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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 28 juillet 2011

Salim Bachi ou les enfants de Cyrtha




Cet article, je l´ai écrit pour le site de l´Institut Français du Portugal à la demande de la Directrice de la Médiathèque, Mme Emilie Bettega. Il a été mis en ligne le 15 juin à l´occasion de la venue de Salim Bachi à Lisbonne, dans le cadre du Festival Silêncio. Je le reproduis maintenant ici.

Le 26 décembre 1991, la stupéfaction s´emparait des milieux politiques, sociaux et intellectuels, en Algérie et à l´étranger. On avait du mal à y croire quoique des spectres avant coureurs l´eussent ébauché au fil des derniers jours précédant le scrutin : le Fis (Front islamique du salut) remportait les élections législatives algériennes- les premières élections multipartistes après l´indépendance en 1962-avec 47 pour cent des voix exprimées et un taux d´abstention de plus de 40 pour cent. La liesse au sein des islamistes a néanmoins été de courte durée, l´armée étant intervenue quelques jours plus tard pour interrompre le processus électoral. Le nouveau président Mohamed Boudiaf – un nom prestigieux de la lutte pour l´émancipation de la tutelle française- nommé par le Haut Comité d´Etat serait assassiné le 29 juin 1992 en plein discours à Annaba. L´Algérie est plongée dans une spirale de violence dont elle peine à se dépêtrer. Les intellectuels sont les principales cibles de l´ire des intégristes. Nombre d´entre eux sont tués comme Tahar Djaout, auteur du très beau roman Le dernier été de la raison, d´autres se servent de leur plume pour dénoncer soit l´obscurantisme soit la violence perpétrée par les islamistes, comme Rachid Boudjedra, notamment dans son livre Fis de la haine ou Rachid Mimouni(qui devait s´éteindre en 1995 des suites d´une hépatite aiguë) qui écrit De la barbarie en général et de l´intégrisme en particulier. Mais au fil des ans, d´autres voix ont surgi, irriguant la littérature algérienne d´une nouvelle sève. Parmi les nouveaux écrivains issus de la génération qui avait vingt ans au moment de l´irruption de la violence intégriste, le nom le plus emblématique, qui a su dès ses premiers romans se tailler une place de choix au sein de la toute nouvelle littérature francophone, est sans l´ombre d´un doute celui de Salim Bachi, né en 1971 à Alger, mais ayant grandi à Annaba, dans l´Est algérien.

Tiraillée entre une politique d´arabisation visant à l´affirmation de l´Algérie comme une nation souveraine et la culture francophone de l´ancien colonisateur qui ouvrait peut-être paradoxalement le pays à la modernité, la génération de Salim Bachi a vécu sous un équilibre assez instable où les perspectives d´avenir s´assombrissaient au fur et à mesure que l´hydre islamiste gangrenait le pays. En ces circonstances, l´exil en France est d´ordinaire perçu comme inévitable. Salim Bachi fait un premier déplacement à Paris en 1995 avant de s´y fixer en 1997, d´abord pour cause d´une licence de lettres et ensuite pour donner libre cours à sa vocation de romancier.

Son premier livre Le Chien d´Ulysse a paru en 2001 aux éditions Gallimard, son éditeur depuis toujours. Je me rappelle encore l´émotion que j´ai ressentie en le lisant au moment de sa parution. C´était à tous titres remarquable qu´un jeune de trente ans puisse maîtriser aussi bien toutes les ressources linguistiques associées à une imagination éblouissante et un très fort pouvoir d´évocation. La critique littéraire n´a pas été insensible devant ce premier roman d´un écrivain aussi talentueux. Le roman a été couronné de plusieurs prix, celui de la Vocation, le Goncourt du premier roman et la bourse Prince Pierre de Monaco de la découverte.

Dans ce roman, Salim Bachi joue de tous les registres pour dénoncer la dérive policière en Algérie. Si l´on suit le personnage principal, Hocine, sous les labyrinthes d´ une ville qui emprunte ses traits tantôt à Alger, tantôt à Constantine ou encore à la mythique et antique Cirta, c´est justement la ville elle-même, dénommée Cyrtha, la véritable héroïne du roman. Une ville grouillante d´une population qui n´a d´autre vocation que celle de la souffrance et du désespoir et où ceux qui parviennent à s´en sortir, ne le font qu´ au prix des trafics les plus sordides. Une ville où l´Etat et son opposition islamiste sont renvoyés dos à dos au grand dam du commun des mortels.

La ville imaginaire de Cyrtha est encore le protagoniste du deuxième roman de Salim Bachi – La Kahéna - publié en 2003. Cette fois-ci, on nous raconte l´histoire du colon Louis Bergagna qui bâtit sa demeure à Cyrtha. Dans cette demeure-là- La Kahéna- se croiseront pendant plus d´un demi-siècle plusieurs générations d´Algériens. C´est donc l´histoire du pays, la colonisation, l´indépendance, les espoirs déçus, les émeutes sanglantes de 1988 que l´on voit défiler le long du roman.

En 2006, son troisième roman marque en quelque sorte un tournant dans son parcours littéraire. L´Algérie quitte apparemment la scène. Pourtant, le terrorisme y est encore à l´ordre du jour. Tuez-les tous est le récit de la vie et des pensées d´un terroriste –Seif El islam- qui s´apprête, le 11 septembre 2001 à prendre le contrôle d´un avion pour le précipiter sur le World Trade Center.

Pour lui, comme pour tous les terroristes, ce qui compte c´est la haine, c´est elle qui le fait vivre. Les terroristes croient au paradis après la mort, parce que, en effet, ils transforment eux-mêmes leur vie sur terre en un véritable enfer. Quoiqu´il en soit, même si théoriquement l´Algérie, comme je l´ai insinué plus haut, quitte la scène ce n´est à vrai dire qu´apparemment puisque la ville natale de Seif El islam est encore la mythique Cyrtha.

En 2008, Salim Bachi publie Le silence de Mahomet. Pour ce roman polyphonique entre fiction historique et vérité romanesque, Salim Bachi emprunte à plusieurs sources : les hagiographies classiques, des récits de chroniqueurs musulmans et des ouvrages de chercheurs contemporains. La vie de Mohammad est racontée par quatre personnages différents et sous des angles tout aussi divers: les confessions de sa première femme, Khadija, de son meilleur ami, le calife Abou Bakr, du fougueux Khalid, le général qui conquiert l´Irak au cours de batailles épiques, et enfin de la jeune Aïcha, devenue son épouse à l´âge de neuf ans.

Le portrait que Salim Bachi brosse du prophète Mohammad est sans concessions : à la fois homme politique et chef militaire redoutable, capable des pires atrocités comme l´exécution de dizaines de juifs de la tribu des Banou Qorayda en raison de leur alliance avec des tribus arabes hostiles, mais aussi un intellectuel et un humaniste comme l´atteste la phrase d´un des narrateurs que l´on retrouve à la page 300 : «Mohammad détestait cet esprit arabe qui poussait les meilleurs poètes à couvrir d´injures leurs ennemis ou les ennemis de leurs protecteurs.»

Le dernier roman en date de l´auteur –Amours et aventures de Sindbad le marin- est paru tout récemment, en septembre 2010, et l´accueil de la critique fut particulièrement enthousiaste. Le magazine Transfuge l´a considéré comme un des meilleurs romans de cette rentrée(il a d´ailleurs été en lice pour le Renaudot) et Sophie Deltin dans Le Matricule des Anges met en exergue l´excellence de sa prose : «Nourrie à la lumière du bassin méditerranéen, la prose du romancier, encline à jouer des contours et des perceptions, n´en est pas moins partagée entre l´humour et la colère, et la causticité insinuante de son style qui irrigue tous ses livres, s´en donne ici à cœur joie.»

Contrairement à ce que le titre le laisserait supposer, ce roman n´est pas une énième variation du mythe de Sindbad le marin, la merveilleuse histoire des Mille et une Nuits. Sindbad ici joue le rôle d´une métaphore du voyageur. Salim Bachi se livre dans ce roman à une satire de l´Algérie (un pays où tout le monde est coupable, les innocents au même titre que les bourreaux) mais aussi de l´Occident(les généralisations, la finance, le conformisme). Salim Bachi pousse d´ ailleurs le sarcasme jusqu´à évoquer les «artistes de seconde zone» qui ne sont autres que les pensionnaires de la Villa Médicis où il a séjourné lui-même en 2005 !

Encore une fois, comme dans la plupart de ses romans précédents(tous censurés en Algérie) , Salim Bachi s´inspire des mythes classiques pour poindre des fictions où sur un ton souvent mélancolique, parfois ironique, s´en prend à la réalité algérienne, à l´intégrisme islamique, aux obscurantismes de tous bords, mais aussi aux excès de la modernité et au conformisme des sociétés contemporaines, et tout ceci avec une verve, un rythme, une richesse lexicale qui nous tiennent toujours en haleine.

Avec sept livres à son actif – les cinq romans cités et encore un récit (Autoportrait avec Grenade, éditions du Rocher, en 2005, son seul livre qui n´ait pas été publié chez Gallimard) et un recueil de nouvelles (Les douze contes de minuit, Gallimard, en 2007), Salim Bachi s´affirme indiscutablement comme un des écrivains francophones les plus importants de sa génération.

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