Andreï Platonov,
le visionnaire.
Dans l´ancienne Union Soviétique, un des grands dilemmes des intellectuels
dont les œuvres ne se pliaient pas aux canons du réalisme socialiste était
souvent le choix entre la misère et le déshonneur. La misère était parfois
synonyme de censure, de relégation, d´enfermement dans un camp de travail,
voire de mort lorsque la terreur stalinienne battait son plein, bref la
néantisation de l´homme et de l´œuvre. Le déshonneur représentait le mea culpa,
l´autocensure, une certaine façon de composer avec l´ennemi. Nul ne pourrait
quand même les en blâmer, d´ordinaire des menaces à l´encontre de leur famille
laissaient ces intellectuels sans autre issue.
Andreï Platonov(en russe Андрей Платонович
Платонов) n´a pas subi
l´expérience humiliante du Goulag, mais son œuvre, une des plus originales et
visionnaires de la littérature russe du vingtième siècle, fut censurée, frappée
d´interdiction, mise sous le boisseau, n´étant publiée que fragmentairement et
surtout à l´étranger. Elle ne put donc être connue en toute sa splendeur
qu´après le dégel gorbatchévien, donc quasiment quarante ans après la mort de
l´auteur, survenue le 5 mars 1951, des suites de la tuberculose qu´il aura
contractée auprès de son fils unique, mort dans ses bras à peine libéré d´un
camp de travail.
Né le 1er septembre 1899 à Voronej, dans le faubourg des Cochers-«mi-ville,
mi -village», selon l´auteur lui-même - Andreï Platonov (pseudonyme de
Klimentov, Platonov découlant de Platon, le prénom de son père), l´aîné de neuf
enfants, est le fils d´un cheminot et dès l´âge de quatorze ans le futur
écrivain exerce divers petits métiers comme apprenti serrurier puis fraiseur,
toujours dans la ville où il grandit,
Voronej, à quelques quatre cents kilomètres au sud de Moscou, une ville qui,
faut-il le rappeler, fut la patrie du poète paysan Koltsov (1809-1842) et lieu
d´exil d´un grand nom de la littérature
russe, Ossip Mandelstam(1891-1938), poète lui aussi. Épris de justice et de
liberté, il ne peut qu´adhérer de façon enthousiaste aux idéaux issus de la révolution d´octobre 1917. Aussi s´enrôle-t-il
aux côtés des Rouges dans la guerre civile à l´âge de vingt ans. En 1919, il s´inscrit
à l´École polytechnique des chemins de fer, section électronique, à Voronej et
puis se tourne vers la littérature. S´il publie un petit recueil de poésies dès
1922, c´est dans la fiction qu´il révèlera toute la dimension de son
incommensurable talent, en essayant de mettre en littérature l´esprit de la
révolution bolchevique. Ses premiers textes paraissent en de prestigieuses
revues soviétiques de l´époque, comme Krasnaïa Nov, Novy Mir ou Oktiabr et il
se rapproche du cercle littéraire Pereval(Passage du col) regroupé autour du
critique Alexandre Voronski qui, un tant soit peu anarchisant, prône en quelque
sorte la fin de l´Etat et de tout pouvoir, s´insurgeant contre la mainmise
croissante du Parti sur la vie politique, sociale et culturelle du pays. Plusieurs membres de ce cercle comme Alexandre Voronski
lui-même, Boris Pilniak ou Ivan Kataev périront lors des purges staliniennes de
1937.
Le premier recueil de récits de Platonov, Les Écluses de l´Épiphane paraît
vers 1927 tout comme Jokh, le filou. Pourtant, dans ses fictions suivantes, il
commence d´étaler au grand jour ses doutes et son scepticisme concernant le
chemin pris par la révolution. Détournée de son essence –la libération de
l´esprit populaire-, la révolution, par le biais de la collectivisation, la
politique stalinienne et la bureaucratie paralysante, était en train de se
corrompre et ne représentait plus les véritables aspirations du peuple. La voix
de Platonov dérange avec notamment la Chronique d´un pauvre hère et Staline,
après la lecture du roman Makar pris de doute, une allégorie sur «l´enlèvement»
de la révolution par des bureaucrates bornés, écrit dans les marges sur
l´auteur : «salopard». Néanmoins, le premier grand livre censuré de
Platonov fut Tchevengour, une fable sur la construction du communisme. Publié d´abord par fragments en des revues
littéraires, il ne put jamais paraître dans son entier, n´ayant pas reçu
l´imprimatur de la censure. Andreï Platonov, indigné par cette décision, écrit
une lettre à Maxime Gorki, qui venait de rentrer en Russie après un long séjour
en Italie pour des raisons de santé. La réponse lui parvient dans une lettre
datée du 18 septembre 1929 dont je
n´hésite pas à reproduire un extrait publié dans la préface de Georges Nivat(1)
à l´édition française de 1996 de Tchevengour :
«Vous êtes un homme de talent, c´est sans conteste, et vous avez une langue
toute à fait originale. Mais avec toutes ces qualités indiscutables, je ne
pense néanmoins pas que vous serez édité. L´obstacle, c´est votre mentalité
anarchiste, qui est visiblement partie consubstantielle de votre «esprit». Que
vous le vouliez ou non, vous avez donné à votre description de la réalité un
caractère lyrico-satirique. Malgré toute votre tendresse pour les hommes, vos
personnages sont voilés d´ironie, le lecteur voit moins en eux des
révolutionnaires que des «toqués», des «cinglés». Je n´affirme pas que cela
soit fait consciemment, mais c´est ainsi que pense le lecteur, du moins moi.
Peut-être me trompé-je. J´ajoute ceci : parmi les responsables de revues
actuels, je n´en vois aucun qui serait capable d´apprécier votre roman, à
l´exception de Voronski, mais comme vous le savez, «il n´est plus aux
affaires»».
Cette réponse n´a pas dû plaire à Platonov, mais à vrai dire elle n´est nullement surprenante,
si l´on tient compte du fait que Gorki, comme nous le rappelle toujours Georges
Nivat dans la même préface, «était partisan d´une poigne de fer pour protéger
la Russie soviétique de ses démons anarchistes et chaotiques, ce qui explique
son retour en Urss et son admiration pour Staline. Gorki avait toujours pensé
que le peuple russe, plus asiatique qu´européen, livré à lui seul n´était
capable que d´ignominie et de cruauté. Or, la plupart des fables de Platonov
nous parlent d´un peuple livré à lui seul, en état de déréliction collective,
et malmené par des leaders violents. Tchevengour ne pouvait pas vraiment plaire
à Gorki.». Ceci dit, on sait quand même que Gorki a toujours été partagé entre
la fidélité à la révolution bolchevique et la défense de la création artistique
en liberté. Quelques années après cette
correspondance avec Platonov, Gorki est décédé(le 18 juin 1936) des suites
d´une pneumonie, une mort qui a toujours soulevé des soupçons sur un éventuel
empoisonnement, des soupçons qui n´ont jamais été dissipés. ..
Pour en revenir à Platonov, son étoile- si tant est qu´elle eût jamais
vraiment existé- a considérablement pâli
après l´interdiction de Tchevengour. Pourtant, il essaie quand même de
s´amender et de se plier aux soi-disant critères du réalisme socialiste. Ses
origines ouvrières ont poussé l´establishment littéraire à vouloir récupérer un
homme qui s´entêtait à rester un auteur soviétique. Stavski, haut responsable de l´Union des
écrivains et le célèbre théoricien marxiste Georges Lukacs –qui dirigeait la
revue Le critique littéraire – oeuvrent
à la promotion de ses livres. Une de ses nouvelles «Le troisième fils» est
diffusée à l´échelle internationale et aura même été saluée par Ernest
Hemingway. Les livres publiés après Tchevengour dont Moscou heureuse, La mer de
jouvence ou Djann peuvent être interprétés comme des tentatives de Platonov de
se maintenir dans le giron du réalisme socialiste, mais c´est on ne peut plus
difficile pour un artiste de forcer sa nature. En plus, les procès de Moscou et
les purges qui se sont ensuivies ont emporté Stavski et fait tomber Georges
Lukacs en disgrâce. Platonov fut alors vu comme un pestiféré et ses œuvres
vouées aux gémonies. Il n´a publié dès lors qu´au compte-gouttes. Son fils-on
l´a vu plus haut- fut envoyé dans un camp et, humiliation suprême, Platonov
s´est vu offrir, pour pourvoir à ses besoins, le poste de concierge à
l´Institut littéraire Gorki. C´était un des sorts réservés aux «ennemis du
peuple», l´autre plus grave encore étant bien entendu la déportation dans un
Goulag. En écrivant ces lignes, il me vient à l´esprit l´interrogatoire
d´Evguénia Guinzbourg où un officier du NKVD(2) lui déclare : «Pour nous
les ennemis du peuple ne sont pas des êtres humains. Contre eux tout est
permis»(3)…
Pourquoi l´œuvre d´Andreï Platonov a-t-elle été tellement incomprise par
l´establishment littéraire soviétique ? À mon avis, parce que son style
innovateur, ses manipulations linguistiques (qui rendent particulièrement
difficiles ses traductions), l´imbrication entre rêve, utopie et réalité, le
discours allégorique et son langage résolument moderne, voire post –moderne,
bref toutes ces caractéristiques broyaient dans un torrent de fureur créatrice
et souffle spirituel les méthodes figées du réalisme socialiste.
Dans Tchevengour, nous sommes témoins de l´errance de deux hommes :
Dvanov et son compagnon Kopionkine(monté sur un cheval nommé Force du
Prolétariat)qui parcourent la Russie en quête de «la génération spontanée du
socialisme». Cette errance les mène à Tchevengour où le responsable de la
bourgade Tchepourny, en apôtre d´une utopie nouvelle leur annonce : «Ici
c´est le communisme et vice versa». Sans avoir jamais fait de lecture de Marx
ou de tout autre théoricien du communisme, Tchepourny lance les fondements
d´une communauté idéale, massacre les bourgeois et interdit le travail. Seul le
soleil travaille. Quant aux citoyens de Tchevengour, leur principale activité
est celle de déplacer leurs maisons pour échapper à la sédentarité. On pense
même, à un moment donné, à la suppression de la nuit afin d´augmenter les
récoltes. En outre, les animaux sont lâchés dans la nature puisque c´était
simplement en raison d´une oppression séculaire que les bestiaux avaient pris
du retard sur l´homme. Tout ceci sur fond de bureaucratie abstraite, un des
vices les plus incisifs des sociétés communistes. L´utopie se solde
naturellement par un cuisant échec. «Quelle bombe eût éclaté, si
Tchevengour avait été publié en
1929 ! La plus grande illusion du siècle eût volé en éclats dès cette
date» écrit Dominique Fernandez, avec l´enthousiasme débordant qu´on lui
reconnaît, dans son magnifique Dictionnaire amoureux de la Russie(4). Quoi qu´il en soit,
Tchevengour est une œuvre baroque,
inépuisable où plusieurs mythes s´entrecroisent et l´on peut déceler également
la trace des grands thèmes chiliastiques. On vous rappelle que le chiliasme ou
millénarisme est l´espoir chrétien en un règne de Dieu qui durera mille ans,
juste avant la fin de l´Histoire. Platonov s´est abreuvé de ces théories –
comme l´a si bien vu Michel Heller dans son livre Andreï Platonov, à la
recherche du bonheur(5)- dans les œuvres
de Nicolas Fiodorov dans lesquelles ce dernier
évoque une «philosophie de l´œuvre commune» qui consisterait à
ressusciter les pères et à instaurer une fraternité universelle fondée sur la
mort, qui rend tous les hommes égaux.
Dans les écrits de Fiodorov perce le vieux souvenir de l´hérésie cathare
et le refus de reproduction.
Parmi les œuvres majeures de Platonov, un autre roman incontournable est
sans l´ombre d´un doute Djann. Ce mot «djann» signifie «âme» en turkmène et le
roman met en scène la détresse d´un peuple de déshérités, oublié justement dans
un désert turkmène. Nazar Tchagataiev, un enfant du pays, élevé par le Parti à
Moscou, rentre auprès des siens pour les persuader du bonheur qui leur est
réservé avec l´avènement du communisme.
Léonid Heller dans la préface qu´il a rédigée pour la traduction
française du roman(6) écrit que dans Djann Platonov a puisé dans de nombreuses
sources : l´hiératisme de la Bible, les épopées turques, l´ambiance
millénariste ou le symbolisme platonicien de l´anamnèse. Il serait même
possible de voir le roman comme une interprétation du mythe gnostique du
Salvator salvandus, du Premier Homme qui revient vers ses congénères
emprisonnés dans la matière pour les réveiller. Encore une fois, Platonov use
de toutes ses ressources langagières pour jouer avec les noms et leur attribuer
des symboles. Par contre, les personnages se dédoublent, se multiplient et
finissent reliés par des relations érotiques. Ainsi, Nazar se lie-t-il avec
Véra et tombe amoureux de sa fille Xenia. Le vieux Molla se marie à l´amante de
Nazar après avoir été le mari de sa mère. Toujours selon Léonid Heller,
Platonov a l´art de choisir les mots, de les dépouiller de leurs automatismes,
de les retourner sur eux-mêmes, de les confronter à d´autres mots, bref, le
verbe accompli de l´intertextualité.
Un autre roman important, symbolique et poétique, est La mer de Jouvence(7)
où un ingénieur arrive dans un sovkhoze d´élevage pour aider à augmenter le
rendement. Les lecteurs plus jeunes, peu au fait des mécanismes en vigueur dans
l´économie planifiée de l´ancienne Union Soviétique, ignorent sûrement que le
sovkhoze était une exploitation agricole appartenant à l´État, dont les exploitants
étaient salariés. C´étaient généralement des exploitations de plusieurs
milliers d´hectares. Il y avait aussi les kolkhozes qui étaient des
coopératives agricoles où les terres, les outils, le bétail étaient mis en
commun. Les kolkhozniks étaient payés en part de la production du kolkhoze et
du profit qui en découlait proportionnellement au nombre d´heures travaillées
et pouvaient par-dessus le marché posséder des terres et du bétail. Ceci
rendait le kolkhoze plus séduisant que le sovkhoze puisque les sovkhozniks
étaient des salariés. Je me souviens que, dans ma jeunesse, on étudiait ces
spécificités soviétiques dans les cours de géographie. Pour en revenir à La mer
de Jouvence, le jeune ingénieur persuade ses compagnons d´organiser la survie
des hommes en créant une nouvelle mer dans la steppe, grâce au forage de la mer
de Jouvence enfouie au creux de la terre. Le récit est donc celui d´un voyage
manqué au centre de la terre. Nous assistons une nouvelle fois sous la plume de
Platonov à l´humour féroce persiflant le
déphasage soviétique entre projet et réalité.
Le Chantier- ou La Fouille dans certaines traductions- est un beau roman
contre-utopique où un groupe d´ouvriers fouille les fondements de l´édifice
monstrueux de la maison du prolétariat.
C´est une critique acerbe de la construction du socialisme. Malheureusement, ce
roman est en moment épuisé en français tandis qu´en portugais, par exemple, où
les traductions de Platonov ne sont pas aussi abondantes il y a une édition
récente (A excavação, octobre 2011) chez Antigona, avec une bonne traduction
d´António Pescada. Un autre titre de Platonov, Djann, fut également traduit
récemment par le même éditeur qui prétend publier d´autres œuvres de l´auteur
en portugais.
Enfin, je réserve un petit mot pour un roman peut-être mineur de l´auteur, écrit
en 1926, mais qui contient déjà en germe les thèmes essentiels de l´œuvre
platonovienne comme la misère et la souffrance des hommes, le besoin de leur
transformation et l´amour de la vie. Il s´agit d´un roman de science-fiction
intitulé Le Chemin de l´Éther (8) où l´on suit le parcours de six savants dans
une mise à l´épreuve des utopies.
Salué dans les années de la grisaille communiste par le grand poète Joseph
Brodsky, en même temps qu´il était effacé da l´histoire littéraire russe,
Andreï Platonov est aujourd´hui considéré, à juste titre, comme un des plus
grands prosateurs russes du vingtième siècle.
La postérité semble enfin rendre justice à un écrivain exceptionnel.
(1) Andreï Platonov, Tchevengour, traduction du russe de Louis Martinez, Préface
de Georges Nivat, collections Pavillons, Robert Laffont, Paris, 1996.
(2)NKVD- Commissariat du peuple aux affaires intérieures, police politique
soviétique, créée en 1934 par absorption de la Guépéou avant d´être elle-même
progressivement dissoute et absorbée par le MVD, en 1946. Elle a complètement
disparu en 1954, lors de la création de la KGB.
(3)Evguénia Guinzbourg, Le Vertige, traduit du russe par Bernard Abbots
avec le concours de Jean-Jacques Marie, collection Points, éditions du Seuil,
Paris, 1997.
(4)Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie, éditions Plon,
Paris, 2004.
(5)Michel Heller, Andreï Platonov, à la recherche du bonheur, éditions Ymca
Press, Paris, 1982.
(6)Andreï Platonov, Djann suivi de Jokh, le filou, traduction du russe de
Louis Martinez, préface de Léonid Heller, collection Pavillons, Robert Laffont,
Paris, 1999.
(7) Andreï Platonov, La mer de Jouvence, traduction du russe et préface
d´Annie Epelboin, Postface de Joseph Brodsky, Albin Michel (Bibliothèque de
poche), Paris, 1990.
(8)Andreï Platonov, Le chemin de l´éther, traduction du russe, notes et
préface de Geneviève Dispot, collection Classiques Slaves, éditions L´Âge d´
Homme, Lausanne, 1985.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire