Edgar Hilsenrath:
le ghetto, le barbier, les clodos et les putes.
Il y a un comique juif, une sorte d´humour noir( issu parfois de la vieille tradition yiddish), qui a nourri
la littérature européenne d´une couleur et d´une saveur qui forcent le respect.
Ils ne sont sûrement pas particulièrement nombreux les lecteurs qui s´y
connaissent mais quelques-uns d´entre eux, avec un peu de chance, auront
peut-être déjà entendu parler du Brave soldat Chveïk du Tchèque Jaroslav Hasek,
de La peste soit en Amérique de Sholem Aleikhem ou du Pentateuque ou les cinq
livres d´Isaac d´Angel Wagenstein.
Dans la lignée des noms que je viens de citer, L´Allemagne a découvert,
effarée, il y a quelques années, qu´elle comptait parmi ses écrivains un digne
héritier de cette tradition littéraire juive : Edgar Hilsenrath. Devenu
best-seller d´abord aux États-Unis où il a vécu pendant quelque temps, Edgar
Hilsenrath a enrichi son écriture de l´expérience de ses multiples errances de
par le monde.
Né en 1926 à Leipzig, Edgar Hilsenrath est issu d´une vieille famille de
commerçants, juifs naturellement. C´est néanmoins dans la ville de Halle qu´il
a grandi jusqu´à l´âge de 12 ans où «la nuit du pogrom du Reich» a poussé sa
famille (sa mère, son jeune frère et lui-même) à se refugier à Siret dans la région de Bucovine, en
Roumanie, chez ses grands-parents. L´éclosion de la guerre a empêché que son
père les eût rejoints, celui-ci ayant alors décidé de gagner la France où il
est resté pendant toute la guerre, malgré l´occupation allemande. Quant au
jeune Edgar et à sa famille, ils ont tous été déportés dans le ghetto roumain
de Mogilev-Podolsk (aujourd´hui situé en Ukraine). À la fin de la guerre, il a
tenté sa chance en Palestine grâce aux beaux soins de l´organisation de Ben
Gurion mais, sous les coups de boutoir des dures conditions économiques (il vivotait
en bricolant ici ou là), il a décidé de partir en France où sa famille s´était
entre-temps réunie. Au début des années cinquante, toute la famille a pris la
décision de rejoindre New York et c´est dans le pays de l´oncle Sam que l´on a été
témoin petit à petit à la naissance d´un
écrivain.
Dans la dèche, Edgar Hilsenrath a publié son premier roman, Nuit, non sans
mal, la direction de sa maison d´édition
ayant retiré le livre des librairies peu après la mise en vente, en vertu de la
«crudité du texte». Toujours est-il qu´Edgar Hilsenrath a poursuivi son petit
bonhomme de chemin et les livres se sont succédé en rendant tout à fait respectable celui qui fut un peu
une espèce de gueux, de clochard. Quand il est rentré en Allemagne en 1975, il
commençait déjà à faire parler de lui avant de devenir un écrivain réputé.
Son œuvre, je l´ai écrit plus haut, est imprégnée de cet humour noir
typiquement juif, satirique, sarcastique
où le tragique épouse parfois le grotesque et le burlesque.
Son œuvre est d´ailleurs de nature à susciter des remous autour notamment
de l´idée taboue selon laquelle on ne devrait nullement faire de l´humour sur le dos de la mémoire de
la tragédie de l´Holocauste et de la seconde guerre mondiale. Aussi fut-elle longtemps boycottée en
Allemagne, les observateurs n´y concevant pas que l´on puisse adopter une telle
perspective en évoquant cette période sombre de l´histoire allemande.
D´ordinaire, les éditeurs eux-mêmes faisaient très peu pour promouvoir les
œuvres d´Edgar Hilsenrath, comme s´ils avaient honte de les publier, comme s´il s´agissait d´une
hérésie, d´un sacrilège.
On se rappelle effectivement bien des polémiques concernant ce sujet de
l´humour sur la guerre, comme celle qui
a vu le jour lors de la première du film La vita è bella (La vie est belle) de
Roberto Benigni, en 1998, et comment une grande leçon de sagesse nous fut alors
donnée par le regretté Jorge Semprún, un ancien détenu à Buchenwald, qui a pris
la défense de Benigni contre ses détracteurs.
Concernant l´œuvre d´Edgar Hilsenrath, le moins que l´on puisse dire c´est
que, tout en se servant d´un langage baignant dans le burlesque et le
grotesque, elle est une œuvre de la mémoire contre l´oubli.
Dans son premier roman –Nuit –réécrit vingt fois en dix ans et qui a déjà
vendu à ce jour plus de cinq cents mille exemplaires dans le monde entier, on
nous raconte l´expérience du ghetto de Prokov où le personnage Ranek lutte pour sa survie. Le quotidien du
ghetto dans la misère et l´horreur fait quand même déclencher la solidarité parce que malgré tout il faut
vivre. Dans une interview accordée en 2009 au site internet français La
Lettrine, Edgar Hilsenrath rappelait que la critique principale que l´on
adressait à ce premier livre était qu´il
montrait les juifs sous un mauvais jour parce qu´on ne voyait pas les
bourreaux ; les juifs étaient laissés à l´abandon dans des ghettos et
ainsi ils volaient et violaient. Comme on ne mettait pas leurs actes en
perspective avec ceux des bourreaux, ce n´était pas acceptable.
Dans un autre roman (une commande de son éditeur américain Doubleday) –Le
nazi et le barbier-Hilsenrath décrit sous des accents iconoclastes l´histoire
de Max Schulz, fils bâtard mais aryen bon teint, un bourreau nazi reconverti en
juif pour sauver sa peu et qui exerce le métier de barbier en Israël et
claironne, qui plus est, ses idées de
sioniste fanatique ! Racontant un peu l´intrigue par le menu, au début il
y avait deux garçons : un juif et un goy. Ce dernier, adulte, devient
massacreur nazi dans un camp de concentration contribuant à l´élimination du
juif-un barbier- et da sa famille. Recherché comme criminel de guerre, il se fait circoncire et part en Israël se
faisant passer pour le vrai barbier juif. D´après son traducteur Jörg Stickan,
Edgar Hilsenrath insiste sur le fait que c´est lui-même le premier à poindre
une fiction sur la Shoah du point de vue du coupable, Max Schulz
devançant ainsi d´une trentaine
d´années Max Aue le héros criminel des Bienveillantes de Jonathan Littell.
Un autre titre important dans la
généalogie de son œuvre est sans conteste Fuck America, curieusement le seul
livre de Hilsenrath qui n´est pas traduit aux États-Unis. L´auteur y dépeint les déboires de Jakob
Bronsky (une sorte de son alter ego) dans le New York miteux des années
cinquante parmi les clodos et les putes et qui
n´a que deux obsessions : soulager son sexe et écrire un roman sur
son expérience des ghettos juifs. Toujours à court d´argent, Bronsky vit de
petits boulots, fréquente des cafétérias grouillantes de vieux immigrés égarés
dans une ville bourgeoise et invente tout un tas d´histoires auprès de sa
logeuse pour repousser le paiement du loyer de sa petite chambre, minable et
pleine de cafards. Comme toujours chez Hilsenrath, les situations loufoques
pullulent le long du roman. Je n´hésite pas à vous reproduire deux des épisodes
les plus cocasses de l´histoire.
Premier épisode : Bronsky
enfile son costume, chausse ses souliers bien cirés et réserve une table dans
le restaurant français le plus cher de New York, la Coupole de Montparnasse
dans la cinquième avenue. Il prend un faux nom, Jacob Birnbaum, demande les mets
les plus exquis et les boissons les plus raffinées et à la fin du repas il
prétexte du dépassement du temps de stationnement pour aller regarder sa
voiture- qu´il n´a pas, bien entendu- et file sans payer.
Deuxième épisode : Il s´imagine encore le petit boy (un métier qu´il a
souvent exercé) qui apporte le sandwich et le café à une secrétaire d´un
éditeur qui ne l´a jamais regardé en face et, à un moment donné, quand elle lui
demande pourquoi il n´a pas pris le pourboire qu´elle lui a jeté, il lance à la
secrétaire : «PARCE QUE J´AI ENVIE DE VOUS ENCULER !» La secrétaire
fait l´air de ne pas comprendre, prend peur quand il lui dit qu´il a un
couteau, puis se rassure quand il lui affirme : «Je suis écrivain». Alors
qu´il dit encore «ET MAINTENANT JE VAIS ENFIN VOUS ENCULER», elle lui
répond : «Mais vous n´avez pas encore vu mon cul !». Il ne l´avait
pas vu parce qu´elle le cachait derrière le bureau. Bref, c´est à mourir de
rire…
Deux autres livres emblématiques d´Edgar Hilsenrath sont Le retour au pays
de Jossel Wassermann, où l´on assiste à l´irruption des personnages
pittoresques (porteurs d´eau, traîne-savates, rabbins) typiques du petit monde
juif d´Europe Centrale, et Le conte de
la pensée dernière qui a reçu le Prix Alfred Doblin et qui raconte l´odyssée
rocambolesque d´un paysan arménien émigré aux États-Unis qui à son retour est
accusé en 1914 d´être le meurtrier de l´archiduc François Ferdinand à Sarajevo.
Enfin, très prochainement les
éditions Attila* feront paraître avec traduction de Jörg Stickan et Sacha
Zilberfarb le roman Orgasme à Moscou. Il serait juste de mettre ici en exergue
le parcours singulier des deux traducteurs et de leur travail remarquable.
Jörg Stickan est né en 1968 en Allemagne et vit en France depuis la fin des
années quatre-vingt. Il a travaillé comme acteur, commis de cuisine, metteur en
scène, barman, enquêteur téléphonique et chanteur d´opéra avant de devenir
traducteur, rendant en français des œuvres de Hanns Eisler, Hanns Henny Jahnn,
Gerhart Hauptmann, Johann Nestroy et J.M.R.Lenz.
Sacha Zilberfarb est né à Paris en 1972. Agrégé d´allemand et d´histoire,
il enseigne dans un lycée de la banlieue parisienne. Ancien acteur amateur, il
a joué des pièces de Valère Novarina, Roberto Zucco et Bernard-Marie Koltès. Il est membre du comité de rédaction de la revue
Vacarme et a appris le yiddish, langue de ses grands-parents paternels, pour
lire dans le texte Sholem Aleikhem.
Quant à Edgar Hilsenrath, admirateur de Kafka et d´Erich Maria Remarque et
à qui Max Brod a écrit un jour dans une lettre que, pour devenir écrivain,
il lui fallait faire de profondes études
littéraires (alors que pour lui, ses études, c´était la vie), Edgar Hilsenrath
donc, après avoir roulé sa bosse et filé un mauvais coton, peut, du haut de ses
86 ans, regarder la vie tranquillement, vivre de sa plume et dire : «Ma
patrie est la langue allemande»…
*Attila est depuis quelques années l´éditeur français d´Edgar Hilsenrath.
Les nouvelles éditions de poche sont
publiées dans la collection Points.
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