«Les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessin prémédité, et en apportant de grands blocs l´un par-dessus l´autre, à force de reins, de temps et de sueur». Cette phrase, c´est Gustave Flaubert qui l´a écrite dans une lettre à Ernest Feydeau, en décembre 1857, à propos de la rédaction de son chef-d´œuvre Madame Bovary. Contrairement à Stendhal et à Alexandre Dumas qui représentaient cette lignée d´écrivains pour qui l´écriture serait naturelle, spontanée et une façon enjouée d´envisager la vie, Flaubert a eu, de tout temps, la réputation d´un ermite qui tombait d´ordinaire dans la déprime quand il était en panne d´imagination. Julian Barnes dans son livre brillant Le perroquet de Flaubert (1) a reproduit une phrase assez curieuse de l´auteur selon laquelle il lui fallait souvent se masturber la tête pour faire éjaculer certaines idées. Flaubert, dans sa solitude et son enfermement, c´était l´homme des métaphores, mais aussi l´homme de la démesure. Celui qui a écrit« Madame Bovary, c´est moi»n´ignorait pas que l´on pourrait trouver des traces de lui-même dans son personnage féminin : la recherche de l´absolu, l´insatisfaction permanente, le spleen. Le mythe d´Icare (on vole aussi loin que l´on ne peut empêcher sa propre chute) devenait une obsession. À la fin, Emma s´est suicidée (2) et Flaubert était en quelque sorte conscient qu´après avoir écrit un tel ouvrage on pourrait difficilement mieux faire. C´était aussi pour lui, au moins, la fin d´un cycle.
Le grand écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, a toujours été fasciné, dès sa jeunesse, par Madame Bovary, qu´il considère, à juste titre, comme l´œuvre fondatrice du roman moderne, et, naturellement, par Gustave Flaubert, un maître indiscutable pour nombre d´écrivains contemporains. En 1975, il a publié un essai- reparu il y a quelques mois, tant en espagnol chez Alfaguara, qu´en traduction française chez Gallimard- intitulé L´orgie perpétuelle : Flaubert et Madame Bovary, qui témoigne justement de sa passion pour l´univers flaubertien en général et l´œuvre dont on est en train de parler en particulier.
Cet essai est divisé en trois parties, correspondant chacune à trois angles différents. Dans la première partie, un brin autobiographique, Vargas Llosa nous raconte son expérience de lecteur fervent et le plaisir de la découverte. Ensuite, il disserte sur l´œuvre en soi et sur l´importance d´un roman où plusieurs ingrédients s´entremêlent : la violence, la révolte, le mélodrame et le sexe. En dernier lieu, il analyse le rapport de l´œuvre à l´histoire et le développement du roman en tant que genre le plus représentatif de la littérature moderne.
Vargas Llosa –et l´on trouve là une des toutes premières raisons de la réussite de ce livre- ne se laisse, à aucun moment, enivrer par l´enthousiasme qu´il éprouve pour l´ouvrage et l´auteur. L´essai est minutieux et rigoureux sans tomber dans les lourdeurs ennuyeuses de ces essais trop académiques. Vargas Llosa ne nous épargne aucun détail : le temps, le rôle du narrateur, l´emploi du discours indirect libre, le monologue intérieur. Mais aussi la généalogie d´un écrivain : Rabelais, Racine, Ronsard, Goethe, Byron et Hugo comptent parmi ses principales influences. Dans ce registre, Flaubert a quand même un penchant particulier pour Montaigne, qu´il cite de mémoire et qu´il appelle«mon père nourricier». Les critiques ont souvent écrit que c´est de Montaigne que Flaubert a tenu son scepticisme, mais pour Vargas Llosa, la lecture de Montaigne aura plutôt civilisé le scepticisme que Flaubert avait déjà assimilé mais à l´état brut. Dans cet essai, vous serez aussi au fait des affres de Flaubert dans la construction de son œuvre et la façon dont il fait part de son supplice à son entourage (Louise Colet, Bouilhet, Du Camp, entre autres). Il y est question également des comparaisons que l´on dresse entre Madame Bovary et Don Quichotte (où Vargas Llosa apporte une nouvelle lumière) et des origines du mot Bovary.
Le génie d´un auteur, on le sait, côtoie parfois la folie et la passion de Flaubert portée souvent au dernier degré d´éréthisme le menait à s´identifier tellement à ses personnages que dans une lettre à Taine il a écrit ce qui suit : «Mes personnages imaginaires m´affectent, me poursuivent(…) Quand j´écrivais l´empoisonnement d´Emma Bovary, j´avais si bien le goût d´arsenic dans la bouche, j´étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions, coup sur coup, très réelles car j´ai vomi tout mon dîner».
C´est très fou, il est vrai. Mais c´est à la fois très beau et génial.
(1)Ce livre est disponible dans la collection de poche«La Cosmopolite»chez Stock.
(2)En écrivant ceci, je ne puis m´empêcher de penser à la polémique suscitée par le polar signé Philippe Doumenc, paru tout récemment, chez Actes - Sud, intitulé Contre-enquête sur la mort d´Emma Bovary, où l´auteur propose une suite au roman de Gustave Flaubert et où Emma Bovary ne se serait pas suicidée, mais aurait été assassinée. Ça ne fait que prouver l´intérêt que la figure éveille encore de nos jours.
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