La Roumanie de
Gabriela Adamesteanu : le fil du temps,
la nostalgie et la mémoire.
J´ai toujours éprouvé une certaine perplexité à l´égard de certains
critiques littéraires et quelques libraires qui ont ce que je me permets de
dénommer une approche impérialiste de la littérature. Pour eux, la vraie littérature ne saurait être
enfantée ailleurs que dans les pays anglo-saxons, comme autrefois en France,
éventuellement en Allemagne ou en Russie.
Les pays qui n´occupent pas le devant de la scène, dont on n´entend parler
que très sporadiquement ne seraient donc pas en mesure de produire de grands
noms même si on ne rechigne pourtant pas à reconnaître à certains écrivains de
ces pays-là d´indiscutables qualités littéraires.
Ces critiques et ces libraires-là-probablement minoritaires quand même
(suis-je trop optimiste ?) – ne liront
vraisemblablement jamais un écrivain comme Gabriela Adamesteanu. Ils ont
tort, eux qui, pataugeant dans leur morgue et leur ignorance, ne sauront jamais
ce qu´ils auront perdu.
Née en 1942 à Târgu Ocna, Gabriela Adamesteanu a néanmoins passé sa
jeunesse à Pitesti. Fille d´un prêtre orthodoxe, elle est issue d´une famille
d´intellectuels férus d´histoire et de généalogie. Elle a suivi des études de littérature à
l´Université de Bucarest et a écrit sa thèse sur l´œuvre de Marcel Proust. Si
elle a commencé à collaborer régulièrement en de prestigieuses revues littéraires
roumaines dont Viata Româneasca et România Literara, ses débuts dans le domaine
de la fiction ont été plus tardifs. Ayant
grandi dans un pays où la langue de bois et le réalisme socialiste laissaient
très peu d´espace à la liberté d´esprit et de création- elle a vu d´ailleurs un
oncle être emprisonné et un autre, le célèbre archéologue Dinu Adamesteanu,
partir en exil, en Italie- elle a longtemps hésité avant de publier ses
premiers écrits.
J´évoque Gabriela Adamesteanu à propos de deux de ses livres que j´ai très récemment lus : Dimineata pierduta (Une
matinée perdue) et Drumul egal al fiecarei zile(Vienne le jour). Le premier,
dans la traduction portugaise (Uma manhã perdida) de Corneliu Popa qui vient de
paraître aux éditions D.Quixote et dont la présentation a eu lieu le 3 juillet
dans la librairie Leya na Barata à Lisbonne avec la présence de l´auteur et
d´un autre grand écrivain : la Portugaise Lídia Jorge. Le deuxième, dans
la traduction française de Marily Le Nir
grâce à l´amabilité de Gabriela Adamesteanu elle-même.
Une matinée perdue est un roman polyphonique paru pour la première fois en
Roumanie en 1984 dans les années crépusculaires du régime démentiel du
Conducator Nicolae Ceausescu. C´est une de ces œuvres qui assoient définitivement
la réputation d´un écrivain.
Dans une froide matinée d´hiver, Vica Delca, une femme de soixante-dix ans
qui a vu le régime communiste fermer sa boutique et qui a du fil à retordre
pour arrondir ses fins de mois, marche toute seule dans les rues de Bucarest.
Elle prétend tout d´abord visiter sa sœur et ensuite se rendre chez une dame
pour laquelle elle avait jadis travaillé, non seulement pour toucher sa petite
somme mensuelle mais aussi pour bavarder
un peu et évoquer les bons vieux temps. Vica Delca, des sacs à la main (une habitude chez les Roumains
dans les dernières années du régime communiste, une habitude à laquelle j´ai
déjà fait référence en d´autres circonstances) et portant de vieux habits (une
métaphore en quelque sorte de la misère généralisée en Roumanie), parcourt les
rues de la capitale et au travers des personnages qu´elle rencontre on assiste
à l´évocation de tout le vingtième siècle roumain, le siècle des deux guerres mondiales, du rattachement à la
Roumanie d´anciennes régions de l´empire austro –hongrois, amputées après la
seconde guerre, de l´amour pour la culture française (le roman est truffé de
mots français), de la décadence aristocratique et de l´avènement du communisme.
Dans cette immense féerie verbale, dans cette galerie de portraits que Gabriela
Adamesteanu brosse de main de maître –et où les femmes ont normalement une
personnalité plus forte que les hommes-, on côtoie une dame de la haute société
(Mme Ioaniu) «dévalisée» par les communistes et qui plonge sa nostalgie dans
les souvenirs des jours heureux et un tas d´autres personnages pittoresques,
grotesques qui ne sont décidément que
des épaves que la vie a poussées dans un méli-mélo de sentiments, de colères,
dans le sombre désespoir d´une existence, parfois solitaire, qu´il faut quand
même essayer d´enjoliver puisque, au bout du compte, l´espoir fait vivre.
Curieusement-et c´est tout à l´honneur de l´auteur- Ceausescu n´est pas cité dans le roman, mais
paradoxalement (vraiment ?) c´est une figure qui n´en est pourtant pas
complètement absente. C´est presque un être invisible et qui néanmoins manipule
dans l´ombre certains personnages comme s´ils étaient des pantins pris dans la toile tissée par le
conducator. Ceci nous renvoie à une petite réflexion : malgré l´absence du
nom de Ceausescu, le livre a quand même été censuré. Est-ce la preuve que les
censeurs sont pour la plupart des bureaucrates ineptes ou sont-ils assez
intelligents (quoiqu´intelligents dans la perversité) pour voir venir le
danger ? Ce serait sûrement un
sujet pour un autre article…
Ce roman – qui a fait l´objet d´une adaptation théâtrale et fait partie des
lectures obligatoires dans l´enseignement public roumain- met également en exergue l´importance du passé et de la
mémoire. Les communistes dans leur obsession de la création de l´homme nouveau
ont souvent oublié que l´on ne peut faire table rase de l´histoire et que tout
progrès se construit en éliminant certes les préjugés, mais en tenant compte du
fait que l´être humain a des sentiments et des émotions et que l´on ne peut
nullement en faire l´impasse en voulant tout planifier, qui plus est d´une
manière d´ordinaire inflexible.
Si Une matinée perdue est un roman fleuve qui retrace-je l´ai écrit plus
haut- la vie roumaine au vingtième siècle et dont la lecture fut on ne peut
plus réjouissante, je ne puis m´empêcher
de garder une tendresse particulière, après l´avoir refermé, pour l´autre roman
dont il est question ici : Vienne le jour.
Ce roman paru en 1975, réédité sans cesse et augmenté maintenant des
passages censurés lors de la première publication, raconte la vie de Letitia
qui habite une petite ville de la province roumaine avec sa mère et son oncle
Ion. Les conditions de vie sont très difficiles puisque le père de Letitia a
été arrêté et l´oncle Ion, un grand intellectuel, a été relégué dans un collège
pour les raisons que l´on devine. La famille est visitée régulièrement par un
autre oncle de Letitia, Bitza, qui habite à Bucarest. Letitia mène une vie
monotone de jeune fille provinciale, découvrant les premiers émois amoureux et
rêvant d´une vie où l´on serait moins souffrant.
Contre toute attente, Letitia obtient l´autorisation de partir dans la
capitale roumaine et s´installe dans un foyer d´étudiantes, mais la vie
monotone- malgré sa liaison avec un jeune professeur, ancien élève de son
oncle- ne se dilue pas.
Vienne le jour est la chronique de la grisaille roumaine des années
cinquante et soixante du vingtième siècle. Une grisaille et une monotonie où
les bureaucrates et les plus mesquins (comme le propriétaire de la maison où
habite Letitia et sa famille) se taillaient une place de choix, où la
paupérisation généralisée déclenchait souvent les sentiments les plus sordides.
Les gens se cherchaient une identité qu´ils ne parvenaient pas à découvrir
étant donné la vie étriquée qu´ils étaient condamnés à mener. Une vie sans
perspectives où il y avait peut-être une certaine égalité, mais une égalité
dans la misère, car c´était aussi la misère que l´on se partageait.
Gabriela Adamesteanu excelle toujours dans la caractérisation de ses
personnages ou la description d´une émotion, elle sait dépeindre on ne peut
mieux soit une ambiance soit tout
sentiment qui sous-tend un personnage. Les mots ponctuent le fil du temps comme
une rivière qui coule et qui emporte le flot des personnages.
Dans ce cadre, la figure de l´oncle
Ion nous touche énormément par la solitude d´un homme qui doit se contenter
d´un rôle subalterne dans un petit collège loin de son domicile alors qu´il
pourrait devenir un intellectuel renommé. Les intellectuels étaient vus
d´ailleurs en Roumanie, comme dans tout pays communiste, comme des êtres
dangereux dès lors qu´ ils ne trempaient
pas dans le réalisme socialiste, quand leur littérature-dans le cas des
écrivains- ne se pliait pas aux préceptes de la révolution.
Assez souvent – je l´ai évoqué à
maintes reprises à propos d´autres auteurs-les intellectuels dans les régimes
dictatoriaux (quelle qu´en soit l´obédience) sont réduits à une sorte d´exil
intérieur, ce que Diamela Eltit, figure majeure des lettres chiliennes, a
défini comme l´«inxilio» (de «in» et «exilio», ce qui en français donnerait le
néologisme «inxil») sur la condition des intellectuels de son pays sous la
botte d´Augusto Pinochet. L´alternative, ce serait la prison ou la fuite à
l´étranger.
La nostalgie est parfois ce qui reste quand on n´a rien d´autre pour
nourrir sa vie, une vie qui se dessine comme la trace de l´oiseau dans l´air,
en paraphrasant le titre d´un livre de l´écrivain franco-argentin Hector
Bianciotti, récemment décédé et dont Gabriela Adamesteanu a traduit en roumain
le roman Sans la miséricorde du Christ.
Aujourd´hui, dans la Roumanie du vingt-et-unième siècle qui, membre de
plein droit de l´Union Européenne depuis 2007, fait encore l´apprentissage de
la démocratie, Gabriela Adamesteanu poursuit son combat civique en dirigeant la revue 22, une des publications politiques et littéraires les plus
prestigieuses en Roumanie, mais n´a pas pour autant abdiqué
sa carrière d´écrivain.
En gardant à l´esprit le souvenir de son sourire fraternel et de sa gentillesse aussi bien que le plaisir
de lecture que ces deux livres m´ont procuré, je ne puis qu´attendre
impatiemment ses prochains livres…
À lire de Gabriela Adamesteanu :
Uma manhã perdida (édition portugaise), traduit du roumain par Corneliu
Popa, éditions Dom Quixote, Lisbonne, 2012 (édition française: Une matinée
perdue, traduit du roumain par Alain Paruit, Gallimard, Paris, 2005).
Vienne le jour, traduit du roumain par Marily Le Nir, Gallimard, Paris,
2009.
1 commentaire:
à propos da senhora Adamesteanu et de l'article do "Maestro" Dom fernando dans " sa plume dissidente":
voilà qui donne envie de lire ses livres/ amigo fernando vous êtes un passionné qui donne envie justement de lire et surtout de découvrir ces "écrivaines" (?)peu connues/ mission plus qu'accomplie...j'en suis sûr/ que les libraires puissent en prendre bonne note!"/parabens.
Philippe Despeysses
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