisqu´on évoque la réalité, celle qui existe en Chine n´est plus sur la même longueur d´onde de la vieille rengaine des lendemains qui chantent mijotés à la sauce orientale. Le communisme chinois n´est plus celui de la révolution culturelle et des morts qu´elle a entraînés. Mao Zedong a dit un jour qu´un tiers de l´humanité pourrait mourir si c´était pour le bonheur du communisme. Or, le communisme chinois n´est même plus celui du 4 juin 1989 et du massacre de Tiananmen. En effet, il y a toute une génération de chinois qui sont nés ultérieurement ou qui étaient des enfants à cette époque-là. Ce qu´il y a aujourd´hui c´est un capitalisme d´État à l´idéologie nationaliste (n´est-il pas assez bizarre, comme je l´ai déjà écrit ailleurs, que le communisme, en panne d´idées, verse assez souvent dans le nationalisme ?), où l´on prend la carte du parti communiste afin d´obtenir certains privilèges qu´elle permet d´accorder à ses titulaires. La corruption est, cela va sans dire, monnaie courante soit dans les sections locales et régionales du parti soit dans les différents échelons de l´appareil d´Etat ( l´Etat et le parti se confondant, bien entendu). Toutes ces vérités que je viens d´énoncer et tant d´autres encore (notamment la situation des enfants esclaves dans les briqueteries chinoises et celle des paysans qui veulent récupérer leurs terres), sont analysées de la plume fine et élégante de Lu Xiaobo. Le dissident chinois le plus connu au monde n´oublie pas de nous rappeler le rôle fondamental joué par les bloggeurs dans la dénonciation des atrocités et la défense de la démocratie, malgré la surveillance très stricte à laquelle est soumis le Net. À ce propos, on ne pourrait passer sous silence la lettre, reproduite dans ce recueil, que Lu Xiaobo a adressée le 7 octobre 2005 à Jerry Yang, président de la société Yahoo, né à Taipei en 1968 et parti aux États-Unis avec sa mère à l´âge de dix ans. Le sujet de cette lettre est la condamnation à une peine de dix ans de prison du journaliste Shi Tao, grâce à des pièces à conviction fournies par Yahoo aux autorités chinoises. Cette lettre est non seulement un cri d´indignation mais aussi l´occasion pour dénoncer les entreprises commerciales de l´Occident qui, dans la perspective de gains substantiels dans un marché aussi juteux que le chinois, font fi des principes et des valeurs humanistes tant vantés, théoriquement, du moins…
Enfin, ce recueil s´achève sur un dossier intitulé «Le procès», divisé en trois chapitres : le texte de la Charte 08, inspiré comme on le sait par la Charte 77 des intellectuels tchécoslovaques dont Vaclav Havel (qui a accepté de rédiger la préface de ce recueil), «Ma défense» et «Je n´ai pas d´ennemis (dernière déclaration)». Dans ces deux textes, Liu Xiaobo réitère les idées démocratiques qu´il a toujours prônées et sa fidélité aux principes de la tolérance et de la liberté d´expression. Dans la dernière page, on peut lire de la plume de cet homme remarquable : «Etrangler la liberté d´expression, c´est fouler aux pieds les droits de l´homme, étouffer l´humanité, supprimer la vérité» et plus loin il affirme qu´il ne se plaint pas d´être accusé pour avoir mis en œuvre son droit constitutionnel à la liberté d´expression.
Puisse cet homme –qui a dédié son prix Nobel aux «âmes errantes du 4 juin»- jouir pleinement un jour de sa liberté et de son plus bel outil, sa plume. Un outil autrement plus raffiné, noble et utile que le fusil ou la trique, l´outil dont se servent –ne serait-ce que métaphoriquement-les bourreaux…
Liu Xiaobo, La philosophie du porc et autres essais, traduit du chinois. Textes choisis et présentés par Jean-Philippe Béja, collection Bleu de Chine, éditions Gallimard, 2011.
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