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Féru de littérature française et étrangère, ma plume sévit dans diverses colonnes de journaux, de sites internet pour partager ce goût qui m´anime. Que détracteurs ou admirateurs n´hésitent pas à réagir à mes chroniques.

jeudi 28 juillet 2016

Chronique d´août 2016





Les inquiétudes et les dilemmes de W. H. Auden

« I can imagine quite easily ending up /in a decaying port on a desolate coast./Cadging drinks from the unwary, a quarrelsome,/Disreputable old man ;I can picture/A second childhood in a valley, scribbling/Reams of edifying and unreadable verse;/But I cannot see a plain without a shudder/«O God, please, please,  don´t  ever make me live there!». Ces vers du poème «Plains»(Plaines) que les lecteurs lisant couramment l´anglais pourront aisément comprendre, on peut les traduire de la façon qui suit : «Je puis facilement imaginer mes derniers jours/ dans un port décadent d´ un rivage désolé/ quémandant des boissons à des ingénus,/  un vieillard irascible et abominable : je puis songer / à une seconde enfance dans une vallée, écrivaillant/des tas de papiers édifiants et illisibles ;/Mais je ne puis regarder une plaine sans qu´un frisson me traverse:/«Mon Dieu, je T´en prie, ne me fais jamais demeurer là !». Rarement s´est-on  rendu compte à quel point la poésie de W.H.Auden traduit à la fois les dilemmes de l´individu et les grandes inquiétudes collectives.  Il est temps de revisiter un des plus grands poètes anglais du vingtième siècle.
  Wystan Hugh Auden est donc né le 21 février 1907 à York, mais c´est à Harbonne, Birmingham, où son père est professeur de santé publique, qu´il  passe le début de son enfance jusqu`à son entrée à l´internat de Saint-Edmund´s à Surrey en 1915 où il se lie d´amitié avec celui qui deviendrait lui aussi un nom important des lettres anglaises : Christopher Isherwood. En 1925 à  Christ Church (Université d´Oxford), il rencontre Louis Mac Neice, Stephen Spender, Cecil Day Lewis, avec lesquels il  constitue un groupe qui aura une énorme influence dans la littérature anglaise des années trente. C´est d´ailleurs dans cette décennie que Auden publie ses premiers livres de poésie comme Poems(Poèmes), The Orators(Les Orateurs), Look Strange(Allure bizarre) et On this island(Dans cette île) .Il écrit également en collaboration avec des amis comme Letters from Iceland(Lettres d´Islande) avec Louis Mac Neice et plusieurs pièces, dont The dog beneath the skin(Le chien sous la peau) avec Christopher Isherwood.
Pendant les années vingt -des années d´incertitude où après le carnage et l´expérience traumatique de la Grande Guerre, la jeunesse se cherche des repères dans une Europe qui est en train de perdre sa suprématie politique mondiale au profit des États-Unis –W.H.Auden  effectue un séjour en Allemagne jouissant de l´effervescence culturelle de la République de Weimar et d´une plus grande ouverture en matière de mœurs qui lui permet de mieux afficher son homosexualité (ou du moins de ne pas avoir pas à la dissimuler). Ces liens avec l´Allemagne se resserrent en 1935 lorsqu´il fait un mariage de convenance avec Erika Mann, la fille lesbienne du grand écrivain Thomas Mann, figure tutélaire des lettres tudesques et prix Nobel de Littérature en 1929, afin de procurer à sa jeune épouse un passeport britannique pour  échapper au  Troisième Reich et à son hydre persécutrice contre la famille Mann, une famille d´écrivains.
Comme d´autres grands intellectuels européens, W.H.Auden participe à la guerre d´Espagne, du côté républicain. D´abord ambulancier, puis membre du bureau de presse et de propagande, il est dégoûté par les intrigues et, visitant le front, il s´aperçoit que la réalité politique est plus ambigüe qu´il ne paraît au premier abord. Non qu´il eût douté du bien-fondé du combat contre les franquistes, mais, dans le camp progressiste, on le sait, l´unité n´était qu´une illusion.
En 1938 sa vie prend un tournant. Il part vivre aux Etats-Unis (il deviendra d´ailleurs citoyen américain)  et cette nouvelle étape de sa vie marque aussi sa rupture d´avec les idéaux marxistes qui avaient été à l´origine des nombreux combats civiques qu´il avaient embrassés auparavant. Ce changement brusque de cap, certains l´expliquent par sa conversion au christianisme, sous l´influence de ses lectures de Kierkegaard. Il y a aussi son coup de foudre pour Chester Callman qui deviendra un temps son amant et à qui il dédie le poème «Funeral Blues» que voici :

Stop all the clocks, cut off the telephone,
Prevent the dog from barking with a juicy bone,
Silence the pianos and with muffled drum
Bring out the coffin, let the mourners come.

Let aeroplanes circle moaning overhead
Scribbling on the sky the message 'He is Dead'.
Put crepe bows round the white necks of the public doves,
Let the traffic policemen wear black cotton gloves.

He was my North, my South, my East and West,
My working week and my Sunday rest,
My noon, my midnight, my talk, my song;
I thought that love would last forever: I was wrong.

The stars are not wanted now; put out every one,
Pack up the moon and dismantle the sun,
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For nothing now can ever come to any good.


Arrêtez les horloges, coupez le téléphone,
Jetez un os juteux au chien pour qu’il cesse d’aboyer,
Faites taire les pianos et avec un tambour étouffé
Sortez le cercueil, faites entrer les pleureuses.

Que les avions tournent en gémissant au-dessus de nos têtes
Griffonnant dans le ciel ce message : Il Est Mort,
Nouez du crêpe au cou blanc des pigeons,
Donnez des gants de coton noir à l’agent de la circulation…

Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et Ouest,
Mon travail, mon repos,
Mon midi, mon minuit, ma parole, mon chant;
Je pensais que l’amour durerait pour toujours : j’avais tort.

On ne veut plus d’étoiles désormais; éteignez les toutes ;
Emballez la lune et démontez le soleil,
Videz l’océan et balayez les bois;
Car rien maintenant ne vaut plus la peine.

(traduction de Gérard-Georges Lemaire, in Anthologie bilingue de la poésie anglaise, collection Poésie, éditions Gallimard)

      Toujours est-il que W.H.Auden a beaucoup changé depuis lors, mais sa passion pour la poésie, elle, a toujours été ce qui l´a fait vivre. Son œuvre s´est enrichie de plusieurs titres comme Another time (Un autre temps), For the time being(Pour le moment) ou City without walls(Ville sans murs). Il a aussi écrit des essais et des livrets d´opéra jusqu´à sa mort survenue en 1973 dans le village de Kischtetten en Autriche.
  C´est difficile de classer la poésie de W.H.Auden, tant elle est riche et variée, fruit de ses innombrables inquiétudes et dilemmes comme je l´ai écrit plus haut, mais aussi des différentes influences subies par l´auteur. Il fut un temps fasciné par Wordsworth et Thomas Hardy mais la découverte de T.S.Eliot fut plus tard une véritable révélation. Auden  s´intéressait à la vie, d´un ton d´ordinaire élégiaque. Ainsi a- t-il écrit sur les lacs, les montagnes, les plaines et les îles. Mais aussi sur la chute de Rome, sur les arts, sur Rimbaud, Voltaire ou Yeats. Ou sur le« massacre des innocents», un des sommets de son art. Ses poèmes étaient souvent assez longs, et au calme et à la description du cours paisible de la vie pourraient succéder la violence, les vitupérations et des vers enflammés sur les misères humaines.  
D´un point de vue strictement formel, sa poésie se caractérise par une variété hors pair, allant des formes traditionnelles comme la villanelle à des formes plus modernes et complexes. Il est aussi un des responsables du retour au mètre anglo-saxon accentué dans la poésie anglaise.
  En France, ses traductions ne sont pas tellement nombreuses, mais dans la collection Poésie chez Gallimard est paru en 2005 un choix de ses poèmes intitulé Poésies choisies avec une belle présentation de Guy Goffette. Ce poète lui a également consacré un petit essai cette année-là aussi : Auden ou l´œil de la baleine. D´autres livres de W.H.Auden sont disponibles en français chez Christian Bourgois et aux éditions du Rocher.
  W.H.Auden est enterré dans le petit village autrichien de Kirschtetten, où il avait acheté une ferme en 1958 avec l´argent d´un prix littéraire italien. Il gît dans un petit cimetière derrière le bois, au bout de la rue qui porte son nom : la Audenstrasse. Mais dans le Coin des Poètes  à l´abbaye de Westminster, on peut lire sur une plaque : «Wystan Hugh Auden (1907-1973), In the prison of his days, teach the free man how to praise (dans la prison de ses jours, enseigne l´homme libre à prier)».
   Jamais ils ne meurent, les grands poètes…


P.S- Les vers de W.H.Auden cités (hormis «Funeral Blues», traduit par Gérard-Georges Lemaire), je les ai moi-même traduits en français ainsi que les titres de certains livres, indisponibles en langue française. Pour la traduction des vers, je remercie les suggestions apportées par un ami : José Manuel Godinho, professeur d´anglais et traducteur.




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