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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

mardi 28 février 2012

Chronique de mars 2012



 Umberto Saba


 Image de Trieste



Trieste et le regard mélancolique d´Umberto Saba.



 La ville de Trieste occupe de tout temps une place de choix dans l´imaginaire littéraire européen. Carrefour de cultures et de langues, Trieste est-elle aujourd´hui un hybride de  mélancolie germanique et allégresse  italienne ? Nul ne saurait y répondre. Toujours est-il que la mémoire de Trieste est peuplée de noms (originaires de la ville ou étrangers) qui y ont laissé leur empreinte au fil des années : Valery Larbaud, James Joyce, Rainer Maria Rilke,Vladimir Bartol, Giani Stuparich ou Italo Svevo. D´autres noms ont surgi entre- temps qui perpétuent cette richesse littéraire et un tant soit peu mythique dont le brillant essayiste Claudio Magris (à ne pas rater à ce sujet son essai Trieste, un´ identità di frontiera(1) en collaboration avec Angelo Ara), le magnifique écrivain de langue slovène Boris Pahor(né en 1913), et plus récemment Paolo Rumiz, Pino Roveredo ou Mauro Covacich. À Trieste, du temps des Habsbourg, la culture de langue allemande se mêlait à la slovène,  à la croate ou à l´italienne, sans oublier la vieille tradition juive. Pourtant, dans un empire austro – hongrois déclinant, c´était la culture italienne qui battait son plein, préfigurant l´incorporation de la ville en Italie à la fin de la première guerre mondiale. Lors de ce premier grand conflit, l´irrédentisme a d´ailleurs atteint les sommets,  par exemple, dans la chanson La campana di San Giusto, le  saint patron de Trieste (Juste en français), dont le refrain exsudait la passion nationaliste italienne : «Le ragazze di Trieste/ cantan tutte con ardore/O Italia, o Italia  del mio cuore /tu ci vieni a liberar»(2). Devenue italienne, Trieste a vu les cultures slovène et croate muselées-qui plus est après l´avènement du régime fasciste de Benito Mussolini- par les tentatives d´assimilation des nationalistes transalpins. L´incendie par les chemises noires de la maison de la culture slovène est magistralement raconté par Boris Pahor dans sa nouvelle Bûcher sur le port du recueil Arrêt sur le Ponte Vecchio(3).
En ce temps-là, un auteur italien- un des quatre ou cinq plus grands poètes italiens du vingtième siècle (du Novecento comme on dit souvent en Italie)- né à Trieste essayait de s´imposer dans les milieux littéraires ; il répondait au nom d´Umberto Poli, dit Umberto Saba, né le 9 mars 1883.
Ce nom Saba est en fait un pseudonyme, en hommage à sa nourrice slovène Gioseffa Gabrovich Schobar dite  Peppa Sabaz qui, ayant perdu son fils, a reporté sur le petit Umberto toute sa tendresse. Celle qu´Umberto surnommera dans ses vers «madre di gioia» (mère de joie) n´a pas manqué de susciter la   jalousie de sa  vraie mère Rachele Cohen, issue d´une famille de petits commerçants aux racines juives. Le patronyme Poli lui vient naturellement de son père Ugo Edoardo Poli, descendant d´une famille de la noblesse  vénitienne.  Quoique son père eût abandonné la vie conjugale avant la naissance même de son rejeton(4), c´est grâce à lui que le futur poète a pu acquérir la citoyenneté italienne.
Loin de se singulariser par des études brillantes, Saba a tôt décroché un emploi dans une petite compagnie, tout en peaufinant sa formation littéraire et culturelle d´autodidacte. Ses lectures lui font découvrir des auteurs où il puise l´inspiration pour ses premiers vers comme Dante, Pétrarque, Leopardi, Arioste, Tarse, Foscolo et Manzoni et parmi ses contemporains Pascoli et Gabriele D´Annunzio. Ses toutes premières expériences comme écrivain se sont plutôt soldées par un  échec en ce sens que leur publication, surtout celle de son essai Quel che resta da fare ai poeti(Ce qu´il reste à faire aux poètes),a été refusée – en raison, paraît-il, du veto de Scipio Slataper-par la revue de culture et politique La voce(La voix)fondée en 1908 par l´écrivain et éditeur Giuseppe Prezzolini (qui ne s´éteindrait qu´en 1982 à l´âge de 100 ans)et Giovanni Papini, l´ auteur du Diavolo(Le Diable)qui sombrerait dans le fascisme et la bigoterie et terminerait sa vie discrédité dans les milieux culturels, ce malgré l´admiration que son œuvre suscitait chez, par exemple, Jorge Luis Borges.
Pour en revenir à Saba, ce refus de la revue Voce n´est nullement étonnant. En effet, sa condition d´intellectuel  «mitteleuropéen» - à l´instar d´Italo Svevo -  et ouvert à toutes les cultures cadrait assez mal dans des milieux prônant le nationalisme italien et où sévissait entre autres la plume du très irrédentiste Scipio Slataper qui s´est permis de tronquer le premier recueil de vers de Saba (publié quand même par La voce).
Petit à petit Umberto Saba -qui en 1921 inaugure une librairie spécialisée en livres d´occasion qui, semble-t-il, existe toujours –acquiert une certaine notoriété (plutôt un succès d´estime) et se lie d´amitié avec des noms importants de la culture italienne gravitant autour de la revue Solaria qui lui consacre un numéro en 1928 avec notamment des essais de Solmi, Eugenio Montale et Debenedetti. C´est à cette époque qu´il consulte le docteur Edoardo Weiss, disciple de Freud, afin d´en finir avec ses dépressions. Cet état dépressif prend des racines dans son enfance et la mélancolie qui l´a atteint d´abord par l´absence de son père, puis par la prise en charge par sa mère alors qu´il s´était déjà particulièrement attaché à sa nourrice slovène.  La joie que lui ont procuré son mariage avec Carolina Woelfer(la célèbre Lina de ses poèmes) et la naissance de sa fille Linuccia n´ont pas apaisé les affres de son existence. Sa poésie traduisait beaucoup d´ailleurs les angoisses qu´il ressentait. Avant la seconde guerre mondiale Saba avait déjà une œuvre considérable à son actif dont, entre autres, Coi miei occhi(Avec mes yeux, 1912) La serena disperazione(Le serein désespoir,1920), le fameux Il Canzoniere,( 1921) ;Figure e canti( Figures et chants,1926) ; Piccolo Berto(1926) ;Preludio e fughe(Préludes et fuites, 1928) ;Tre poesie alla mia balia(Trois poésies pour ma nourrice, 1929)ou Ammonizione ed altre poesie(Avertissements et autres poésies 1935).
Les années de la seconde guerre mondiale ont été particulièrement difficiles et éprouvantes pour Saba  en raison de ses origines juives et des lois raciales mises en place par Mussolini. En 1938, il a dû céder formellement sa librairie au commis Carlo Cerne et s´est réfugié  en France. Rentré en Italie l´année suivante, il a pu compter sur la protection de Giuseppe Ungaretti à Rome, puis à Florence celles de Carlo Levi et d´Eugenio Montale. Ce dernier, au risque de sa vie, rendait visite à Saba chaque jour à la maison où il  était caché avec Lina et Linuccia.
C´est après la fin du deuxième grand conflit mondial du siècle dernier qu´Umberto Saba a enfin pu asseoir définitivement sa réputation de grand poète, reconnu par les milieux littéraires. Ses œuvres sont republiées, des inédits surgissent dont Mediterranee(Méditerranées, 1946), paraît une nouvelle édition du Canzoniere et les prix affluent, notamment le Viareggio et le Taormina.
Ce qui ne change pas c´est l´état dépressif de l´auteur qui s´accentue dans les dernières années de sa vie avec la maladie de sa femme qui pousse son dernier souffle le 25 novembre 1956. Neuf mois plus tard, jour pour  jour, donc le 25 août 1957, Umberto Saba s´éteint à son tour à Gorizia.
Cinquante-quatre ans après sa mort,  la ville de Trieste reconnaît Saba comme un de ses noms les plus emblématiques et lui a rendu hommage à travers l´édification d´un buste dans le jardin public et d´une statue dans la via Dante. La critique littéraire, soit-elle académique ou journalistique, le tient pour un des plus grands poètes italiens du vingtième siècle aux côtés de Giuseppe Ungaretti, Eugenio Montale ou Sandro Penna. Pour Claudio Magris, la poésie de Saba est «la poésie moderne de la scission, de l´analyse et du recueillement» mais elle sait aussi « redevenir claire et légère(…) affirmer incessamment  le principe du plaisir quoique consciente de l´inévitable victoire, non seulement biologique mais également historico –politique de l´instinct de mort»(5).
Si Saba était  essentiellement un poète, il a également  écrit des contes et des proses diverses rassemblés dans le volume Scorciatoie ed raccontini(1946) et Ricordi-racconti(1956). Néanmoins, le pavé dans la mare, concernant la prose, fut la parution posthume en 1975(dix-huit ans après le trépas de l´auteur) du roman auquel il travaillait avant sa mort – et donc laissé inachevé-  Ernesto. Ce roman à relents autobiographiques (le protagoniste a 16 ans en 1898, plus ou moins le même âge de l´auteur à cette époque-là) retrace le parcours sentimental et sexuel d´un jeune stagiaire dans une maison de commerce. Dans l´introduction à l´édition originale italienne(6), Maria Antonietta Grignani rappelle à juste titre que la dimension esthétique du jeune Ernesto, passionné de violon, n´a rien du démonisme trouble et de l´intellectualisme angoissé d´un Mann (Mort à Venise), d´ un Musil (Les désarrois de l´élève Törless) ou d´un Gide (les confessions de Si le grain ne meurt).  C´est sans la moindre gêne et sans recours à quelque subtilité ou artifice littéraire qui soit que l´auteur décrit le moment de la relation homosexuelle entre le jeune Ernesto (16 ans) et un journalier(28 ans) qui décharge les charrettes dans les magasins de l´entreprise. Le journalier demande en dialecte à Ernesto si celui-ci savait ce qu´il voudrait bien lui faire («Nol sa quel che me piaseria tanto farghe ?») et le jeune stagiaire répond au journalier de la façon la plus naturelle et franche : «Mettermelo in culo» («Me la mettre au cul»). L´acte de sodomie se produit sur des sacs de farine.  Dans sa naïveté, Ernesto finit par raconter à sa mère et l´affaire des sacs de farine et l´expérience ultérieure avec une prostituée. Or, à son entière stupéfaction, c´est l´histoire avec la prostituée qui semble le plus choquer sa mère.  Dominique Fernandez, pour qui la littérature italienne n´a pas de secret, s´interroge dans son éblouissant Dictionnaire amoureux de l´Italie(7) sur les raisons de cette attitude : «La femme après l´homme :est-ce que Saba, à la suite de Voltaire, tolérait l´homosexualité comme une étape de l´adolescence ? Est-ce que lui aussi, qui avait pratiqué Freud, donnait raison à la théorie évolutionniste de la psychanalyse, et, par là même, à la société répressive qui admet la «déviance» juvénile mais pourchasse le choix homosexuel adulte ?». Dominique Fernandez apporte lui-même la réponse, négative à son avis et ce parce que le dernier chapitre, resté naturellement inachevé, laisse supposer l´ébauche d´un amour entre Ernesto et Ilio, un jeune garçon de son âge qu´il connaît lors d´un concert donné par un grand violoniste.
Polémique et suscitant les interprétations les plus diverses, Ernesto constitue  dans les sages paroles de Claudio Magris(8) une sorte de variante collatérale en prose et de témoignage biographique du Canzoniere qui peut aider à dévoiler la mystérieuse essentialité des poésies de Saba. De l´azur célébré dans ses vers, on pourrait en extraire une candeur, une  innocence, mais ce serait une innocence improbable comme l´écrit toujours Claudio Magris. Une innocence teintée de nostalgie, bercée par la douce mélancolie de Trieste…


(1)Claudio Magris et Angelo Ara, Trieste.Un´ identità di frontiera, Einaudi, 1987

(2) La campana di San Giusto (La cloche de Saint-Juste) a été composée par Drovetti et Arona et chantée par de grands ténors tels Enrico Caruso et Luciano Pavarotti. La traduction du refrain est la suivante : «Les filles de Trieste/chantent toutes avec ardeur/ O Italie, O Italie de mon cœur/tu viens nous délivrer»
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(3)  Boris Pahor, Arrêt sur le Ponte Vecchio, éditions des Syrtes, 1992 (traduction d´ Andrée Lück-Gaye et Claude Vincenot).

(4)Selon certaines sources, Ugo Edoardo Poli aurait été poussé par les autorités habsbourgeoises à abandonner Rachele Cohen. 

(5)Essai de Claudio Magris intitulé «L´innocenza improbabile» («L´innocence improbable») publié par le quotidien Corriere della sera le 28 mars 1977 et repris dans le livre Dietro le parole ( Garzanti, 2002).

(6)  Umberto Saba, Ernesto, Einaudi, 2009(Introduction de Maria Antonietta  Grignani).

(7) Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de l´Italie (deux tomes), éditions Plon, Paris, 2008.

(8)L´essai cité plus haut.            


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