Bernard Quiriny et l´Empire des femmes.
Jacques Brel, dans une de ses chansons les plus mémorables, dénommait la Belgique «Le plat pays». Dans les moments de crise, où les tiraillements entre Flamands et Wallons engendrent une énième crise politique comme seul «Le plat pays» sait en enfanter, ils sont nombreux ceux qui s´empressent de pronostiquer –comme on assiste au dernier soupir d´un malade au chevet de son lit-la mort, à moyen terme, de ce petit pays, né en 1830. Depuis longtemps, je me suis attaché à ce pays qui a enrichi la culture européenne de plusieurs noms parmi les plus remarquables (Brel, Michaux, Yourcenar, Simenon, Magritte, Ghelderode, Hugo Claus, Hergé, et j´en passe) et qui possède une qualité rare, que je rappelle ici- je l´avais déjà écrit un jour ailleurs- et qui ne fait que l´ennoblir : celle de se moquer de soi-même avec une vivacité et un humour qui ne tiennent qu´à lui. La plume de ses écrivains sait parfois concilier le burlesque avec un raffinement des plus exquis.
En 2005, les éditions Phébus publiaient un recueil de nouvelles d´ un jeune écrivain belge, né en 1978, collaborateur du Magazine Littéraire et répondant au nom de Bernard Quiriny, dont le titre alléchant était de nature à éveiller la curiosité des lecteurs : L´angoisse de la première phrase. Le livre-qui, je dois l´avouer, m´est passé tout à fait inaperçu- a connu un certain succès et s´est vu couronner du prix de la Vocation. Malheureusement, il se trouve en ce moment épuisé(voir post scriptum).
En 2008, Bernard Quiriny faisait paraître, cette fois-ci aux éditions du Seuil, un deuxième recueil au titre un tant soit peu extravagant de Contes Carnivores. Il était préfacé par le grand écrivain espagnol Enrique Vila-Matas (voir la chronique de mai) dont Bernard Quiriny avait fait, dans son premier livre, le sujet d´une de ses nouvelles. Ces Contes Carnivores- qui ont été récompensés par le Prix Rossel- m´ont été suggérés par mon grand ami et grand libraire Frédéric Strainchamps Duarte qui tient de main de maître la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne. Le moins que l´on puisse dire c´est que ces contes m´ont vraiment éblouis. Je ne puis dire que je les ai dévorés- quoiqu´ils fussent carnivores-parce que j´aime bien jouir du plaisir de la lecture quand un livre me plaît vraiment. Toujours est-il que ce livre présente des caractéristiques qui rapprochent l´auteur d´une lignée d´écrivains-dont inévitablement Vila-Matas- où le burlesque joue un rôle important dans les intrigues littéraires qu´ils ourdissent.
Parmi la galerie de personnages qui défilent dans ce livre on trouve un botaniste amoureux de sa plante carnivore ; un curé argentin qui a la faculté de se dédoubler dans différents corps ; onze écrivains morts que l´on n´a jamais lus ; une femme-orange qui se laisse boire par ses amants ; une société d´esthètes fascinés par les marées noires ou des Indiens D´Amazonie qu´aucun linguiste ne comprend. Au total, on dénombre quatorze nouvelles fantastiques à l´atmosphère un tant soit peu labyrinthique et donc borgésienne. Jorge Luis Borges aurait sûrement aimé ces contes, lui qui était friand du fantastique et de l´ironie.
Après deux recueils- de nouvelles et de contes-assez réussis, Bernard Quiriny revient sur la scène littéraire, lors de cette rentrée 2010 avec un premier roman- Les assoiffées- et quel roman ! Son imagination prodigieuse le mène- et nous mène- cette fois-ci au «plat pays», en Belgique. Une Belgique féerique et l´une des uchronies les plus loufoques qui soient.
Imaginez qu´en 1970 un coup d´état renverse le pouvoir en place et la Belgique devient une dictature d´inspiration féministe. Cette révolution a été précédée d´une autre placée sous les mêmes auspices en Hollande et suivie d´une autre pareille au Luxembourg, ce qui signifie que tout le Benelux est dirigé par des femmes. Les hommes sont exclus de toute la vie sociale et réduits au rôle de faire-valoir. Ce régime gouverné d´une main de fer par une certaine Ingrid relayée à sa mort par sa fille Judith, surnommées «Les Bergères», a recréé une utopie devenue comme tous les régimes présumés égalitaires un enfer totalitaire. La Belgique est coupée d´Europe Occidentale et le néerlandais s´impose comme la seule langue nationale, les plus jeunes ne parlant plus le français. En France, ce régime est pourtant vu comme un modèle à suivre par des militants des causes extrêmes, notamment le PFF (Parti Féministe Français), son entourage ainsi qu´un nombre significatif d´intellectuels germanopratins (donc des cercles parisianistes de Saint -Germain-des-Près). À un moment donné, un groupe d´intellectuels sont invités à un premier voyage officiel dans l´Empire des femmes, un voyage organisé du côté français par Pierre-Jean Gould, une figure que l´on voit réapparaître et que l´on connaissait d´autres fictions de Quiriny.
Le roman retrace le voyage en liberté surveillée des intellectuels parisiens et en parallèle on suit le journal d´Astrid, une citoyenne de l´Empire qui nous révèle de sa plume la réalité paranoïaque de ce régime atypique.
Les intellectuels subissent dès leur arrivée en Belgique un contrôle policier et sont toujours accompagnés par une dirigeante locale qui leur rappelle assez souvent que les mesures de sécurité sont extrêmement nécessaires pour éviter les attaques de Béatrix et de sa bande, un groupe de femmes dissidentes qui mènent des attaques terroristes contre le régime. La Belgique est d´ailleurs un étrange pays où les visiteurs étrangers n´ont pas l´occasion de retrouver régulièrement des Belges et on ne leur fait voir d´ailleurs que ce que l´on veut.
Les hommes –je l´ai écrit plus haut-sont pratiquement réduits en esclavage, humiliés et condamnés à n´exercer que des métiers subalternes comme celui de larbin ou homme de maison. Ils sont en outre stérilisés et leur sperme est traité dans le but de n´enfanter que des femmes par insémination artificielle. Plus tard, ils seront amenés à être castrés comme une espèce d´offrande à la Bergère Judith. Tout ce qui est masculin est abhorré tant et si bien que certains mots changent de genre et se féminisent et Astrid-la citoyenne belge qui tient le journal-a, outre ses deux filles qui habitent avec elle, un fils caché qui vit ailleurs. Astrid- qui à un moment donné aura le privilège de se rapprocher de l´entourage de Judith- découvrira par ailleurs que La grande Bergère a un sosie qui prend sa place à maintes reprises dans les plus diverses cérémonies.
La femme étant sacralisée et l´homme voué aux gémonies, le lesbianisme est cultivé et malgré la paranoïa étatique, le régime tolère pourtant, ici ou là, de petites communautés qui vivent de façon autonome.
La culture, quant à elle, se féminise aussi et à la Bibliothèque Nationale on ne trouve que des livres écrits par des femmes. Les librairies n´existent plus.
La figure de Judith, comme autrefois celle de sa mère Ingrid, est omniprésente. Dans toutes les dictatures- on le sait- quelle qu´en soit l´obédience, soient-elles de droite ou de gauche, le culte de la personnalité est érigé en valeur suprême. Et dans l´Empire, le culte de la personnalité est doublé du culte dynastique.
Dans la dernière partie du roman, on suit les péripéties du retour en France des visiteurs germanopratins qui livrent leurs impressions dans de différents organes de presse. À cette occasion, certaines divergences qui avaient déjà pointé lors du déplacement dans l´Empire éclatent au grand jour puisque certains ont un regard plus lucide sur ce qu´ils y ont vu tandis que d´autres peinent à se rendre à l´évidence et préfèrent continuer à nourrir une fiction pour ne pas voir leurs rêves se briser.
En concomitance, on suit également dans ces dernières pages des changements politiques à l´Empire même.
Bernard Quiriny a écrit avec ce roman burlesque, cocasse, sarcastique et très bien ficelé (malgré quelques lourdeurs ici ou là) une fable politique et uchronique sur le pouvoir absolu, l´utopie, le fanatisme et le culte de la personnalité, mais aussi sur la naïveté de ceux qui refusent de voir la réalité en face et se procurent toutes sortes d´excuses pour défendre l´indéfendable. L´aveuglement donc de certains intellectuels qui tiennent le haut du pavé sous les traits desquels on pourrait peut-être reconnaître des figures réelles des milieux parisianistes…
Bernard Quiriny, Les Assoiffées, éditions du SeuilJacques Brel, dans une de ses chansons les plus mémorables, dénommait la Belgique «Le plat pays». Dans les moments de crise, où les tiraillements entre Flamands et Wallons engendrent une énième crise politique comme seul «Le plat pays» sait en enfanter, ils sont nombreux ceux qui s´empressent de pronostiquer –comme on assiste au dernier soupir d´un malade au chevet de son lit-la mort, à moyen terme, de ce petit pays, né en 1830. Depuis longtemps, je me suis attaché à ce pays qui a enrichi la culture européenne de plusieurs noms parmi les plus remarquables (Brel, Michaux, Yourcenar, Simenon, Magritte, Ghelderode, Hugo Claus, Hergé, et j´en passe) et qui possède une qualité rare, que je rappelle ici- je l´avais déjà écrit un jour ailleurs- et qui ne fait que l´ennoblir : celle de se moquer de soi-même avec une vivacité et un humour qui ne tiennent qu´à lui. La plume de ses écrivains sait parfois concilier le burlesque avec un raffinement des plus exquis.
En 2005, les éditions Phébus publiaient un recueil de nouvelles d´ un jeune écrivain belge, né en 1978, collaborateur du Magazine Littéraire et répondant au nom de Bernard Quiriny, dont le titre alléchant était de nature à éveiller la curiosité des lecteurs : L´angoisse de la première phrase. Le livre-qui, je dois l´avouer, m´est passé tout à fait inaperçu- a connu un certain succès et s´est vu couronner du prix de la Vocation. Malheureusement, il se trouve en ce moment épuisé(voir post scriptum).
En 2008, Bernard Quiriny faisait paraître, cette fois-ci aux éditions du Seuil, un deuxième recueil au titre un tant soit peu extravagant de Contes Carnivores. Il était préfacé par le grand écrivain espagnol Enrique Vila-Matas (voir la chronique de mai) dont Bernard Quiriny avait fait, dans son premier livre, le sujet d´une de ses nouvelles. Ces Contes Carnivores- qui ont été récompensés par le Prix Rossel- m´ont été suggérés par mon grand ami et grand libraire Frédéric Strainchamps Duarte qui tient de main de maître la Nouvelle Librairie Française de Lisbonne. Le moins que l´on puisse dire c´est que ces contes m´ont vraiment éblouis. Je ne puis dire que je les ai dévorés- quoiqu´ils fussent carnivores-parce que j´aime bien jouir du plaisir de la lecture quand un livre me plaît vraiment. Toujours est-il que ce livre présente des caractéristiques qui rapprochent l´auteur d´une lignée d´écrivains-dont inévitablement Vila-Matas- où le burlesque joue un rôle important dans les intrigues littéraires qu´ils ourdissent.
Parmi la galerie de personnages qui défilent dans ce livre on trouve un botaniste amoureux de sa plante carnivore ; un curé argentin qui a la faculté de se dédoubler dans différents corps ; onze écrivains morts que l´on n´a jamais lus ; une femme-orange qui se laisse boire par ses amants ; une société d´esthètes fascinés par les marées noires ou des Indiens D´Amazonie qu´aucun linguiste ne comprend. Au total, on dénombre quatorze nouvelles fantastiques à l´atmosphère un tant soit peu labyrinthique et donc borgésienne. Jorge Luis Borges aurait sûrement aimé ces contes, lui qui était friand du fantastique et de l´ironie.
Après deux recueils- de nouvelles et de contes-assez réussis, Bernard Quiriny revient sur la scène littéraire, lors de cette rentrée 2010 avec un premier roman- Les assoiffées- et quel roman ! Son imagination prodigieuse le mène- et nous mène- cette fois-ci au «plat pays», en Belgique. Une Belgique féerique et l´une des uchronies les plus loufoques qui soient.
Imaginez qu´en 1970 un coup d´état renverse le pouvoir en place et la Belgique devient une dictature d´inspiration féministe. Cette révolution a été précédée d´une autre placée sous les mêmes auspices en Hollande et suivie d´une autre pareille au Luxembourg, ce qui signifie que tout le Benelux est dirigé par des femmes. Les hommes sont exclus de toute la vie sociale et réduits au rôle de faire-valoir. Ce régime gouverné d´une main de fer par une certaine Ingrid relayée à sa mort par sa fille Judith, surnommées «Les Bergères», a recréé une utopie devenue comme tous les régimes présumés égalitaires un enfer totalitaire. La Belgique est coupée d´Europe Occidentale et le néerlandais s´impose comme la seule langue nationale, les plus jeunes ne parlant plus le français. En France, ce régime est pourtant vu comme un modèle à suivre par des militants des causes extrêmes, notamment le PFF (Parti Féministe Français), son entourage ainsi qu´un nombre significatif d´intellectuels germanopratins (donc des cercles parisianistes de Saint -Germain-des-Près). À un moment donné, un groupe d´intellectuels sont invités à un premier voyage officiel dans l´Empire des femmes, un voyage organisé du côté français par Pierre-Jean Gould, une figure que l´on voit réapparaître et que l´on connaissait d´autres fictions de Quiriny.
Le roman retrace le voyage en liberté surveillée des intellectuels parisiens et en parallèle on suit le journal d´Astrid, une citoyenne de l´Empire qui nous révèle de sa plume la réalité paranoïaque de ce régime atypique.
Les intellectuels subissent dès leur arrivée en Belgique un contrôle policier et sont toujours accompagnés par une dirigeante locale qui leur rappelle assez souvent que les mesures de sécurité sont extrêmement nécessaires pour éviter les attaques de Béatrix et de sa bande, un groupe de femmes dissidentes qui mènent des attaques terroristes contre le régime. La Belgique est d´ailleurs un étrange pays où les visiteurs étrangers n´ont pas l´occasion de retrouver régulièrement des Belges et on ne leur fait voir d´ailleurs que ce que l´on veut.
Les hommes –je l´ai écrit plus haut-sont pratiquement réduits en esclavage, humiliés et condamnés à n´exercer que des métiers subalternes comme celui de larbin ou homme de maison. Ils sont en outre stérilisés et leur sperme est traité dans le but de n´enfanter que des femmes par insémination artificielle. Plus tard, ils seront amenés à être castrés comme une espèce d´offrande à la Bergère Judith. Tout ce qui est masculin est abhorré tant et si bien que certains mots changent de genre et se féminisent et Astrid-la citoyenne belge qui tient le journal-a, outre ses deux filles qui habitent avec elle, un fils caché qui vit ailleurs. Astrid- qui à un moment donné aura le privilège de se rapprocher de l´entourage de Judith- découvrira par ailleurs que La grande Bergère a un sosie qui prend sa place à maintes reprises dans les plus diverses cérémonies.
La femme étant sacralisée et l´homme voué aux gémonies, le lesbianisme est cultivé et malgré la paranoïa étatique, le régime tolère pourtant, ici ou là, de petites communautés qui vivent de façon autonome.
La culture, quant à elle, se féminise aussi et à la Bibliothèque Nationale on ne trouve que des livres écrits par des femmes. Les librairies n´existent plus.
La figure de Judith, comme autrefois celle de sa mère Ingrid, est omniprésente. Dans toutes les dictatures- on le sait- quelle qu´en soit l´obédience, soient-elles de droite ou de gauche, le culte de la personnalité est érigé en valeur suprême. Et dans l´Empire, le culte de la personnalité est doublé du culte dynastique.
Dans la dernière partie du roman, on suit les péripéties du retour en France des visiteurs germanopratins qui livrent leurs impressions dans de différents organes de presse. À cette occasion, certaines divergences qui avaient déjà pointé lors du déplacement dans l´Empire éclatent au grand jour puisque certains ont un regard plus lucide sur ce qu´ils y ont vu tandis que d´autres peinent à se rendre à l´évidence et préfèrent continuer à nourrir une fiction pour ne pas voir leurs rêves se briser.
En concomitance, on suit également dans ces dernières pages des changements politiques à l´Empire même.
Bernard Quiriny a écrit avec ce roman burlesque, cocasse, sarcastique et très bien ficelé (malgré quelques lourdeurs ici ou là) une fable politique et uchronique sur le pouvoir absolu, l´utopie, le fanatisme et le culte de la personnalité, mais aussi sur la naïveté de ceux qui refusent de voir la réalité en face et se procurent toutes sortes d´excuses pour défendre l´indéfendable. L´aveuglement donc de certains intellectuels qui tiennent le haut du pavé sous les traits desquels on pourrait peut-être reconnaître des figures réelles des milieux parisianistes…
P.S(le 25 juillet 2011)-L´angoisse de la première phrase vient finalement d´être réédité aux éditions du Seuil, dans la collection Points.
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